Archive d’étiquettes pour : Alain Barbero

Lauren Malka | Le Gourbi Palace, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Lauren Malka

 

Quand j’étais petite, je tombais amoureuse des voyous. Mais ce que j’aimais chez eux, ce n’était pas leur côté « crapule ». Au contraire, je voulais les attraper en flagrant délit de douceur, tirant la langue vers le haut pour colorier méticuleusement leur dessin.
C’est exactement comme ça que je suis tombée amoureuse du Gourbi. Ce rade dans lequel je passe les meilleurs moments de ma vie, seule ou accompagnée, depuis plusieurs années. C’est ce mélange d’abandon et de minutie. Les chaises sont mal calées, s’effritent un peu sous nos fesses. La comptabilité est tenue au crayon à papier (aussi large qu’un fusain), dans un carnet illisible. Mais que le bar soit vide ou plein à craquer, Alex choisit la musique avec une application folle, déterminé à régaler tout le monde. Et surtout il y a cette ardoise que je regarde en souriant pendant qu’Alain prend la photo, impatiente de lui dire ce qui me fait rire (puisque je dois le lui dire « dans ma tête », m’a-t-il dit) : cette ardoise est une pépite. Elle est écrite avec la rondeur studieuse d’une maîtresse d’école. Alex, habillé en survet trop large, qui ne consulte pas de médecin quand il se casse le pied, devient extrêmement pointilleux quand il écrit « frites maison » sur chacune des deux ardoises accrochées dans son bar. De temps en temps, disons une fois tous les trois mois, il lui arrive aussi de créer une carte de chef, affichant un velouté de panais, un tartare de lieu noir, ou des acras qu’il concocte lui-même. Et tout en dévisageant cette ardoise, je me note pour plus tard de demander à Alain pourquoi il a appelé son blog « Entropie ». Cette ardoise n’illustre-t-elle pas à merveille la « néguentropie », justement ? Ce concept de lutte contre le chaos et d’élan tendu vers la vie ? Alain me fait remarquer que je fronce les sourcils. Je dois repenser aux mignons voyous de mon enfance. 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Lauren Malka : La littérature (et les pâtisseries) m’ont, par exemple, permis de discuter avec ma grand-mère maternelle (que j’adorais) jusqu’aux derniers jours de sa vie. Y compris quand elle avait perdu la tête et que j’étais la seule à pouvoir communiquer avec elle. Mon tour de magie était facile : un roman qu’elle connaissait par cœur, dont je lui lisais les premières lignes et une religieuse au chocolat. A partir de là, ma grand-mère était avec moi ! 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
LM : Je suis très exclusive avec les cafés. Généralement, je n’en aime qu’un seul pendant un long cycle de 7-8 ans. Le moment que je préfère dans la semaine, c’est le vendredi, quand je viens attendre la personne avec qui je vais prendre mon premier verre de vin. J’arrive une ou deux heures en avance pour continuer de travailler mais de façon plus détendue. C’est comme si je restais chez moi et que je m’étirais en étendant les pieds jusqu’à mon café préféré !  

Où te sens-tu chez toi ?
LM : Partout où j’ai une bouillotte, un carnet et où je puisse m’isoler sans qu’on me le fasse remarquer. 

 

BIO

Née à Paris en 1983, Lauren Malka est autrice de livres à cuisson lente dont le dernier s’appelle Mangeuses. Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès (Éd. Pérégrines). Elle a aussi écrit et co-réalisé un film-documentaire La France aux fourneaux (90 minutes d’archives présentées par François Morel sur France 5), une série de fictions Le lexique du dyslexique sur Canal + et créé trois podcasts littéraires (pour la Bibliothèque du Centre Pompidou, pour Livres Hebdo et pour l’école Les Mots)

Celia Walden | Cafe Phillies, Londres

Photo : Alain Barbero | Texte : Celia Walden

 

