Matthieu Garrigou-Lagrange | L’Estampe, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Matthieu Garrigou-Lagrange

 

J’avais rédigé un petit texte sur ce café, l’Estampe. Je l’avais écrit au fond d’un canapé. C’était un moment agréable parce que je prenais tout le temps nécessaire pour choisir les mots qui décrivent cet endroit que j’aime bien. Je conversais avec moi-même, c’est-à-dire d’une façon plutôt déconstruite. Je me racontais la très grande vitrine qui est une membrane entre la rue et l’intérieur du café. Cet endroit, vu depuis sa grande vitre latérale, fait penser à un aquarium, parce que l’intérieur est peint en bleu-vert, la couleur de l’eau et des algues. Quand je passe devant, je ne peux pas m’empêcher de regarder ce qu’y font les gens, comme s’ils étaient des poissons. 
Je rêvassais aussi au sujet du parc des Buttes-Chaumont, qui entre plein cadre dans le décor, il est le grand voisin de l’Estampe, en fait intégralement partie. 
Mais j’ai perdu ce petit texte, impossible de le retrouver. Pas étonnant, à mon avis. Les idées de ce type disparaissent, elles sont trop légères pour rester à leur place. C’est ce qu’il se passe dans les cafés, l’apparition et la disparition d’idées dont la plupart s’envolent, mais dont il reste tout de même quelque chose. 

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Matthieu Garrigou-Lagrange : La littérature permet de se mettre à la place des autres, de suivre de l’intérieur l’expérience des personnages et donc de refaire sans cesse l’expérience que les autres ne pensent pas comme nous. Chacun vit dans un univers légèrement différent de celui de son voisin. Se le rappeler toujours, c’est se rapprocher les uns des autres. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MGL : Les cafés sont pour moi l’un des hauts-lieux de la civilité. Ils sont l’endroit où l’on fait les choses les plus importantes : discuter, s’approcher, réfléchir. Ils sont les lieux où même les solitaires se retrouvent ensemble. 

Où te sens-tu chez toi ?
MGL : Partout où l’horizon est dégagé. Ce peut être un appartement avec de grandes fenêtres, la terrasse d’un café avec vue, une rive de la côte Lisboète. Mais cela peut aussi être une forêt où, si on ne le voit pas, on peut ressentir partout la présence de l’horizon.

 

BIO 

Matthieu Garrigou-Lagrange est auteur, producteur et journaliste vivant à Paris et Lisbonne. Il produit et anime Salle des archives sur France Culture. Avant cela, il a présenté de nombreuses émissions (Une vie, une œuvre ; La Compagnie des auteurs/des œuvres ; Sans oser le demander ; Géographie à la carte). Dernier roman paru : Le Brutaliste (L’Olivier)

Juliette Mouquet | Boulangerie Bio Cézamie, Colmar

Photo : Alain Barbero | Texte : Juliette Mouquet

 

Cézamie

C’est un lieu qui parle de gourmandise et d’amitié. 

Il y a cette quête du végétal. Toujours en filigrane. Une rivière chante à l’ombre des arbres. Derrière la baie vitrée. 

Le pain chaud laisse des petites graines ensoleillées sur la table.

Le verre claque dans une affection immédiate. Les paroles ont soif de se rencontrer.

Et si on se mettait à l’abri de ce qui crame ? Surchauffe des commentaires derrière l’écran, dans les pots noirs de nos échappées qui nous rattrapent, dans l’insistance de l’empressement.

Et si le loup n’était pas dans le bois mais dans la plaie béante de sa friche.

On dessine avec nos rires des marelles invisibles. On saute à cloche-pied d’un jour à l’autre. On a l’idée du ciel. Alors on lance des cailloux de créativité pour l’atteindre. Une photo, une aquarelle, un poème. La montgolfière est hantée. Il nous faudra toujours recommencer. Sinon se satisfaire. Mais on trahirait la joie pure. Ephémère. D’être artiste.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Juliette Mouquet : La littérature peut décupler la vie et nous permettre d’accéder à une des lois fondamentales de l’univers : l’expansion.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JM : Ce sont des escales pour l’écrivaine voyageuse que je suis. 

