Delphine de Stoutz | Würgeengel, Berlin
Photo : Alain Barbero | Texte : Delphine de Stoutz
Vous prenez rendez-vous à la station de tram de la Warschauer Straße, exactement à équidistance de vos deux appartements. Aucune prise de territoire de l’un ou l’autre côté, l’installation perfide d’une ligne de démarcation ne laissant rien supposer, le début d’une guerre des positions qui s’annonce longue et éprouvante, tu te dis en raccrochant.
Ton tram arrive quelques minutes avant le sien. La nuit est déjà bien installée malgré l’heure peu tardive. La brume hivernale s’engouffre sous le pont ferroviaire de cette gare d’échange. Pris dans le faisceau de lampadaires faiblards, ce voile blanc grise la nuit, lui donnant la texture d’un film de Fritz Lang. Les rails gémissent autour de toi leur plainte d’acier. Son tram arrive.
Une ombre dans la brume. Chaussures noires, pantalons noirs, manteau noir, gants et bonnets noirs, seuls quelques centimètres de peau l’empêchent de se faire avaler par l’obscurité. L’homme en noir, donc, s’approche de toi. Son pas n’est ni hésitant ni pressé. Un pas égal, mesuré, n’indiquant rien, un pas qui ne sert à rien sinon à se rapprocher de toi. La prochaine étape sera décisive.
Tu penses : Quelle distance va-t-il mettre entre nous deux ?
Mais il déjoue tous tes pronostics. Il te prend dans ses bras. Du haut de ses deux mètres, il te serre puis te soulève. Tes pieds quittent le sol et ton cœur fait une embardée. Les horloges s’arrêtent et tu rembobines l’histoire, t’abandonnant, pour ce qui te semble être la première fois, au don d’une rencontre.
Interview de l’auteure
Que veut dire pour toi la littérature ?
Delphine de Stoutz : Aucune idée. Je suis toujours en train de chercher. Ou plutôt c’est quelque chose qui est là et il suffit de se baisser pour la ramasser. D’ailleurs ne dit-on pas prendre la parole ou en allemand, se saisir des mots ? Donc la littérature est partout et c’est un choix personnel de la laisser faire partie de nous. Faire littérature, c’est autre chose. On descend au fond de la mine sans savoir ce qu’on y trouvera sinon qu’on en sortira autre. Cela demande à chaque fois un courage insensé.
Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
DdS : Pendant longtemps, ils ont été le lieu de l’écriture, de l’observation, un contact important avec le monde pour ne pas se laisser manger tout entier par le langage. Avec le Corona et leur fermeture, il a fallu trouver d’autres lieux. J’ai par exemple écrit un roman de 300 pages entièrement dans mes toilettes, seule pièce qui ferme à clef chez moi. Cette situation m’a obligé de me poser enfin la question du lieu d’où j’écris et j’en ai ramené la certitude que l’écriture n’est pas un acte solitaire. Je n’écris plus dans les cafés, je n’en ai plus besoin. J’y vais pour vivre le partage et l’amitié avec à chaque fois l’espoir de l’aventure.
Pourquoi as-tu choisi le Würgeengel, l’ange étranglé ?
DdS : Ce bar rappelle le Berlin des années folles. On se prend à être une autre ici. Des réminiscences de Marlene. L’aventure encore…
Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
DdS : Heureusement que je ne passe pas ma vie dans les bars ! Même s’ils ont toujours joué un rôle important dans ma vie : c’est dans un bar que j’ai rencontré mon mari, ai décidé de vivre à Berlin. Hors de ces lieux de perdition, je travaille beaucoup, m’occupe de ma famille, lis énormément et quand je quitte la ville, je me perds dans les bois ou cultive mon jardin !
BIO
Autrice, Delphine de Stoutz pendule entre les langues, les pays et les écritures. Après un long détour par le théâtre, elle se consacre à la littérature et publie un premier roman, Adult(r), en 2018. Récipiendaire d’une bourse du CNL en 2019, elle achève l’écriture d’un second roman et d’un scénario de bande dessinée. Elle fonde en 2020 le Réseau des Autrices et développe l’année suivante le programme de résidence numériques, l’Hôtel des Autrices. Elle vit depuis 2008 à Berlin.