Archive d’étiquettes pour : Wien

Jürgen Heimlich | Konditorei Oberlaa am Zentralfriedhof, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Jürgen Heimlich | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

15 novembre 2024
Il y a 14 jours, le cimetière central de Vienne a fêté ses 150 ans. Et aujourd’hui, je suis assis avec Alain au café du cimetière. Il était déjà là avant moi. Nous nous saluons comme de vieilles connaissances. Pendant quelques minutes, nous échangeons de manière informelle. Alain me raconte l’histoire de la création de Café Entropy. Il sirote une tasse de chocolat chaud et moi un bol de thé vert. Puis il sort son Leica et me prend pour cible. Il me photographie et me contextualise dans la pièce. Je penche la tête vers la droite et regarde par la fenêtre. Je vois une minuscule partie du cimetière central. Le début de l’allée principale qui mène de l’entrée du deuxième portail à l’église du cimetière et au-delà. Et aussi une partie de l’exposition en plein air qui présente des photos d’animaux. Personne n’a pris place dehors aujourd’hui. Il fait trop froid pour cela. Au printemps et en été, j’aime m’y asseoir. J’aime rencontrer des gens qui aiment les cimetières. Et puis nous racontons nos expériences, à l’intérieur et à l’extérieur des cimetières. Alain me demande de tourner la tête dans sa direction. Il appuie plusieurs fois sur le déclencheur. Je regarde le mur légèrement taché, je me concentre sur les cheveux hirsutes d’Alain, je pense, comme il me l’a suggéré, à un projet qui m’attend. S’il pouvait lire dans les pensées, il saurait qu’il concerne la mort. Mais Alain me fait aussi rire. C’est comme de la magie. Ça arrive comme ça. Nous discutons avec la serveuse.  Des personnes grandes et petites s’assoient à la table voisine. Une femme plus petite me sourit. Après tout, les chemins d’Alain et de moi pourraient déjà se séparer là. Mais nous nous rendons ensuite au tramway, faisons quelques arrêts ensemble et nous nous disons au revoir avant qu’Alain ne descende. Une rencontre au cimetière central qui restera gravée dans ma mémoire.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Jürgen Heimlich : La littérature peut enchanter, déranger, évoquer des souvenirs, créer un contact avec des mondes étrangers et connus, mettre le monde à l’envers et à l’endroit. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JH : Les cafés sont des lieux d’inspiration et de dialogue. Les cafés m’invitent à une redécouverte permanente. Les cafés ont une histoire que tous les clients, et donc moi aussi, contribuent à écrire. Les cafés me permettent de respirer et de rassembler mes forces. Les cafés ne me laissent jamais indifférent. 

Où te sens-tu chez toi ?
JH : Là où je suis en lien avec les gens et la nature. Là où je communique avec les animaux et les gens. Là où je suis hors de moi. Là où l’art me fascine. Là où je m’oublie moi-même. Là où je rencontre des merveilles déguisées en hasard. 

 

BIO

Jürgen Heimlich est né en 1971 à Vienne. Il a suivi une formation dans l’édition qui a renforcé son intérêt pour la littérature. Auteur, écrivain, rédacteur et passionné de cimetières. En 2016, il s’engage pour l’allemand simplifié en tant que genre littéraire et depuis, le thème de la résistance au régime nazi ne le quitte plus. 
Dernières publications : Einer und Keiner von 600 Hingerichteten, coéditeur, Innsalz, 2021, Blumfeld und der Tod, deux récits avec des croquis de BD de Thomas Fatzinek, Buchschmiede, 2024.