Il est étonnamment difficile de trouver un café local et chaleureux à Londres. Il y a tellement de chaînes sans aucun caractère maintenant, mais mon local, le Café Phillies, est un véritable endroit à l’ancienne « où tout le monde connaît votre nom » et où vous pouvez vous asseoir pendant des heures, écrire ou lire dans un coin, avec seulement quelques locaux occasionnels qui viennent vous dire bonjour.
Avant, il m’était impossible d’écrire dans les lieux publics, mais aujourd’hui je trouve le bruit de fond assez apaisant, en particulier lorsque j’écris un roman. Avec le journalisme, c’est toujours plus simple d’écrire, puisque vous n’êtes pas confronté à votre propre imagination à chaque phrase que vous écrivez, mais avec la fiction, je pense qu’il est vital de ne pas imposer trop de règles dans votre « processus ». Ces règles peuvent très vite devenir des superstitions (et des impédiments) qui vous gênent à chaque étape. « Oh, je ne peux pas écrire si ma table n’est pas orientée est/nord… » Ainsi, être assis dans un café comme celui-ci, où tout le monde autour de vous est détendu et libre, peut souvent m’empêcher de penser à toutes les autres absurdités – et me libère pour écrire.

 


 Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Celia Walden : Les gens parlent de la littérature qui nous emmène dans des endroits lointains et nous permet de vivre des choses que la plupart d’entre nous ne feraient jamais de notre vivant, mais je pense avant tout qu’elle nous connecte tous. Cette sensation lorsque nous nous identifions à une pensée ou à une expérience dans un livre est l’une des plus unificatrices qui soient.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
CW : Les écrivains ont tendance à avoir beaucoup de bruits indésirables dans leur tête. Habituellement, c’est cette voix qui vous dit que vous n’êtes pas assez bon et que vous devriez simplement abandonner maintenant. Avoir le bruit chaleureux et convivial d’un café autour de soi peut souvent être un antidote à cela. Il peut faire taire les bruits les plus antagonistes dans votre propre tête.

Où te sens-tu chez toi ?
CW : Je me sens plus à l’aise à mon bureau, avec un chat sur mes genoux et un autre endormi dans le lit de fortune que j’ai créé pour lui à quelques centimètres de mon clavier. Je suis là pour une seule raison, et il y a quelque chose de rassurant dans cela.

 

BIO

Née et élevée à Paris, Celia Walden est diplômée en littérature française et italienne de Cambridge et est connue pour ses articles sur les questions féminines, la santé et la beauté. Elle est écrivaine et journaliste pour le Daily Telegraph, écrit pour Glamour, GQ, Elle, Harper’s Bazaar, Grazia, Stylist, Standpoint, The Spectator et Vogue russe. Elle apparaît dans des émissions TV comme The Andrew Neil Show, BBC News, Sky News, et sur ITV.
Comme écrivaine, elle a écrit Harm’s Way (Bloomsbury Publishing, 2008), Babysitting George (Bloomsbury Publishing, 2011) nominé pour le prix William Hill Sports Book of the Year (2011), Payday (Sphere, 2021).
Elle partage son temps entre Los Angeles et Londres.

Fanny Saintenoy | Les Pères Populaires, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Fanny Saintenoy

 

Le café Les pères populaires ou Les pères pop ou les PP comme on dit dans le quartier est un refuge, une annexe de nos foyers, un lieu de rendez-vous, une salle d’écriture… Les « pères pop » porte bien son nom en tout cas, un endroit protégé et simple. 

La déco est de bric et de broc : des vieux canapés défoncés, des chaises d’école, des petits carreaux rouges, un transistor et des livres sur une étagère branlante, des toilettes à mille graffitis. Des gens y travaillent pendant des heures en buvant un seul café qui, pendant longtemps a coûté seulement un euro (il est passé à 1,20). En terrasse le client fait le service lui-même, et les soirs d’été le trottoir déborde au coin des deux rues, Buzenval et Grands Champs. 