J’aime m’immerger dans leurs mélodies mêlant paroles, tintements des verres, vapeur du percolateur et notes d’une chanson. Cela m’inspire pour écrire.

J’aime y observer mes semblables entre deux mondes, celui du social et de l’intime. 

J’aime y boire du vin et applaudir des musiciens. 

J’aime ne plus y aller pour me réjouir d’y retourner. 

Où te sens-tu chez toi ?
JM : Dans la nature. 

C’est en elle que tout a commencé il y a 2,5 milliards d’années quand des bactéries se sont mises à capter la lumière du soleil pour larguer de l’oxygène dans l’atmosphère, formidable photosynthèse. Nous ne pourrions pas exister sans elle. J’ai une profonde conscience de nos origines et de l’interdépendance des êtres vivants. J’ai besoin de me relier à d’autres vies et d’autres énergies que celles des êtres humains. J’aime poser mon front contre le tronc des arbres pour ressentir le pouls imperceptible de leurs sèves. Lorsque je relève la tête, j’éprouve une légère ivresse et un profond sentiment d’humilité. Je crois que c’est ce qu’on appelle « la communion ». 

 

BIO 

Juliette Mouquet est ingénieure en santé environnementale et poétesse, écrivaine voyageuse, chanteuse. Elle a créé, en 2014, La Poésie vagabonde, un périple littéraire et humaniste mêlant animation d’ateliers d’écriture et de lectures musicales à travers le monde. Elle a publié huit livres et un album de chansons pop-folk. 

L’audace du sable, son huitième livre et son premier roman est sélectionné pour plusieurs prix littéraires : le prix du Lys 2024, le prix André Malraux 2024 et le prix Lions 2024-2025.

Plus de détails sur www.juliettemouquet.com

 

 

 

 

Léa Wiazemsky | Café Fleurus, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Léa Wiazemsky

 

Au Fleurus, il y a tous ces bruits qui nous entourent, si communs aux bistrots et qui me sont presque aussi doux qu’un chant d’oiseau tant ils me racontent une histoire.
Le bruit du percolateur, celui du verre sur le zinc, de la petite cuillère en métal dans la tasse à café que fait tourner une main distraite, celui des conversations chuchotées ou un peu trop fortes des autres clients, celui qui vient de la rue avec les rires des enfants qui sortent de l’école. J’aime écouter dans un café, j’aime regarder. M’imaginer des histoires, m’approcher de la vie des gens sans qu’ils s’en rendent compte. Car un bistrot n’est-ce pas tout un monde en soi ?
Sur cette photo, j’observe la rue, ce qu’il s’y passe, ce qu’il s’y joue. J’essaye d’oublier l’objectif. Je n’aime pas être photographiée, me dévoiler. Petit à petit mes pensées s’envolent et je me détends. Je pense à tous ces cafés qui ont fait partie de ma vie. J’ai souvent eu l’impression qu’ils étaient une seconde maison, une planque. Que sans eux, la vie serait bien pâle. Je leur dois beaucoup aux bistrots.

 


Interview

Que peut faire la littérature ?
Léa Wiazemsky : Pour moi, la littérature a une place centrale. J’y nage depuis que je suis née de part mon histoire familiale. Pourtant j’ai mis du temps à oser l’approcher. Jusqu’à mes quatorze ans, ouvrir un livre était une torture. J’étais dyslexique et dernière de ma classe. Et puis il y a eu le déclic à la plus grande joie de mes parents. Aujourd’hui avoir un livre entre les mains me procure une joie sans pareille.

