Béatrice Riand | Cafè de l´Òpera, Barcelone
Photo : Alain Barbero | Texte : Béatrice Riand
Faut-il qu’il m’en souvienne, chante Apollinaire lorsqu’il évoque la Seine et le pont Mirabeau… vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure. Et les souvenirs aussi, et les souvenirs toujours. Lorsque je franchis la porte du Café de l’Opéra, à Barcelone, je m’avance sur le pont incertain de la mémoire. Et je cherche, je cherche les silhouettes des temps passés. Les ombres tutélaires, qui embrassent mon enfance, la prennent par la main pour l’emmener chaque dimanche déguster des churros con chocolate. Chuchotent à son oreille de tendres paroles, tu es catalane, petite, n’oublie pas, n’oublie jamais. Je n’oublie pas. Et je ne les oublie pas. Ni mon grand-père au poil orageux qui refuse de tirer sur ses frères lorsque la guerre civile déchire et le pays et la cité comtale, ni ma frêle arrière-grand-mère qui au péril de sa vie cache pendant de longues années trois nonnes apeurées derrière une fausse paroi dans une cuve à vin, ni ma grand-mère de dix-sept ans qui pleure face à la brutalité des hommes et joue du piano au milieu des gravats d’une existence contrariée. Les churros du Café de l’Opéra sont ma madeleine de Proust, mon héritage. Je ferme les yeux, je me saisis d’un beignet sucré et je les revois, qui me sourient. J’entends leur voix. Leur souffle sur moi. Et passent les jours, passent les semaines, passent les années, qu’importe le temps qui s’effiloche, croyez-moi, je les revois. Ils sont là. Pedro et sa cravate à pois, Eulàlia et son chapelet de pétales de roses, Maria et sa douceur en éventail. Et moi, du plus profond de mes entrailles, je célèbre le courage de celles et ceux qui ont connu la guerre autrefois. Ou subissent ses atrocités aujourd’hui. Et je vous le dis, les morts ne meurent jamais. Je vous le dis, oui, vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, les souvenirs demeurent.
Interview de l’auteure
Que peut faire la littérature ?
Béatrice Riand : La littérature est une respiration, suspendue entre le réel et le plausible, le vrai et le vraisemblable. Et ce souffle incertain permet à tous d’expérimenter un autre regard sur le monde. Mais attention, ne vous y trompez pas : « la littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre » (William Faulkner).
Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BR : Au risque de te décevoir, je dois t’avouer que je n’écris pas dans les cafés, je ne lis pas dans les cafés. Les seuls établissements que je fréquente sont liés à des souvenirs anciens.
Où te sens-tu chez toi ?
BR : Sans hésiter, dans ma bibliothèque. Lorsque je m’assieds à mon bureau, entourée des livres qui m’accompagnent depuis des années, environnée des mots des autres, je ressens une véritable paix intérieure. Je ne connais ni la solitude ni le silence.
BIO
Béatrice Riand, de père suisse et de mère catalane, grandit entre deux cultures et trois langues. Titulaire d’un master en littérature française et en psychologie, elle se consacre à l’écriture. Prix du Jury des Arts et Lettres de France à deux reprises, prix du Jury de la Société des Ecrivains Valaisans à trois reprises, dont tout récemment pour son roman Si vite que courent les crocodiles (BSN Press), qui aborde la problématique de l’adolescence, elle publie en octobre 2023 un troisième ouvrage, Ces gens-là (Editions Slatkine), qui traite du délicat et douloureux sujet de l’inceste.