Il est peuplé d’habitués du quotidien ou du week-end, de mamans sortant de l’école, de quelques égarés, de jeunes et de vieux qui chantent les mêmes chansons quand elles passent sur la sono. Il y a des bandes constituées mais ouvertes et on peut circuler de l’une à l’autre. C’est le repère des gens détendus du quartier, pour les matchs, les élections, les évènements qui nous fédèrent. Le café des pères pop n’aimerait sûrement pas qu’on dise qu’il est devenu une institution. 

J’ai écrit souvent dans ce café, je continuerai, surtout quand je n’y arrive pas chez moi ; je sais que dans cette salle, parfois bruyante et odorante, je pourrai redémarrer. Il est notamment l’endroit de la première page du nouveau livre, celle qui fait le plus peur. C’est le seul café dans Paris où j’ai déjà vu cette inscription en vitrine : « Tel film ou tel livre a été écrit en partie ici ». 

Les Pères pop ont une âme, une identité forte, sans eux, on serait perdus chez nous. 

 


Interview de l’auteure

La littérature peut-elle encore sauver le monde ? – Pourquoi écrire et lire encore ?
Fanny Saintenoy : La littérature, comme la beauté, ne sauvera pas le monde. Il faudra beaucoup plus et sûrement que rien ne pourra le sauver vu la force de la bêtise humaine. Pourtant la littérature, comme la musique, la peinture, certains lieux, certaines personnes, pourraient bien nous aider beaucoup : « sauver » ceux qui ont envie et besoin de saisir la beauté et les extraire du monde par moments. 
C’est pour cela qu’on lit et qu’on écrit encore. On lit pour rêver, apprendre, admirer, s’étonner, rire ou pleurer en étant dans une bulle qui, en même temps, nous fait mieux comprendre le monde. Et j’imagine qu’on écrit avec une espèce d’espoir flou et fou de participer à ce processus, de proposer un moment d’échappée et de connexion qui nous soit propre.

Où te sens-tu chez toi ?
FS : J’ai un rapport très bizarre avec la sensation d’être chez soi. Quand j’aime immédiatement un lieu, parfois très fort, je m’y sens chez moi tout de suite. Je m’y sens liée, en pensant même parfois (faussement, j’imagine) que je comprends mieux l’endroit que les gens qui y vivent. Je suis chez moi dès que je suis « attrapée » par un endroit. Ça peut être un pays, comme l’Inde, une ville, comme Grenade, une maison (dans laquelle je crois avoir vécu 10 ans), quelques montagnes ou un lac.

 

BIO

Fanny Saintenoy s’est lancée tard en littérature. Elle a été professeure de français langue étrangère, assistante de direction, en politique et pour la culture. Le monde du travail doit s’organiser selon elle pour laisser la place à l’écriture et aux déplacements pour rencontrer les lecteurs et ses camarades écrivains.
Depuis 2011 elle a publié quatre romans, dont un avec trois autres romanciers amis, et un recueil de nouvelles qui a reçu le prix SGDL. Elle écrit aussi des poèmes notamment en collaboration avec des photographes.
Bibliographie :
Juste avant, 2011, éditions Flammarion, traduit en hébreu chez Keter Books
Qu4tre, 2013, éditions Fayard, avec Sébastien Marnier, Caroline Lunoir et Anne-Sophie Stefanini
Les Notes de la mousson, 2015, éditions Versilio
Jai dû vous croiser dans Paris, 2019, Parole éditions, Prix SGDL du recueil de nouvelles 2020
Les clés du couloir, 2023, éditions Arlea

Marcelle Ratafia | Le Buisson Ardent, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Marcelle Ratafia

 