Günter Vallaster | Gasthaus Automat Welt, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Günter Vallaster | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le Palác Svět (palais du monde) de Prague, bâtiment constructiviste à ossature en béton armé, rectiligne et mutifonctionnel, ressemble à un grand H. Il abritait notamment le cinéma Svět et le self-service Automat Svět, où venait souvent un grand H de la littérature mondiale : Bohumil Hrabal. 
Caché à Prague depuis des décennies derrière des palissades en bois et laissé à l’abandon, on ne peut que féliciter Georg Aichmayr d’avoir fait revivre l’Automat Svět à Vienne avec l’Automat Welt en hommage à Hrabal, créant ainsi un lien parfait entre café, restaurant et littérature. Ici, je ne peux et ne veux être qu’un hôte, avec un petit h, représentant de nombreux autres clients et clientes, passionnés de littérature.
Et même si j’y vais parfois seul : au moins Hrabal est toujours là. Ou, en paraphrasant une citation de Bohumil Hrabal tirée de sa nouvelle Automat Svět, qui y est répétée à l’envi :
Et depuis le Volkertmarkt provenait une musique joyeuse et des éclats de voix, qui se transformaient en rires irrépressibles avant de pénétrer dans l’auberge Automat Welt.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Günter Vallaster : La littérature peut aider à voir plus loin que le bout de son nez, éviter de dérailler, pour in fine tirer sa révérence, le devoir accompli.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
GV : L’entropie thermodynamique, c’est-à-dire le confort douillet qui se diffuse immédiatement lorsqu’on entre dans un café comme Automat Welt, ainsi que l’entropie informationnelle, c’est-à-dire le contenu qu’on peut isoler du bruit de fond et des bribes de conversation, selon la formule Quoi ? x hein ? / s’il te plaît. 

Où te sens-tu chez toi ?
GV : Dans un bon livre, avec de bonnes œuvres artistiques, de la bonne musique, un bon repas, une bonne conversation. Bref, avec tout ce qui est bon, volontiers aussi dans un bon café.

 

BIO

Günter Vallaster vit et travaille à Vienne comme auteur, éditeur, professeur de langues et pédagogue de l’écriture. Dernier article publié : Megaprompts dans V#40 – Ach, KI ! (Literatur Vorarlberg, 2024).

Erwin & Johanna Uhrmann | Café Stein, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Erwin & Johanna Uhrmann | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet   

 

Peut-on vraiment travailler sur des textes dans des cafés ? Impossible. Se rencontrer, bavarder, boire trop de café noir ou de thé, oui. Mais travailler ? Non. Tout au plus répondre à un e-mail, prendre quelques notes, faire semblant de feuilleter un livre sur lequel on ne peut de toute façon pas se concentrer en raison du bruit, ou écouter les conversations indiscrètes des voisins.  
Bien sûr, Vienne est la ville de la littérature de café. Ce qui est étonnant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un phénomène historique de la fin du siècle ou de l’après-guerre. Il y a toujours quelqu’un assis quelque part qui tape la tête baissée sur son clavier voire qui écrit à la main. Certains aiment ça ? Grand bien leur fasse  !
Ce qu’il y a de plus beau dans les cafés viennois n’a cependant rien à voir avec l’écriture, ou peut-être que si, d’une certaine manière. Il s’agit tout simplement d’un phénomène, qui semble s’y produire automatiquement et qui fait que l’on a tendance à oublier le temps, même en pleine journée. Un phénomène qui nous frappe généralement après minuit, que la science appelle Mind after Midnight, et qui, dans le meilleur des cas, naît d’une certaine euphorie face au quotidien ou du rationnel qui s’estompe. En plein milieu de la journée. On se fiche alors soudain d’être en retard à un quelconque autre rendez-vous. Il y a encore tant de choses à se dire. Les conversations deviennent soudain elles-mêmes de la littérature. On peut s’enraciner, entre 13 et 16 heures (et non pas, comme le chante Rainhard Fendrich, « entre une et quatre heures » – en référence à l’heure précédant le lever du soleil). Tout cela se passe sans aucune ivresse. Deux doubles expressos, un soda citron ou un thé vert suffisent. C’est pourquoi l’intérieur d’un café est toujours préférable à l’extérieur. C’est comme monter à bord d’un vaisseau spatial qui glisse à travers la nuit éternelle. Cette description s’applique parfaitement au Café Stein qui, contrairement à de nombreux autres cafés, est ouvert jusque tard dans la nuit. À la table à droite de l’escalier, dans le coin, se trouve le pont. Nous avons pu nous en rendre compte nous-mêmes une fois à une heure très tardive. 