BIO

Mon premier métier avant de devenir écrivain, est celui de comédienne que j’exerce toujours avec bonheur. Toujours ce rapport aux mots…

Barbara Kadletz | Café Kosmos, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Barbara Kadletz | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

On est toujours à la recherche du café idéal. Dans mon cas, privilège des écrivaines à temps partiel, c’est allé si loin que j’ai créé le mien de toute pièce dans un roman. Il s’appelle Im Ruin et j’espère ne jamais le trouver, car il serait triste et ennuyeux que ma quête s’achève un jour… 
Les cafés accompagnent les étapes de la vie. Autrefois, j’aimais aller dans des endroits où le café avait un goût médicinal avec des serveurs désagréables. Par la suite, je me suis cachée dans les dépendances de chaînes de boulangeries, bien à l’abri dans le cocon de leur conformité anonyme. 
Le café Kosmos est un fait du hasard, sans prévenir il est soudain apparu. Deux fois par jour, je passais devant à vélo. Une fois, le matin, très rapidement. Et une fois, le soir, très lentement. Un jour, je suis descendue de vélo et j’ai fait une escale, qui durera le temps d’une étape de ma vie.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Barbara Kadletz : Faire le point, me donner des ailes, m’euphoriser, m’énerver, me stresser, me paralyser & payer mon loyer.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BK : Possibilité d’évasion & lieu de retraite, cachette & antidote au quotidien. Un abri pour toutes les situations de la vie.

Où te sens-tu chez toi ?
BK : Dans un café. Sous l’eau. Dans les souvenirs. Dans les textes. Dans la musique. Sur les pistes de danse. Dans les films. Dans la culture pop. Dans les bons moments. En été.

 

BIO

Barbara Kadletz vit et travaille comme libraire et auteure indépendante à Vienne. Quand elle n’est pas en train de vendre les livres des autres, elle écrit ses propres textes ou parle de littérature – en tant que modératrice, critique ou dans son blog hebdomadaire Das Buch zum Wochenende/BZW. 2e place au concours littéraire FM4 Wortlaut 2018, secrétaire de district à Vienne Mariahilf 2021. 
Publications : les romans Im Ruin et Schattenkühle (Edition Atelier, 2024), ainsi que deux pièces de théâtre avec Ursula Knoll Falten im Anthropozän (Schultz & Schirm, 2022) et Eurostar (Kaiser Verlag, 2020).

Isabelle Germain | La Coupole, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Isabelle Germain

 

Au milieu d’une journée de travail, une pause à la Coupole. Une pause pour prendre ou ne pas prendre la pose ? Regarder au loin, regarder l’objectif, sourire, prendre un air grave, paraître détendue, suivre ou ne pas suivre les très discrets conseils d’Alain ?
Je ne peux séparer mon image de l’image de mon engagement de journaliste et autrice : inscrire dans le paysage médiatique un regard féministe sur l’actualité (dans LesNouvellesNews.fr). Changer le regard que les médias portent sur les féministes. Or les féministes ont mauvaise presse. « Je ne suis pas féministe mais… » disent encore de trop nombreuses personnes – en démontrant le contraire dans la phrase qui suit. Les médias français ont rendu le féminisme honteux. Pendant très longtemps ils n’ont donné à voir des féministes qu’avec parcimonie et en les présentant comme hystériques. Je me souviens d’une longue interview vidéo pour une chaîne nationale au début des années 2000 suite à une enquête et un livre sur la faible visibilité des femmes dans les médias. Le journaliste tentait de me faire sortir de mes gonds. En vain. Je répondais calmement avec des chiffres, des faits… À tel point qu’il a fini par me dire « mais énervez-vous ! ». Son reportage a retenu une très courte séquence de cet entretien. Je n’ai jamais été considérée comme une « bonne cliente » par ces médias qui ne sollicitent les féministes que pour faire un spectacle dans lequel elles servent de punching-ball. Mise en abyme de l’invisibilisation du féminisme et de celles qui le portent. Sourire, être en colère, prendre un air détaché, réfléchir ? Comment dire, en une photo, que le féminisme est un combat politique ?