Écrire des bouquins, moi ? Je n’aurais jamais parié là-dessus. Ma vie au travail a été faite d’aventures, de hasard, m’amenant des ateliers de dessin aux rues de Montmartre, d’un restaurant de l’avenue Georges V à l’enseignement… Quand tout à trac, avant de siffler mes 30 bougies, l’industrie du livre m’est tombée dessus comme le port salut. Comment aurais-je pu écrire cet ABC de l’argot, mon gros bébé au langage de charretier, s’il n’y avait eu les bistrots ? C’est au Mouffetard que j’ai lambiné pour recommander un café, absorbée par l’écriture de fausses citations argotiques. C’est au comptoir du Verre à Pied qu’un jour de pluie où mon sombre 2-pièces aurait donné au champion de la joie l’envie de se pendre que j’éclusais mon caoua, écoutant l’air de rien les saillies drolatiques de piliers de comptoir en verve. C’est sous les lumières dorées du Louis-Philippe, à l’ombre du vénérable escalier, que je sirotais mon café crème à la santé de mes premiers contrats. C’est enfin à l’abri des fresques 1900 de mon cher Buisson Ardent que j’ai fêté la sortie de ce livre et des autres bouquins, que je continue à écrire à l’ombre des ca-fées. C’est là qu’Alain, aussi pipelette que moi, m’a tiré ce portrait pendant que sans nous connaître, nous jactions à bouche rabattue de Paris, des vieux films, de mes bistrots chéris et des cinémas du Quartier Latin, autre lieu de repli stratégique. Avec son regard de môme et sa faconde passionnée, le rusé photographe me fit oublier qu’il allait débusquer cette expression pensive. Une trogne caractéristique, sans doute, de mes stations prolongées dans mon café d’élection, où le temps coule comme un café au perco.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Marcelle Ratafia : Si la littérature ne peut malheureusement pas grand chose pour la paix dans le monde, elle aura toujours le devoir d’emporter, absolument !

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MR : Un repaire, un abri, un lieu de vie, un endroit qui me protège assez pour avoir à mon tour l’envie de ne pas le voir défiguré. 

Où te sens-tu chez toi ?
MR : Au comptoir : c’est une manie de parisienne, le café n’est pas cher, on y observe les serveurs qui s’y affairent, les gens qui passent en humant le café tout juste moulu.

 

BIO

Passionnée d’étymologies comestibles, Marcelle Ratafia est autrice, journaliste et critique culinaire. 
Tirant son pseudo d’une chanson des Négresses vertes, elle a signé Les ABC de l’argot, du foot et de la mode, elle a publié chez Le Robert  150 drôles d’expressions de la cuisine et  Parlons vin, parlons bien, qui lui a valu le prix Curnonsky 2023 du vin. Dans le milieu, on l’appelle la Bectance, car il vaut mieux l’avoir en portrait à l’heure du dîner! 

Kersten Knipp | Café Bauturm, Cologne

Photo : Alain Barbero | Texte : Kersten Knipp | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Et puis cette brise se propage à l’intérieur, à quatre heures de l’après-midi, et avec elle la lumière, qui glisse sur les larges parasols sur le trottoir à l’extérieur, ludique et sans effort. Ici, à deux mètres du sol, rien ne l’arrête, et elle t’enlace, s’entremêlant avec l’ombre de la salle, dont une extrémité se prolonge sur la rue, ouvrant le regard sur les gens en contrebas, ces clients assis aux tables dehors, tandis que tu as monté les quelques marches pour atteindre la partie supérieure du café, cette place heureusement inoccupée qui te plonge toujours dans un dilemme, car tu ne sais pas quelle est ta relation avec les autres clients : es-tu l’un d’entre eux, dans ce café, ou en es-tu séparé par la légère surélévation, isolé comme un flâneur assis, prenant conscience des autres, et te faisant ainsi sentir à part ? Le Café Bauturm de l’Aachener Straße est pourtant un lieu de communication presque intemporel, précurseur et stimulateur de ce mode de vie urbain qui va désormais de soi à Cologne (il n’en a pas toujours été ainsi), où le café et la scène sont associés : pour toi, c’est depuis longtemps (pas si longtemps) un lieu de rencontre, mais en même temps, c’est aussi un lieu où l’on peut regarder les autres vivre, où l’on peut saisir des bribes du présent, de ce qu’il peut être. Tout cela de préférence, comme tu aimes te l’imaginer – et pas seulement en été – quand la mer est juste au coin de la rue, que sa brise souffle, tout cet air chaud qui n’est pourtant rien d’autre que le présent ardent. Le Café Bauturm, lieu de contemplation, d’émotion, de gratitude.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Kersten Knipp : La littérature ouvre sur de nouveaux mondes. N’y avait-il pas quelque chose sur la page : une idée, une sensation, une suggestion ? Si, et ainsi tu te laisses porter, à travers le texte devant toi, à travers d’autres textes qui mènent à leur tour à d’autres, un voyage tous les jours, la Bibliothèque infinie de Borges. La littérature, un souffle chaud – peut-être de l’éternité ?