 

 


Interview des auteur(e)s

Que peut la littérature ?
Erwin & Johanna Uhrmann : La littérature peut à peu près tout. Surtout lorsqu’elle se présente en grand nombre. Une bibliothèque pleine, par exemple, est un monde complexe. Deux étagères pleines constituent déjà deux mondes complexes. Un appartement entier rempli de livres, ou même une bibliothèque, est un vaste enchevêtrement de mondes. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi/vous ?
EU & JU : On apprend à apprécier les cafés en visitant des endroits où il n’y en a pas. Si l’on est assis dans un café où l’on reçoit l’addition dès que l’on a été servi, il est clair que l’on doit s’en aller après avoir terminé son verre – et qu’on n’aura pas le sentiment qu’il s’agit d’un espace sans contraintes. Il va de soi que l’on doit consommer dans un café. Mais on finit aussi par l’oublier. Tout comme on oublie, en se promenant, que chaque mètre carré est occupé par quelqu’un. Dans les cafés aussi, on oublie le monde où prime la propriété et on considère l’espace comme un bien commun. 

Où te sens-tu toi / Où vous sentez-vous chez vous ?
EU & JU : Chez soi est une notion qui s’étend constamment à partir d’un point. Nous sommes chez nous dans notre appartement à Vienne, devant les tableaux de Michaela Mück ou d’Oswald Tschirtner, dans une maison de Frank Lloyd Wright, dans les ruelles de Ribe, sur le marché aux choux à Brno, et souvent aussi dans les livres.

 

BIO

Erwin Uhrmann est auteur, éditeur, rédacteur et vit à Vienne. Il a publié les romans Der lange Nachkrieg, Glauber Rocha, Ich bin die Zukunft, Toko, Zeitalter ohne Bedürfnisse, les recueils de poésie Nocturnes et Abglanz Rakete Nebel ainsi que le recueil K.O.P.F. – Kartografisch Orientierte Passagen Fragmente, en collaboration avec Karlheinz Essl. Depuis 2016, il est éditeur de la série de poésies Limbus Lyrik, et depuis 2021, rédacteur littéraire au Spectrum du quotidien Die Presse.  www.erwinuhrmann.com
Johanna Uhrmann est graphiste, photographe, historienne de l’art et vit à Vienne. Elle a notamment publié un livre scientifique sur l’architecte viennois Anton Valentin et conçoit des catalogues et des livres d’art pour des musées ainsi que des ouvrages spécialisés et des magazines. Elle aime l’architecture et les voyages. www.johannauhrmann.at
Johanna et Erwin Uhrmann écrivent ensemble des livres de voyage. 

Ana Marwan | Zum Schwarzen Flamingo, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Ana Marwan | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Au café Au flamant noir

Bien sûr, le nom est important. Souvent, la rose a une odeur différente lorsqu’elle s’appelle flamant noir.
Je suppose que le fait d’être rose aide beaucoup le vrai flamant rose à être populaire auprès des gens. Car on est rarement rose. Mais il est encore plus rare qu’un flamant soit noir. C’est très rare, bien que le noir soit une couleur animale courante.
Il est également rare de trouver un café cool, qui est rarement fréquenté. La première fois que je suis allée au Flamingo noir, il était vide. Maintenant, il est plein de couleurs. Rose, pourrait-on dire.
Au Schwarzer Flamingo, on n’est pas censé se faire photographier si on est un mouton rose. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Ana Marwan : Elle me convainc toujours que le monde n’est pas désert et vide, et que nous avons tous un noyau commun qui est tout simplement humain. Et un peu flamant rose.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AM : Les cafés me murmurent à l’oreille que « tout va bien » lorsque j’y entre. Le monde reste dehors, sous la pluie ou dans la chaleur ou le froid, alors que nous sommes à l’abri. Il ne peut plus nous atteindre qu’à travers les journaux des cafés. Il est donc irréel, comme un flamant rose plié dans du papier. La seule chose qui puisse m’arriver, c’est que le serveur ou la serveuse ne tienne pas compte de ma tentative d’établir un contact visuel. Mais cela aussi doit être fait, même les flamants roses chient en noir et blanc. 

Où te sens-tu chez toi ?
AM : En fait, je me sens vite chez moi quelque part. Je laisse un renflement dans le siège et un cheveu sur le dossier, marquant ainsi mon territoire. J’adore les hôtels et les cafés – mes conquêtes du monde. 

 

BIO

Ana Marwan, a grandi à Ljubljana, où elle a étudié la littérature comparée. Depuis 2005, elle vit à Vienne et écrit en slovène et en allemand. Son premier roman, Der Kreis des Weberknechts, est paru chez Otto Müller Verlag en 2019. Pour son deuxième roman, Zabubljena (Beletrina, 2021 ; traduction allemande : Verpuppt, 2023), elle a reçu en Slovénie le prix de la critique Kritiško sito pour le meilleur livre de l’année 2021. Son histoire Wechselkröte a reçu le prix Bachmann en 2022. Depuis 2023, elle est rédactrice en chef de la revue Literatur und Kritik. 