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Isabelle Germain : Offrir un autre regard, changer de point de vue, soulever de nouvelles questions, étriller de fausses évidences. Toujours faire un pas de côté après avoir écrit. Et recommencer… Ou pas.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
IG : Ce sont avant tout des lieux de rencontre. Rendez-vous professionnels ou amicaux, ils symbolisent l’ouverture aux autres, les promesses de moments agréables ou de beaux projets. J’aime les cafés parisiens chargés d’histoire. J’aime voir les touristes s’émerveiller. Ils me rappellent la chance que j’ai de vivre à Paris.

Où te sens-tu chez toi ?
IG : Partout où je peux m’installer avec mon précieux petit ordinateur. Un train, un hôtel, un bout de canapé, sous un arbre, à l’ombre d’un parasol. Je me sens chez moi dans cette machine qui contient ma vie professionnelle et une partie de ma vie privée et qui me relie au village global.

 

BIO

Isabelle Germain est journaliste et autrice. Après plus de 25 ans de carrière dans la presse économique et d’information politique et générale, elle a créé le site d’information LesNouvellesNews.fr, le regard féministe sur l’actualité. Elle a été présidente de l’Association des Femmes Journalistes (2001-2006) et membre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (2013-2016).
Elle a écrit : Si elles avaient le pouvoir… , Larousse coll. à dire vrai (2009), 18 ans Respect les filles ! avec Isabelle Fougère et Natacha Henry, la documentation française (2009), Le Dictionnaire iconoclaste du féminin, avec Annie Batlle et Jeanne Tardieu, Bourin Editeur (février 2010), Journalisme de combat pour l’égalité des sexes. La plume dans la plaie du sexisme, LNN édition (2021).

Elisabeth Wandeler-Deck | Caffetteria am Limmatplatz, Zurich

Photo : Alain Barbero | Texte : Elisabeth Wandeler-Deck | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

j’écoute le bruit émis par le doux contact d’une lèvre avec l’autre en prononçant un léger mmmm puis en ouvrant la bouche laissant libre cours au passage du souffle aaaaa je prête l’oreille au lieu. Ce lieu. Ce lieu qui m’est cher, la Caffetteria sur la Limmatplatz. Il naît dans l’écoute de l’écoute, là. mf. La machine à café, elle siffle. 

Il est déjà deux heures et demie. 

Je reproduis le tintement, les bruits, et je poursuis jusqu’à la limite de l’extinction du son, précisément jusqu’au bord ténu de la tasse de café. 

J’écoute. Je dis quelque chose. 

J’y vais ou j’y vais pas, je pousse le journal de côté, note un simple mot. ppp. Écrire. 

Là, surgit la grêle, la femme sur la banquette du café se caresse les bras, retrousse une manche, puis l’autre, d’abord la gauche sur la peau délicate et joliment dessinée du bras gauche, jusqu’à ce que le tissu semble sauvagement froncé, puis elle tourne la tête vers la rue, les boutons de rose sous la pluie incessante, ne pouvant pas éclore, expliquant que nous tous, oui, moi aussi, et je l’exprime à haute voix, louchons vers le café, les souvenirs de pâtisseries, mes mots placés dans la vitrine dont la vitre est repoussée, douceurs sucrées matinales se reflétant, rangées et saupoudrées de sucre perlé, consommer, lécher, trancher, découper, observer, ravir, pas rien. 

Sucre perlé ff, enveloppé bien cuit dans du papier de soie. 

Saupoudrage de pâtisseries. Eloignement du café. Conseil de pâtisseries. Quelqu’un le peut toujours. Question de contenu, tout simplement. Convenance disparue, elle, elle aussi. 

Sucre perlé mp

Pause je suis fatiguée, où m’allonger, où sont les miens, je cueille des citrons d’été. 

Sucre perlé. p. 

On aurait pu, les uns les autres, quelque chose, peut-être juste avant de le formuler, bruissement de mots, mf, silence, puis de nouveau bruissement de mots, rythmiques, decrescendo, crescendo, plus tard. Moi vieille femme. 

Pause. 

Et. 

Comment vas-tu. 

Il est déjà deux heures et demie. 