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
KK : Tu t’assieds, tu bois et tu regardes. Tu t’imprègnes du monde, des visages, des mouvements, des comportements. Le temps se concentre dans le café, tu peux l’observer, humer son esprit. Il y a quelque chose qui souffle dans l’air, le souffle du café, mais pas seulement. Le café est une rencontre, avec quelque chose ou quelqu’un, peu importe.

Où te sens-tu à la maison ?
KK : une maison : un espace isolé par des murs. Si tu prends cela au pied de la lettre, tu te sens chez toi assis à ton bureau : isolé, seul avec toi-même et tes livres, un dialogue muet. Quelque chose de nouveau naît à ton bureau. Et n’est-ce pas là le plus important qui caractérise les lieux familiers : le fait que tu y crées quelque chose de nouveau ? 

 

BIO

Probablement romaniste avant tout, à l’affût des pays romans, de ce qui les relie à l’Allemagne, de leur passé à notre présent. Espoir : nous sommes liés par l’élégance, aux origines parisiennes de laquelle j’ai récemment consacré un livre, Die Erfindung der Eleganz (Éd. Reclam, Philipp, 2022) ; par l’art de la conversation également, que j’ai traqué, Im Gespräch (Éd. zu Klampen, 2024).

Alexandra Badea | Brasserie Au Comptoir, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Alexandra Badea

 

J’aime écrire dans des cafés. Des bouts des textes, des bouts de réflexions. Sur les notes de mon smartphone ou dans des petits cahiers égarés dans mes sacs. Je ne pose plus mon ordinateur sur les tables des cafés, je garde ce territoire juste pour l’errance et la construction des projets à venir.
Les dernières notes que j’ai écrites dans ce café sont là :
« La question qui se pose aujourd’hui est simple. Que faire ? Que peut-on faire, nous, en tant que citoyennes et citoyens au quotidien, à travers nos actes et paroles pour porter un autre récit ? Si nous n’avons plus aucune confiance dans les représentants politiques qu’on connaît, qui nous ont trahis, qui ont laissé la situation se dégrader pour en arriver à cette montée de l’extrême droite, que nous reste-t-il à faire ? Au-delà de notre vote ? Est-ce encore suffisant dans un tel contexte ? Il y a des voix puissantes parmi les intellectuels, les artistes, les militants qui proposent une autre vision du monde, qui créent de la pensée, du débat, de la dialectique, mais cette parole n’est pas assez valorisée, le discours fasciste a plus de chambre d’échos, plus de surface médiatique. Nous avons besoin de faire entendre cette parole plus que jamais. Nous pouvons encore nous parler, aller à la rencontre de celles et ceux qui ne pensent pas comme nous, les écouter afin de déconstruire ces discours manipulateurs, convaincre celles et ceux qui hésitent sans se positionner en donneurs de leçons. On ne peut pas renoncer à créer de la pensée même si le vent nous est contraire. On ne peut pas renoncer. Pas maintenant. Surtout maintenant. »

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Alexandra Badea : Créer un autre imaginaire, renverser les clichés et les lieux communs, construire une réflexion, créer de l’émotion, guérir.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AB : Ce sont des lieux où je voyage dans ma tête, je me mets en pause, j’erre dans mes pensées, je fantasme sur la vie des inconnus, j’organise ce qu’il me reste à faire.

