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Aiat Fayez | Das Möbel, Vienne [2/2]

Photo : Alain Barbero | Texte : Aiat Fayez

 

C’est sans doute parce qu’il sent son mode d’être préservé que l’écrivain aime tant le café Möbel : à chaque fois, le fait de voir tous ces ordinateurs sur autant de tables le rassure sur l’anonymat dont il peut jouir dans cette salle oblongue qui lui permet de regarder devant soi et de laisser sa vue se perdre dans le vide, comme le pêcheur lance son fil au bout duquel se trouve le hameçon : le poisson, c’est l’idée, l’imaginaire. Et souvent, l’auteur se plaît à penser qu’il doit avoir l’air d’un vieux thésard parmi tous ces étudiants. Les lumières, dans le café, laissent à désirer, il n’y a pas de table réservée pour les habitués, mais au fond, l’écrivain peut se passer de bien d’autres choses encore, en échange de l’invisibilité qu’il gagne. Si le café Jelinek est le café de son cœur, nul doute que le Möbel y a une place privilégiée.

Non, il ne pourrait rester chez lui : le silence le tuerait : le silence d’une bibliothèque ou d’un musée le déconcentre tout de suite. Il a besoin des autres, l’écrivain, celui-ci, du moins : il veut la présence des gens, mais en arrière-fond, afin de pouvoir rester concentré sur lui-même : c’est grâce aux autres qu’il peut se sentir seul. L’isolement n’est pas pour lui, mais la solitude est sa planche de salut.

À force de se rendre au Möbel, il finira par faire partie du mobilier, s’était dit une fois l’écrivain en riant en lui-même. Sur le visage de chaque serveuse, il découvre une toile ou un personnage de livre : il y a là le Self-Portrait de Parmigianino, qui, dès le début, fut une petite lumière dans son cœur, tout comme une autre, qui lui fait penser à la Nadja d’André Breton ; chez une autre encore, l’écrivain voit une alliance de la Mona Lisa et de la Ginevra de’ Benci de Leonard, quand il félicite secrètement la quatrième pour son style vestimentaire, et ainsi de suite des autres.

Invariablement, l’écrivain prend un Capuccino : si on lui bandait les yeux, il pourrait deviner laquelle des serveuses le sert rien qu’en en sirotant une gorgée : les grains de café sont identiques, la machine ne change pas, et pourtant, le Capuccino de l’une est plus fort que celui de l’autre ; celui d’une troisième est plus doux ; la tasse remplie par une autre est toujours un petit peu moins pleine que celle de ses collègues mais la mousse du lait qui s’y trouve est autrement onctueuse. Ainsi en va-t-il de l’écrivain : jamais, sa journée ne débute de la même manière, lui qui, prédisposé à la discipline de travail et aux petites manies, se trouve au même endroit, dans le même quartier, autour des mêmes visages : il est chez lui, sans être chez lui. Et au fond, c’est ce tremblement qui l’émeut : la petite mesure de l’exil.

 


BIO

Né en 1979, Aiat Fayez suit des études de philosophie à Paris. Il quitte la France en 2010, vit à Berlin, Oxford, puis Vienne, où il se consacre à l’écriture. Il a écrit à ce jour trois romans publiés aux éditions P.O.L et dix pièces de théâtre publiées aux éditions de L’Arche. Il a été finaliste du Grand Prix de littérature dramatique en 2016 et a reçu cette même année le Prix Scenic Youth. En 2018, le ministère de la Culture lui a décerné les insignes de chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Romans : 2009 : Cycle des manières de mourir, éditions P.O.L, 2012 : Terre vaine, éditions P.O.L, 2014 : Un autre, éditions P.O.L
Pièces de théâtre : 2011 : Les Corps étrangers, L’Arche Éditeur, 2015 : La Baraque, L’Arche Éditeur, 2016 : De plus belles terres / Angleterre, Angleterre, L’Arche Éditeur, 2018 : Place des Minorités / Le Monologue de l’exil, L’Arche Éditeur. Chez L’Arche Agence : 2013 : Perceptions 2013 : Naissance d’un pays 2015 : L’Éveil du printemps 2016 : La Valise 2019 : Un pays dans le ciel 