Petra Ganglbauer | Café Dommayer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Petra Ganglbauer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

C’est ainsi que les choses passent,
A côté des représentations.
Tu les contemples comme il se doit
Dans l’alternance des saisons.
Que reste-t-il dans le silence ?

(De l’espace !)

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Petra Ganglbauer : La littérature nous ouvre le monde intérieur et extérieur et aiguise la conscience pour une perception plus précise de ce qui, pour nous les humains, est « compréhensible » (en référence à Arnold Schönberg).

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
PG : Les cafés sont des lieux intemporels qui permettent la proximité. Une proximité qui n’étouffe pas mais qui laisse une marge de manœuvre pour les processus intellectuels et psychiques.

Où te sens-tu chez toi ?
PG : Je me sens chez moi dans la nature, avec elle, avec tous les autres êtres et essences.

 

BIO

Petra Ganglbauer : née en 1958 à Graz, vit à Vienne.
Auteure, artiste radio, pédagogue de l’écriture. Travaux journalistiques.
Publications de poésie, de prose, d’essais, de pièces radiophoniques. Conceptions de projets intermédiaux. Conférences viennoises sur la littérature. A été présidente de l’assemblée des auteur(e)s de Graz et de l’association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture (BÖS)
Dernières publications : 
Lauergrenze, Mensch (Poésies, Limbus, 2023). Aschengeheimnis (Poésies, Edition Melos, 2023). Du oder Ich. Zu Maria Lassnig. In: Die wahren Bilder sind im Kopf (Dirigée par Edith Ulla Gasser, Braumüller, 2023).
Site: ganglbauer.mur.at

 

Barbara Kadletz | Café Kosmos, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Barbara Kadletz | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

On est toujours à la recherche du café idéal. Dans mon cas, privilège des écrivaines à temps partiel, c’est allé si loin que j’ai créé le mien de toute pièce dans un roman. Il s’appelle Im Ruin et j’espère ne jamais le trouver, car il serait triste et ennuyeux que ma quête s’achève un jour… 
Les cafés accompagnent les étapes de la vie. Autrefois, j’aimais aller dans des endroits où le café avait un goût médicinal avec des serveurs désagréables. Par la suite, je me suis cachée dans les dépendances de chaînes de boulangeries, bien à l’abri dans le cocon de leur conformité anonyme. 
Le café Kosmos est un fait du hasard, sans prévenir il est soudain apparu. Deux fois par jour, je passais devant à vélo. Une fois, le matin, très rapidement. Et une fois, le soir, très lentement. Un jour, je suis descendue de vélo et j’ai fait une escale, qui durera le temps d’une étape de ma vie.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Barbara Kadletz : Faire le point, me donner des ailes, m’euphoriser, m’énerver, me stresser, me paralyser & payer mon loyer.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BK : Possibilité d’évasion & lieu de retraite, cachette & antidote au quotidien. Un abri pour toutes les situations de la vie.

Où te sens-tu chez toi ?
BK : Dans un café. Sous l’eau. Dans les souvenirs. Dans les textes. Dans la musique. Sur les pistes de danse. Dans les films. Dans la culture pop. Dans les bons moments. En été.

 

BIO

Barbara Kadletz vit et travaille comme libraire et auteure indépendante à Vienne. Quand elle n’est pas en train de vendre les livres des autres, elle écrit ses propres textes ou parle de littérature – en tant que modératrice, critique ou dans son blog hebdomadaire Das Buch zum Wochenende/BZW. 2e place au concours littéraire FM4 Wortlaut 2018, secrétaire de district à Vienne Mariahilf 2021. 
Publications : les romans Im Ruin et Schattenkühle (Edition Atelier, 2024), ainsi que deux pièces de théâtre avec Ursula Knoll Falten im Anthropozän (Schultz & Schirm, 2022) et Eurostar (Kaiser Verlag, 2020).