Où te sens-tu chez toi ?
AB : Partout où je peux écrire ou m’échapper dans l’imaginaire. Même ou surtout dans les chambres d’hôtel, les halls des aéroports, les trains, les bateaux, les parcs, les plages, les sentiers des forêts.

 

BIO

Née en Roumanie, Alexandra Badea est écrivaine, metteuse en scène et réalisatrice. Ses pièces sont publiées chez L’Arche Éditeur et montées en France par elle-même mais également par d’autres metteurs en scène et sont traduites en plusieurs langues. Elle est également l’autrice de deux romans, Zone d’amour prioritaire et Tu marches au bord du monde. En 2013, elle reçoit le Grand Prix de Littérature dramatique pour sa pièce Pulvérisés. Et, en 2023, le Prix du Théâtre de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Elle est Chevalière de l’ordre des Arts et des Lettres. 

Pia Petersen | La Belle Hortense, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Pia Petersen

 

Devant la Belle Hortense, des gens discutent, leur verre à la main. Certains fument. À l’intérieur, c’est plein à craquer. Derrière le bar, Brigitte s’affaire pour servir tout le monde, aidée par A. Elle prend toujours le temps de me dire bonjour, comme A qui fait la navette entre le Petit Fer à Cheval et la Belle Hortense. La salle est exigüe, en longueur, le bar à gauche de l’entrée avec des bouteilles de vin jusqu’au plafond, et à droite, les rayons de livres aussi jusqu’au plafond. Devant, deux tables de bistrot.
Sur les murs, des photos de l’exposition de David Turnley. Les tabourets du bar sont toujours occupés. Parfois Brigitte ré-organise les gens assis pour pouvoir me loger au milieu. Je dis bien loger puisque je me sens chez moi, pratiquement en famille. Du vin et des livres dans un même lieu. J’avais créé, il y a des années, une librairie-café à Marseille parce que je voulais un endroit comme ça pour mes rendez-vous. À l’époque, ça n’existait pas. Il me semble que quelques personnes étaient venues de Paris pour voir. Ils se faisaient une idée comme ça, d’une librairie-bar à vin. J’aime me dire que c’était la Belle Hortense et peut-être que ça l’était.
Est-ce que j’écris quand je viens à la Belle Hortense ? Non, pas vraiment. Je vis plutôt avec. J’ai fini ma journée d’écriture et je partage un verre de détente avec ces livres qui ne sont pas les miens et des amis. Ça fait du bien de voir le livre fini, parti dans le monde pour vivre sa vie. Quand je suis penchée sur mon manuscrit, je ne pense pas au livre fini. Il n’existe pas.

Les livres, c’est mon environnement naturel. Quand je quitte mon manuscrit en cours pour participer au monde, j’aime me trouver dans un endroit où les livres ont leur vie après-écriture. Dans un bar à vin, ils sont si vivants. Pas toujours au centre, le vin étant un compétiteur de taille, ils sont quand même très présents. Ceux qui fréquentent la Belle Hortense aiment le livre. Des mots et des idées traversent la petite salle encore et encore.
Les livres me rassurent et pourtant, à la Belle Hortense, je ne prends que rarement l’un des livres du rayon pour le feuilleter. Il faut savoir se reposer, faire abstraction, prendre ses distances.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Pia Petersen : Sans mots, sans langage, il n’y a pas de monde. La littérature invente des possibilités, elle perce des ouvertures. Elle fait exister ce qui n’existe plus, ce qui n’existe pas encore, ce qui existera un jour.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
PP : J’aime travailler dans les cafés. Lieux de rencontres, Ils sont au centre de la société. Les gens s’y croisent, se parlent, parfois se détestent. C’est se mettre dans la situation de pouvoir écrire sans rien rater du monde qui passe et qui vit autour. Être et ne pas être dans le monde.

Où te sens-tu chez toi ?
PP : Nulle part.

