Jean-Philippe Domecq | La Maison Blanche, Paris

Photo : Alain Barbero |  Texte : Jean-Philippe Domecq

 

« A la table du café notre héros se tenait assis, eh oui ! Très absorbé par le spectacle de ce qui l’entourait – il n’y avait pourtant pas matière à éblouissement, ce n’était là que les petits riens qui constituent l’ordinaire (…). Il n’était plus que murs, clients, verres de bière. Il en était à constater qu’il y avait un verre sous ses yeux, et sa main à côté pareillement posée sur la table. Dans la bière, des bulles. Il leva les yeux : que de gens ! que de présences ! Il eut un beau sourire : c’était le sourire ému du savant à l’aube de la découverte, c’était l’effet de la totale nouveauté. (…) Il considérait la distance séparant les buveurs solitaires – ils étaient rares. Certains étaient saturés d’intentions, d’autres emmurés. Il suffisait d’écouter par en-dessous. (…) les gens qui parlaient entre eux, la conversation sympathique, (…) tout ce cheminement de bouche à oreille avec allers-retours plus ou moins rapides, le cortège des mains autour des paroles, les bustes qui ployaient, et surtout le colportage des regards à travers la salle. Sans vraiment les entendre – et sans doute grâce à cette surdité momentanée -, il percevait les sous-entendus des conversations comme autant de post-scriptums.

Et puis, voilà que son regard balança au gré de l’ampoule électrique qui tremblait légèrement au-dessus du comptoir. Elle lui parut fort belle, cette ampoule ventrue au bout du fil électrique torsadé. Il la voyait pendre, comme jamais ampoule n’avait pendu. (…) Plus tard, bien plus tard, on le retrouva en train de constater que le ciel était sombre : il était sur un trottoir et marchait. »

(extrait d’Une Scrupuleuse aventure, éditions Papyrus, Paris, 1980)

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour vous ?
Jean-Philippe Domecq : L’ouverture, l’ouverture à tous les possibles de la vie.

Que représentent pour vous les cafés ?
JPD : J’y vais le moins possible, j’y vais pour les rendez-vous puisque c’est ainsi qu’on fait, mais je n’aime pas du tout, c’est s’imposer d’être « parmi ». 

Pourquoi avez-vous choisi « La Maison Blanche »  ?
JPD :  Ah, avec ce grand café c’est autre chose, tout autre chose ! Je m’y sens « chez moi », étrangement, alors que j’y ai débarqué une nuit par hasard, fort tard après minuit, et je me suis retrouvé au bar parmi la faune des noctambules qui viennent là par errance ou par habitude ou avant ou après le travail très matinal ou nocturne puisque ce grand café face à la Gare du Nord est ouvert toute la nuit. Des têtes et gens de tous horizons sociaux et continentaux mais, hormis les classiques escarmouches dont le personnel détourne la violence potentielle avec une science impromptue qui m’a fasciné, on se regarde ou se parle comme si on était en affinités dès qu’on passait le seuil d’entrée, avec une politesse tacite spontanée, par-delà toute différence. Pour moi c’est devenu le repère façon Nighthawks, célèbre tableau d’Edward Hopper, si bien que lorsque j’y convie quelqu’un, je dis « allons à Nighthawks !… ». J’aime ce décor resté années soixante, sa lumière acide de tableaux milieu du XXème siècle, le cuir et le bois sur le dallage. Et parmi tous il y a Julien : un des maîtres-serveurs qui m’a fait l’immense et joyeux honneur de venir me serrer la main en me voyant débouler avec des amis alors que je n’étais plus venu depuis deux ans : « Longtemps qu’on ne vous avait vu », me dit-il d’un air malicieux et si sympathique ; immense honneur pour moi car j’avais remarqué comment cet homme d’expérience réglait tous les cas avec un tact psychologique dont je m’étais dit toute la profondeur d’expérience humaine, et qui en fit pour moi le Garçon de Café Absolu, celui qui démentait la méditation philosophique de Sartre sur le garçon de café. Julien est de ces êtres qu’on souhaite à l’humanité ; j’en ai eu ample confirmation puisque, depuis, nous dialoguons régulièrement quand il passe encore en cette fin de sa carrière, et tout va de soi entre nous, chose rarissime entre humains quand on n’a même pas à suggérer le sous-entendu de ce qu’on se dit. Chapeau, Julien, grâce à vous j’ai motif de parier sur l’humain.

Que faîtes-vous quand vous n’êtes pas dans les cafés ?
JPD : Je respire. Sans sortir. Sortir, sortir, toujours sortir… est-ce qu’on a demandé à naître ? Non. Bon alors, qu’on ne nous en demande pas plus.

 

BIO

Jean-Philippe Domecq est romancier, auteur de deux cycles romanesques, « Les Ruses de la vie » et « La Vis et le Sablier » (Métaphysique Fiction), dont Cette Rue (Prix du roman de la Société des Gens de Lettres 2007, et Le Jour où le ciel s’en va, Prix Tortoni 2011) ; et essayiste, auteur de Robespierre, derniers temps (Prix du Salon du Livre 1984), il a composé une Comédie de la Critique sur l’art contemporain (réédition en 2015) et sur la réception littéraire (Qui a peur de la littérature?, réédité en 2002, Prix international de la Critique du Pen-Club). Parmi ses derniers titres parus : Le Livre des jouissances, Qu’est-ce que la Métaphysique Fiction?, La Monnaie du temps. Pour la quarantaine d’ouvrages parus à ce jour, voir: www.leblogdedomecq.blogspot.com