Aiat Fayez | Das Möbel, Vienne [1/2]

Photo : Alain Barbero | Texte : Aiat Fayez

 

L’écrivain les aime toutes, ces serveuses du café Möbel, bien qu’il ne soit pas certain que la réciproque soit fondée. C’est un sujet dans lequel il puise sa mélancolie, et bien souvent, il se demande s’il n’y a pas la possibilité d’un autre lieu, d’un ailleurs. Au fond de lui, pourtant, il sait qu’il n’en est rien : qu’il est là, dans ce café, seul, devant des phrases manuscrites ou imprimées, et qu’il le restera toujours, dans tous les cafés qu’il fréquentera, qu’ils soient à Vienne, à Paris, à Budapest, à Zürich, Oxford ou Bâle, parce qu’il n’a pas trouvé d’autre voie pour être qu’un chemin solitaire, brumeux, et à bien des égards, silencieux.

Si l’écrivain cherche au fond de lui, ce qu’il fait de la même manière que d’autres respirent, à tel point que, souvent, il se perd, en lui-même tout autant que dans les rues de cette Vienne dans laquelle il vit pourtant depuis tant d’années, s’il cherche au fond de lui, il réalise qu’il ne peut pas se faire aimer, car l’amour qu’il porte aux autres, il s’applique à le faire échouer dans son accomplissement : il met des bâtons dans ses roues pour qu’il devienne impossible : ainsi prend-il plaisir, un plaisir qui joue avec le désespoir, de se sentir délaissé, esseulé, sans refuge : exilé. C’est plus qu’une condition de travail, car à bien des égards être écrivain est plus qu’un travail : c’est un mode d’être dans lequel rester à l’écart, vagabonder en marge, approcher le vide, est un principe de vie : se vouloir marginalisé, c’est : ne pas accepter la réalité. Non pas la nier, mais s’obliger à la voir par le prisme de l’art ; faire en sorte de la rehausser par l’art. Et entre l’amour pour les gens (imaginés) et la peur de ces gens (réels), il n’y a qu’un fil, sur lequel chancelle l’écrivain. Un jour, peut-être, il tombera. Analogue à tous les écrivains qui sont tombés avant lui et à tous ceux qui tomberont après lui. Aussi solitaires qu’ils demeurent, aussi taciturnes qu’ils soient, aussi étrangers qu’ils restent l’un vis-à-vis de l’autre, ce qui lie malgré eux les écrivains, les vrais, c’est une communauté de destins à travers le temps et l’espace : des amitiés stellaires, créées à travers la lecture des livres.
à suivre

 


BIO

Né en 1979, Aiat Fayez suit des études de philosophie à Paris. Il quitte la France en 2010, vit à Berlin, Oxford, puis Vienne, où il se consacre à l’écriture. Il a écrit à ce jour trois romans publiés aux éditions P.O.L et dix pièces de théâtre publiées aux éditions de L’Arche. Il a été finaliste du Grand Prix de littérature dramatique en 2016 et a reçu cette même année le Prix Scenic Youth. En 2018, le ministère de la Culture lui a décerné les insignes de chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Romans : 2009 : Cycle des manières de mourir, éditions P.O.L, 2012 : Terre vaine, éditions P.O.L, 2014 : Un autre, éditions P.O.L
Pièces de théâtre : 2011 : Les Corps étrangers, L’Arche Éditeur, 2015 : La Baraque, L’Arche Éditeur, 2016 : De plus belles terres / Angleterre, Angleterre, L’Arche Éditeur, 2018 : Place des Minorités / Le Monologue de l’exil, L’Arche Éditeur. Chez L’Arche Agence : 2013 : Perceptions 2013 : Naissance d’un pays 2015 : L’Éveil du printemps 2016 : La Valise 2019 : Un pays dans le ciel