Brigitta Höpler | Café Am Heumarkt, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Brigitta Höpler | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Les secousses avant le silence

La vitrine réfrigérée, emblème du café nourri au courant électrique.
Un bruit de fond bourdonnant. Les secousses avant le silence.
Parfois, à midi, il y a de la soupe aux œufs.
Et des saucisses d’Augsbourg avec des pommes de terre sautées.
Plat préféré de mon enfance.
Servies sur des tables en marbre ébréchées.
Ici, je suis brièvement hors jeu.
Les fissures dans les banquettes en simili cuir rouge sont 
recouvertes de bandes Gaffa.
Trois miroirs encadrés d’or se renvoient des images.
Sur les portemanteaux, toutes sortes de choses oubliées.
Un papier peint défraîchi, des feuilles grimpantes,
des touches d’architecture romantique.
Et entre les deux, un petit trou noir. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Brigitta Höpler : Élargir les mondes.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BH : Des lieux qui font partie de ma vie depuis que j’ai 15 ans.
Je pourrais raconter ma biographie à travers les cafés. 

Où te sens-tu chez toi ?
BH : Dans les villes, à Vienne.
Au bord des rivières, du Danube. 
Dans les mots, dans mes textes.

 

BIO

Née en 1966, Brigitta Höpler vit à Vienne en tant qu’auteure, historienne de l’art et pédagogue de l’écriture.
Elle est chargée de cours au sein de l’association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture (BÖS). Elle organise des expositions, des lectures et différents séminaires d’écriture.
Ses projets, textes et publications portent sur l’art, l’espace d’écriture urbain ainsi que sur une poétologie de l’observation du quotidien.
www.brigittahoepler.at

Semier Insayif | Café Diglas im Schottenstift, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Semier Insayif | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

… qu’est-ce qu’un lieu. demande-t-il. qu’est-ce qu’un lieu. elle dit que je suis ici chez moi. dans un certain sens. au milieu de l’entre-deux. je dois penser à une pièce. des êtres humains qui essaient de disparaître ici. profondément repliés sur eux-mêmes. regard vers le sol. d’autres. qui promettent de se trouver. de reprendre pied. les yeux vers le plafond. avec une tasse de thé. de café. un verre d’eau. chaud. froid. au milieu d’un grand nombre. se trouver les uns les autres. créer des espaces intermédiaires. se donner rendez-vous. se revoir. une première fois. finir par se tutoyer. à un étranger. à un être familier. se heurter. entamer une conversation. échanger avec un tu. voire échanger son rôle. juste pour cette fois. et donc pour toujours. elle pense que je devrais simplement penser à une pièce. des escaliers vers le haut. là, c’est calme. plus calme. même si ce n’est pas silencieux. seules les voix d’en bas sont balayées vers le haut. comme si le son n’était qu’un ton. les cris qu’un bruit. comme si le souffle n’était que de l’air. si c’était le cas. la chair ne pourrait pourtant jamais être humaine. le tissu jamais un vêtement. dis-je. et le bois ne pourrait jamais être un arbre. elle dit que je devrais fermer les yeux. poser mes mains sur la table. et comprendre les traces. du vernis. des sillons. des rainures. des fissures. vérifier. de quelle matière est fait mon corps. prendre à cœur mes liaisons carbonées. rouvrir les yeux. car l’image. dis-tu. l’image. que tu vois. est une image d’une image. qui n’existe pas. regarde-moi. regarde au-delà de moi. ton regard est-il une question. ton regard pourra-t-il jamais donner un aperçu. jamais donner une vision sur quelque chose. ou même transpercer quelque chose. ton regard est-il. pénétration ou surface. découverte cadre ou mise à nu…  

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Semier Insayif : pour elle-même et en elle-même, la littérature peut presque tout. toucher. stimuler. donner du courage. déprimer. remettre en question. offrir des pressentiments. élargir les perspectives. intensifier. aider à fuir. sauver des vies. offrir des vies. et aussi en prendre. et elle peut créer des liens au-delà de toutes les frontières. mais aussi diviser. et . passer totalement inaperçue. sommeiller inoffensivement dans un coin. te sauter soudain aux yeux. inonder les cavités de ton cœur. te faire respirer. découvrir des connaissances. inventer un univers. créer une identité. t’étreindre. recracher. et poétiser le monde avec nostalgie …. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SI : focalisation et dispersion. être dans un lieu de plusieurs lieux. hétérotopoesis.