L’abîme. La virgule suivie de points, points d’interrogation, évoluant avec les hauts et les bas de la mélodie de la phrase. 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Elisabeth Wandeler-Deck : La littérature (?) ne peut (parfois) pas pouvoir / ne veut (peut-être) pas pouvoir transgresser (certaines) règles, célébrer la transgression, célébrer le langage dans la transgression, donner matière à célébrer ; la littérature, en tant que littérature, peut donc exposer la transgression dans son devenir à l’attention. La littérature peut éclairer, illuminer, et il y a encore bien d’autres choses qu’elle peut, et d’autres qu’elle ne peut pas. Potentiellement. Parfois elle peut, parfois elle a peur, elle veut s’inspirer, elle veut être célébrée… Elle ne peut rien du tout, il arrive de belles choses et parfois non. La littérature est un art humain. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
EWD : Les cafés sont des îles, où que ce soit. Des nœuds, mais comment. Ils interrompent, quoi que ce soit. 

Où te sens-tu chez toi ?
EWD : C’est la reine des questions. Quand je ne me la pose pas, là où je me trouve, je le sais. Zurich, Maggia, Le Caire, Visby, Zurich. Et dès qu’on me demande si je me sens chez moi à Zurich Affoltern, je m’embrouille – que veux-tu dire, toi qui poses cette question ?

 

BIO

Elisabeth WANDELER-DECK, née en 1939, vit à Zurich-Affoltern et ailleurs. À l’origine, elle est architecte et étudie la sociologie / Gestalt-analyse. En tant qu’écrivaine, elle a publié de nombreux livres ainsi que des publications dans des revues littéraires (dernièrement ZEITZOO et IDIOME ainsi que LICHTUNGEN, DAS NARR) et sur le net (notamment SIGNATUREN). Textes illustrés. Travaux scéniques. En tant que musicienne improvisatrice et rédactrice de textes, elle participe au quatuor d’improvisation bunte hörschlaufen. Collaboration avec des compositeurs et des musiciens. Elle a également réalisé un film. Publications, notamment : VERSIONENLUST, ECHO, Edition Howeg 2022 ; ANTIGONE BLÄSSHUHN ALPHABET SO NEBENHER, Ritter 2022 ; Füllflächen für Geräusche ab 09.10.2023, Klingental 2024. 

www.wandelerdeck.ch 

Tristan Ranx | Le Progrès Marais, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Tristan Ranx

 

Si je me souviens bien, lycéen, nous avions notre café, comme un QG, et je suppose que ce n’est pas une tradition uniquement française mais que cet art du café est partagé en Europe et ailleurs, sauf en Angleterre où les pubs sont évidemment hostiles aux lycéens.

Traditionnellement, bien avant les cafés, il y avait les tavernes, comme le capitaine Alatriste, personnage de Perez-Reverte, qui fréquentait la taverne du Turc à Madrid, pas différente des tavernes des trois mousquetaires.

Un café est une université « in taberna », on y apprend tout, le meilleur comme le pire, qui vont toujours mieux ensemble comme l’alcool et la poésie, l’ivresse et le roman, la fumée amérindienne, les volutes de films noirs, le jazz et la rengaine.

Le Progrès est mon dernier QG et j’y apprends toujours le meilleur et le pire, la séduction ou l’absence, l’aventure ou l’ennui, et les nuits à venir comme celles qui sont passées dans l’oblivion des fêtes parisiennes.

Le Progrès est un café littéraire, si on veut, comme tous les cafés, car il y a toujours des idiots et des ivrognes dans tous les cafés, même s’ils s’appellent Héraclite ou Platon, ils n’en sont pas les avatars, ni les disciples.

Un café doit d’abord être un pilier, une colonne, un roc dans l’espace et le temps. Imaginons qu’il s’agisse du Tigillum Sororium du culte du dieu Janus, dieu des commencements et des fins, des choix et des portes. Les mots « Approche Approche », situés virtuellement derrière le bar, semblent indiquer une forme d’imbrication de deux univers seulement visibles aux audacieux. Le verbe « approcher » voulant dire    « Être sur le point d’arriver en un lieu ». C’est la raison du Progrès.