 

BIO

Pia Petersen est née au Danemark. Elle écrit en français et en anglais.
Son dernier ouvrage La vengeance des perroquets est paru aux éditions Les Arènes.
Elle a publié douze romans, dont six aux éditions Actes Sud.
Pia Petersen a exploré le métier du livre en créant la librairie-café Le Roi Lire à Marseille
Elle a reçu divers prix, notamment le Prix de la diffusion de la langue et de la littérature françaises, l’Académie française, 2014, et récemment le Prix International Rotary – Pen Club de la langue française, 2024.
Elle a participé à plusieurs résidences : Haïti, Chine, Chaumont, Lille.
Site : piapetersen.net

Jürgen Heimlich | Konditorei Oberlaa am Zentralfriedhof, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Jürgen Heimlich | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

15 novembre 2024
Il y a 14 jours, le cimetière central de Vienne a fêté ses 150 ans. Et aujourd’hui, je suis assis avec Alain au café du cimetière. Il était déjà là avant moi. Nous nous saluons comme de vieilles connaissances. Pendant quelques minutes, nous échangeons de manière informelle. Alain me raconte l’histoire de la création de Café Entropy. Il sirote une tasse de chocolat chaud et moi un bol de thé vert. Puis il sort son Leica et me prend pour cible. Il me photographie et me contextualise dans la pièce. Je penche la tête vers la droite et regarde par la fenêtre. Je vois une minuscule partie du cimetière central. Le début de l’allée principale qui mène de l’entrée du deuxième portail à l’église du cimetière et au-delà. Et aussi une partie de l’exposition en plein air qui présente des photos d’animaux. Personne n’a pris place dehors aujourd’hui. Il fait trop froid pour cela. Au printemps et en été, j’aime m’y asseoir. J’aime rencontrer des gens qui aiment les cimetières. Et puis nous racontons nos expériences, à l’intérieur et à l’extérieur des cimetières. Alain me demande de tourner la tête dans sa direction. Il appuie plusieurs fois sur le déclencheur. Je regarde le mur légèrement taché, je me concentre sur les cheveux hirsutes d’Alain, je pense, comme il me l’a suggéré, à un projet qui m’attend. S’il pouvait lire dans les pensées, il saurait qu’il concerne la mort. Mais Alain me fait aussi rire. C’est comme de la magie. Ça arrive comme ça. Nous discutons avec la serveuse.  Des personnes grandes et petites s’assoient à la table voisine. Une femme plus petite me sourit. Après tout, les chemins d’Alain et de moi pourraient déjà se séparer là. Mais nous nous rendons ensuite au tramway, faisons quelques arrêts ensemble et nous nous disons au revoir avant qu’Alain ne descende. Une rencontre au cimetière central qui restera gravée dans ma mémoire.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Jürgen Heimlich : La littérature peut enchanter, déranger, évoquer des souvenirs, créer un contact avec des mondes étrangers et connus, mettre le monde à l’envers et à l’endroit. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JH : Les cafés sont des lieux d’inspiration et de dialogue. Les cafés m’invitent à une redécouverte permanente. Les cafés ont une histoire que tous les clients, et donc moi aussi, contribuent à écrire. Les cafés me permettent de respirer et de rassembler mes forces. Les cafés ne me laissent jamais indifférent. 

Où te sens-tu chez toi ?
JH : Là où je suis en lien avec les gens et la nature. Là où je communique avec les animaux et les gens. Là où je suis hors de moi. Là où l’art me fascine. Là où je m’oublie moi-même. Là où je rencontre des merveilles déguisées en hasard. 

 

BIO

Jürgen Heimlich est né en 1971 à Vienne. Il a suivi une formation dans l’édition qui a renforcé son intérêt pour la littérature. Auteur, écrivain, rédacteur et passionné de cimetières. En 2016, il s’engage pour l’allemand simplifié en tant que genre littéraire et depuis, le thème de la résistance au régime nazi ne le quitte plus. 
Dernières publications : Einer und Keiner von 600 Hingerichteten, coéditeur, Innsalz, 2021, Blumfeld und der Tod, deux récits avec des croquis de BD de Thomas Fatzinek, Buchschmiede, 2024.