Où te sens-tu chez toi ?
SI : parfois je me sens chez moi à la maison. parfois chez moi c’est justement pas à la maison. donc là où ce n’est pas chez moi. loin. souvent dans mon espace d’écriture. ou indépendamment du lieu avec des gens que j’aime. avec une personne. où je peux être seul. dans un livre. dans une phrase. dans un poème. 

 

BIO

semier insayif vit à vienne en tant qu’écrivain indépendant, poète et médiateur littéraire. il conçoit, organise et anime des manifestations littéraires comme par exemple  dicht-fest dans le lieu artistique alte schmiede ou verssprechen à la société autrichienne de littérature. nombreux projets polyartistiques et animation d’ateliers d’écriture. formateur en communication et analyse des interactions, superviseur, coach systémique, médiateur. insayif est président du bös (association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture). dernières parutions : mondasche (klever, 2019), mondasche (le cd, avec la violoncelliste cecilia sipos, 2019), ungestillte blicke (poèmes, klever, 2022) ; www.semierinsayif.com

Martina Jakobson | Café Schwarzenberg, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Martina Jakobson | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le souffle coupé

Comme un enfant 
qui trébuche sur une pierre en jouant
et qui de douleur
en a un bref instant, le souffle coupé
c’est ainsi que j’ai trébuché sur ton mémorial
langue russe
Vienne place Schwarzenberg colonnade
au centre, la figure du soldat
février 2022 je décide 
en caressant mon genou écorché
de passer à côté de toi, toi ma deuxième langue si familière,
en silence
pendant de nombreuses années, tu m’as appâtée
comme une mère appâte son enfant blessé
avec des gâteaux sucrés
tes couches de grandeur,  puissance et violence 
sont trop amères pour moi
je te mets de côté 
on appelle cela du mutisme sélectif
ne parler que 
dans des lieux choisis soi-même
et avec qui l’on veut
encore et encore, tu hoches la tête
au milieu de la foule bruyante
toujours les mêmes slogans
tu n’as pas remarqué 
ton temps sur les places touche à sa fin
1956 Budapest
Prague
Varsovie
Sofia 
2024 Kiev – où allons-nous ?
fontaine réhaussée devant
mur installé dans ton dos
pierres peintes à la bombe en jaune et bleu
sourire assassiné rajouté
dans l’ombre de ton socle 
buissons, herbes et champs poussent
en boitillant, je suis entrée dans leur silence
et j’ai trouvé des trésors
brindilles pour faire un feu
scarabées vert cuivre
piroles dans les couronnes
moules du Vieux-Port de Marseille
restaurant Basso
baies sauvages 
sauts de lièvre
et en fouillant je suis tombée
sur la clairière de ma délicieuse langue
l’épuisette à la main
des chevreuils isolés

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Martina Jakobson : Contempler et douter ; c’est comme si je prenais une lampe de poche et que la lumière vive du langage éclairait le présent et le passé.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MJ : J’ai une passion secrète, j’aime observer les gens. Dans les cafés, les personnages les plus divers se rencontrent et les lieux où se trouvent ou ne se trouvent plus les cafés racontent des histoires. Mais à Vienne, j’aime aussi aller au café parce que le choix de pâtisseries est excellent. Lorsque j’ai déménagé à Vienne en 2016, j’ai visité plein de cafés différents au travers de dégustations de Sachertorte. Et on y rencontre des amis pour discuter ou assister à des lectures, une tradition que j’aime et qui me rappelle encore ma ville natale, Berlin.
Je me rends au Café Schwarzenberg pour me plonger dans l’histoire contemporaine.  D’ici, sur la Ringstraße, le regard tombe en plein dans l’axe de la place Schwarzenberg et ledit  Monument aux Russes de Vienne, érigé après la prise de Vienne par l’armée soviétique en 1945. Et même le mobilier du café, un grand miroir, en portait les traces jusque dans les années 1970, comme des fissures et des impacts de balles, car les officiers soviétiques y faisaient la fête. Un serveur m’a montré où ce miroir était placé autrefois, et c’est donc dans un contexte différent que je suis assise aujourd’hui dans cette partie du café.