Le Progrès est ma taverne du Turc et, même si je n’y croise pas Quevedo, j’y rencontre des muses, des passantes et des hommes de bonne volonté, des anonymes, des amis, des fantômes.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Tristan Ranx : La littérature, dans la grande majorité des cas, ne fait rien, pas plus que des cacahuètes à l’apéro. Mais, dans le meilleur ou le pire des cas, elle peut influencer, changer, bouleverser et enflammer le futur. Nul besoin de prix ou de reconnaissance critique. Des petits romans comme Tarzan ou Zorro, comme l’a fait remarquer Umberto Eco, peuvent créer des mythes modernes pour les siècles à venir, là où des prix littéraires admirablement bien écrits finiront à la poubelle en six mois.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
TR : Les cafés, depuis ceux de la Révolution française, où les idées des Lumières circulaient sous le manteau, les cafés de Turin et de Genève où Garibaldi préparait l’unification de l’Italie, les cafés dadaïstes de Zurich, les cafés de Schwabing à Munich où Otto Gross rencontrait Gusto Gräser et Erich Mühsam, les cafés de Buenos Aires où Che Guevara apprenait à tirer par la queue les prémisses de son destin révolutionnaire. Dans ces conditions, dans tous les pays du monde, les cafés devraient être interdits. Et ils le sont déjà, en vérité, car ils disparaissent peu à peu, remplacés par des succursales du gobelet en carton et des caméras de surveillance.

Où te sens-tu chez toi ?
TR : Dans un café de Belgrade, Budapest ou Cluj-Napoca, entre autres cafés et autres villes, avec Le Monde des Ā de Van Vogt devant moi ( j’ai prévu de le relire).

 

BIO

Tristan Ranx est un écrivain et journaliste français. Il étudie l’histoire à l’Université Paris VII. Il réside en Transylvanie où il rencontre et fréquente à l’université de Cluj Napoca , le cercle du professeur François Breda (Breda Ferenc), surnommé « le dernier Transylvain », spécialiste du théâtre hongrois. Il obtient en 2016, un doctorat en histoire à l’université d’Oradea, avec sa thèse sur le mythe de l’Eldorado.

Il commence à écrire dans des revues comme Supérieur Inconnu, Bordel, et des articles dans Libération, standard, Chronic’art, Technikart et Transfuge . En 2009, Ranx publiait son premier roman notable, La Cinquième Saison du monde, sur les derniers pirates de l’Adriatique à Fiume en 1919. Il se distingue par une écriture alliant aventures et voyages, érudition et immersion, notamment dans Nuevo Dorado (Gallimard – 2021), retraçant la quête de la cité d’or à travers un récit de voyage dans les forêts équinoxiales du Guyana sur la trace des conquistadors.

Tristan Ranx continue de jouer un rôle actif à travers ses chroniques littéraires dans le magazine Transfuge.

Yla von Dach | Café Tabac, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Yla von Dach

 

Il ne paye pas de mine, ce café. Pas d’exubérance de fleurs artificielles qui attirent les touristes munis de leurs smartphones, clic, clic, pas de rangées de tables flanquées de leur paire de chaises au dossier tressé, pas de serveurs fringants qui circulent. 
Même pas de nom, à vrai dire. 
« Café Tabac » : est-ce un nom ? 
N’importe quel bled a son « Café Tabac » près de l’église, en France profonde. 

Ici, on est à Paris. Montmartre. On est partout et nulle part, dans un café qui s’appelle « Café Tabac » et rien d’autre. 
Le « Café Tabac » par excellence ? 
Le café est bon, les Flat White et autres Capuccino vous sourient avec leurs dessins, cœur ou fleur. Le palais apprécie. Tout est simple et délicieux, thés, pastéis, gâteaux faits maison, petits plats gourmands, rien n’est tape-à-l’œil. 
Le charme opère dans ce qui est éphémère et permanent à la fois : ce qui est servi, ceux qui servent et, bien sûr : les clients. 

Ils viennent, elles, viennent, partent, reviennent… On commence à se connaître, on reste discret, on se sourit, peu à peu on se salue, on se met à se parler, bonjour, avec un grand sourire, on revient, le cœur rentre en jeu, les sympathies montent à la surface, s’expriment timidement, plus librement. Noble discrétion décontractée.
On se découvre.
On est étonné.
Se font jour des parentés dont on ignorait tout mais que quelque chose en nous a perçu. 
On ignore ce que c’est. Cet instrument de perception dépasse la raison. Logé dans une profondeur inconnue de nous-mêmes, il est comme ce « Café Tabac » : pas tape-à-l’œil pour deux sous, mais performant. 

Mine de rien, des amitiés de café se tissent. 
Mine de rien, le quotidien s’enrichit d’un tissu discret dont émane un parfum d’appartenance. 
Tout solitaire voire seul que l’on peut être ou se sentir par ailleurs, on se retrouve ici alors subtilement relié au monde. 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Yla von Dach : La littérature peut attiser l’écoute. En traduisant ou en lisant, sa musique nous sollicite à de multiples niveaux. Elle peut nous sortir de nous-mêmes, elle peut nous faire rentrer en nous-mêmes. Nous hisser hors des ornières de nos idées, nous plonger dans l’inconnu jamais pensé ni exprimé. Elle peut sauver la vie. Elle peut coûter la vie. Elle ne peut pas sauver le monde. Elle peut ouvrir des horizons à l’infini, jusqu’aux limites de la pensée, à la lisière du silence qui sera toujours plus grand. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
YvD : Le café, c’était tout d’abord le café parisien, premier lieu d’enracinement de l’étrangère venue ici sans connaître personne. J’y prenais le pouls du pays, j’y faisais mon apparition d’inconnue d’abord, de quelqu’un du quartier ensuite qu’on saluait à son entrée. Quelle merveille que cet accueil qui sauve de l’anonymat sans rien demander de plus ! C’était la bouée nécessaire pour passer les premiers mois dans l’océan de la ville.
Et maintenant ? Le café m’a fait parisienne plus qu’autre chose peut-être, étant le lieu où tout est possible : repli concentré et rencontres inattendues, solitude reliée au monde et convivialité au cœur léger. 

Où te sens-tu chez toi ?
YvD : Là où l’atmosphère d’un lieu trouve une certaine résonance à l’intérieur de moi, le sentiment d’être chez soi peut pousser comme une plante sur un terrain propice. Toutefois : Je vois pas mal d’endroits dans le monde où cette semence, probablement, ne pousserait pas

 

BIO

D’institutrice à journaliste, d’émigrée à traductrice et auteure d’un premier livre au titre choquant pour les féministes de l’époque : Histoires de la demoiselle (1982), Yla von Dach a succombé au charme de Paris, à la légèreté dansante de l’esprit français (de l’époque… !), aux finesses de la langue française (dont la mémoire devait sommeiller dans ses cellules, ses lointains ancêtres étant des Huguenots), au point de ne plus jamais repartir pour de bon. Partageant sa vie entre Paris et Bienne, elle a traduit de nombreux auteurs suisse romands du français vers l’allemand et publié, entre autres, trois récits dont aucun se dit « roman ». 

Farah Nayeri | The Pilgrm, Londres

Photo : Alain Barbero | Texte : Farah Nayeri

 