Où te sens-tu chez toi ?
MJ : Je ne me sens plus chez moi nulle part, chez moi c’est un moment, là où j’ai exploré les recoins d’une ville et où je la reconnais plus tard, comme un chien avec son flair. J’ai vécu longtemps à Marseille. Lorsque j’ai trouvé sur le quai des Belges l’emplacement de l’ancien restaurant Basso, décrit par Walter Benjamin dans Haschich à Marseille, j’ai compris différemment l’atmosphère qui y était décrite. C’est pourquoi je me réfère notamment à ce lieu dans mon texte Le souffle coupé.

 

BIO

Née en 1966 à Berlin-Est, Martina Jakobson a grandi à Moscou et à Berlin dans une famille bilingue avec des racines russes et ukrainiennes. Elle est auteure, pédagogue et traductrice littéraire du russe, du biélorusse et du français. Depuis 2016, elle vit à Vienne et dans le sud du Burgenland (Autriche). Elle est membre de l’Association des traducteurs de Vienne (IG Übersetzerinnen Übersetzer Wien), du Forum Mare Balticum ainsi que du PEN Berlin.
Son recueil de poésie Hier biegen wir ab est paru en 2022 aux éditions lex liszt 12.

Laura Nußbaumer | Café Zehnsiebzig, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Laura Nußbaumer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Café 1070

Je leur demande s’ils ont le latte aux noisettes, car il est sur la carte.
Non, mais ils ont en offre spéciale le latte vanille-cannelle. Est-ce que je veux le goûter ?
Oui, avec du lait de soja.
Je bois l’offre spéciale pendant quelques semaines, jusqu’à ce que je me présente une fois à trois heures de l’après-midi, dans l’espoir de manger un toast au fromage, mais ils ont maintenant de nouveaux horaires, et la cuisine est fermée après treize heures, alors je ne bois à nouveau que le latte vanille-cannelle offre spéciale, qui n’est pas sur la carte.
Tant qu’on peut en débattre, et on peut en débattre.
Je demande s’ils ont ce café et on me répond gentiment que non, et je demande s’il y a une prise électrique, mais ils n’en savent rien et nous cherchons ensemble, et ils me demandent si j’ai déjà regardé la carte ou si j’ai encore besoin de temps, et je consulte la carte et il est écrit, pâtisseries selon l’offre du jour, ou quelque chose comme ça.
Je décide de commander une Sachertorte, elle est même sur la carte. Mon amie de Graz me conseille, ce n’est pas vraiment une vraie Sachertorte. Tant qu’on peut en débattre, cela ne me dérange pas.
Ils ont élargi la carte des boissons, mais je bois toujours le latte vanille-cannelle, qui n’y est pas repris.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Laura Nußbaumer : Beaucoup de choses. La littérature peut émouvoir, bien sûr. La littérature peut répondre à des interrogations et en soulever. Je ne veux pas anticiper la question, mais la littérature m’accompagne tout au long de la journée et m’aide à me sentir un peu chez moi partout. Le fait d’avoir un livre ou un livre audio avec soi dans un lieu inconnu peut apporter beaucoup de sécurité. Je lis aussi plusieurs fois le même livre et avoir un livre familier avec soi aide doublement

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
LN : Pour moi, les cafés font partie de la vie sociale. J’y rencontre toutes sortes de personnes, que je connais plus ou moins, pour des échanges de toute nature. J’aime aussi écrire dans les cafés et j’aime le bruit de fond quand je travaille, cela m’aide souvent à me concentrer plus que le silence de l’appartement. C’est un peu comme la feuille blanche : une page griffonnée est souvent plus utile.

Où te sens-tu chez toi ?
LN : Les livres et les livres audio m’aident certes en déplacement, mais je ne me sens vraiment chez moi qu’à la maison. J’apprécie beaucoup le Café 1070, pour son accueil chaleureux et bien sûr, pour son latte à la vanille-cannelle.

 

BIO

Née en 1997 à Bludenz, Laura Nußbaumer vit et étudie depuis 2018 à Vienne, enseigne dans une école viennoise. Elle est membre des associations Literatur Vorarlberg, du GAV et a suivi la formation Pédagogie de l’écriture auprès du BÖS (Berufsverband Österreichischer Schreibpädagog:innen). Elle propose des ateliers d’écriture à Vienne et dans le Vorarlberg. Elle écrit de la prose, de la poésie, des articles de journaux satiriques (diezeitungsente.com) et combine l’écriture et le dessin pour créer la Blackout Poetry. Son premier roman, Riesendisteln beißen nicht (Edition fabrik.transit), est paru en 2023.