Club Entropy

Il existe aujourd’hui un petit club d’auteurs et d’autrices qui se targuent d’avoir un portrait signé Alain Barbero. J’en fais partie ! Je dois ce bonheur à Alain, et à notre amie commune Corinne Maier, autrice de talent, et membre éminente du club. 
Ma rencontre avec Alain se fait un matin ensoleillé à Londres. Nous avons rendez-vous dans le café où j’écris : le Pilgrm, qui se trouve dans l’espace façon « lounge » d’un hôtel près de la gare de Paddington. En vérité, j’ai un petit battement de cœur à l’idée qu’on tire mon portrait devant le personnel et les clients. J’imagine Alain débarquant avec un équipement encombrant : projecteurs, réflecteurs, trépied …
Il n’en est rien ! Alain arrive de Belgique, patrie d’Hergé, muni d’un petit sac à dos. Avec ses mèches rebelles et son boîtier Reflex, il a un petit air de Tintin ! Nous nous installons un moment en terrasse pour faire connaissance et prendre un bon cappuccino. Il est souriant et aimable : me voilà rassurée. 
La séance de pose est aussi légère que le matériel photographique. Nous nous asseyons à une petite table, face à face, et nous continuons notre causerie, discrètement et à voix basse. Alain prend cliché sur cliché sans que son déclencheur ne fasse le moindre bruit ; les personnes autour ne remarquent rien. Pour me mettre à l’aise, il jubile devant chaque pose — « Ah oui ! C’ est très bien ! » — même si nous savons très bien tous les deux qu’il en faudra bien d’autres avant que la mission soit accomplie. 
Plusieurs douzaines de clichés plus tard, la séance s’arrête, et le déjeuner commence. Alain commande une assiette de saumon fumé, accompagné d’un verre de Bergerac. Puis je le raccompagne jusqu’aux grilles de Hyde Park, et je le remercie. Appareil en main, Alain (alias Tintin) repart allègrement à la conquête de nouvelles plumes pour son club.

 


 Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Farah Nayeri : Elle nous permet d’être beaucoup plus conscients de notre commune humanité.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FN : Primordiale : en début de journée, avec un bon cappuccino, j’ai une concentration bien meilleure et une productivité bien plus importante qu’à mon bureau…

Où te sens-tu chez toi ?
FN : À Londres et à Paris : dans les deux endroits. C’est le meilleur des mondes.

 

BIO

Farah Nayeri est autrice de Takedown : Art and Power in the Digital Age paru aux USA en 2022. Journaliste culturelle au New York Times depuis une dizaine d’années, elle est d’origine iranienne, et habite entre Londres et Paris. Farah a été correspondante de Bloomberg à Paris, Rome et Londres. Elle présente également le podcast CultureBlast qu’elle a lancé il y a trois ans.

 

Brigitta Höpler | Café Am Heumarkt, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Brigitta Höpler | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Les secousses avant le silence

La vitrine réfrigérée, emblème du café nourri au courant électrique.
Un bruit de fond bourdonnant. Les secousses avant le silence.
Parfois, à midi, il y a de la soupe aux œufs.
Et des saucisses d’Augsbourg avec des pommes de terre sautées.
Plat préféré de mon enfance.
Servies sur des tables en marbre ébréchées.
Ici, je suis brièvement hors jeu.
Les fissures dans les banquettes en simili cuir rouge sont 
recouvertes de bandes Gaffa.
Trois miroirs encadrés d’or se renvoient des images.
Sur les portemanteaux, toutes sortes de choses oubliées.
Un papier peint défraîchi, des feuilles grimpantes,
des touches d’architecture romantique.
Et entre les deux, un petit trou noir. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Brigitta Höpler : Élargir les mondes.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BH : Des lieux qui font partie de ma vie depuis que j’ai 15 ans.
Je pourrais raconter ma biographie à travers les cafés. 

Où te sens-tu chez toi ?
BH : Dans les villes, à Vienne.
Au bord des rivières, du Danube. 
Dans les mots, dans mes textes.

 

BIO

Née en 1966, Brigitta Höpler vit à Vienne en tant qu’auteure, historienne de l’art et pédagogue de l’écriture.
Elle est chargée de cours au sein de l’association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture (BÖS). Elle organise des expositions, des lectures et différents séminaires d’écriture.
Ses projets, textes et publications portent sur l’art, l’espace d’écriture urbain ainsi que sur une poétologie de l’observation du quotidien.
www.brigittahoepler.at