Günter Vallaster | Gasthaus Automat Welt, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Günter Vallaster | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le Palác Svět (palais du monde) de Prague, bâtiment constructiviste à ossature en béton armé, rectiligne et mutifonctionnel, ressemble à un grand H. Il abritait notamment le cinéma Svět et le self-service Automat Svět, où venait souvent un grand H de la littérature mondiale : Bohumil Hrabal. 
Caché à Prague depuis des décennies derrière des palissades en bois et laissé à l’abandon, on ne peut que féliciter Georg Aichmayr d’avoir fait revivre l’Automat Svět à Vienne avec l’Automat Welt en hommage à Hrabal, créant ainsi un lien parfait entre café, restaurant et littérature. Ici, je ne peux et ne veux être qu’un hôte, avec un petit h, représentant de nombreux autres clients et clientes, passionnés de littérature.
Et même si j’y vais parfois seul : au moins Hrabal est toujours là. Ou, en paraphrasant une citation de Bohumil Hrabal tirée de sa nouvelle Automat Svět, qui y est répétée à l’envi :
Et depuis le Volkertmarkt provenait une musique joyeuse et des éclats de voix, qui se transformaient en rires irrépressibles avant de pénétrer dans l’auberge Automat Welt.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Günter Vallaster : La littérature peut aider à voir plus loin que le bout de son nez, éviter de dérailler, pour in fine tirer sa révérence, le devoir accompli.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
GV : L’entropie thermodynamique, c’est-à-dire le confort douillet qui se diffuse immédiatement lorsqu’on entre dans un café comme Automat Welt, ainsi que l’entropie informationnelle, c’est-à-dire le contenu qu’on peut isoler du bruit de fond et des bribes de conversation, selon la formule Quoi ? x hein ? / s’il te plaît. 

Où te sens-tu chez toi ?
GV : Dans un bon livre, avec de bonnes œuvres artistiques, de la bonne musique, un bon repas, une bonne conversation. Bref, avec tout ce qui est bon, volontiers aussi dans un bon café.

 

BIO

Günter Vallaster vit et travaille à Vienne comme auteur, éditeur, professeur de langues et pédagogue de l’écriture. Dernier article publié : Megaprompts dans V#40 – Ach, KI ! (Literatur Vorarlberg, 2024).

François Debluë | Brasserie La Coupole 1912, Vevey (Suisse)

Photo : Alain Barbero | Texte : François Debluë

 

À la table voisine

 

À la table voisine de la mienne, ce matin, un jeune couple refait non pas le monde, mais sa propre vie de couple, en un moment où elle pourrait bien se défaire.
Je le devine au ton de l’échange, aux arguments qui parviennent par bribes jusqu’à moi.
Je ne tends pas l’oreille, je ne voudrais pas être indiscret, mais enfin l’établissement est de taille modeste, les tables sont proches les unes des autres et tous deux parlent assez fort pour qu’ils m’empêchent de lire les pages que je voudrais lire : «  – Moi, dit-il, je suis prêt à… – Tu comprends que…, réplique-t-elle – Ouais, mais je n’ai pas le choix… – Et moi, je ne veux pas te mentir… »
Les détails se perdent dans la rumeur alentour et l’on reprend sa lecture ou l’on feint de la reprendre.

À une autre table, une femme seule, la trentaine, fait la navette entre son ordinateur et son téléphone portable.
Le masculin du couple, entre temps, a monté le ton. Il parle maintenant du beurre et de l’argent du beurre.
Plus loin, deux femmes, face à face, séparées par l’écran de leurs ordis, ne disent mot, chacune plongée dans son propre monde et sa tasse de thé.
Juste à ma droite, un homme seul se gratte le nez et médite en silence, un journal replié devant lui, dont la lecture l’aura accablé, à moins qu’il ne l’ait pas encore entamée.

Voilà bien ce que nous offrent les cafés du monde et celui-ci en particulier, ce matin : des fragments de vies vivantes, des échanges, des rencontres ou des échantillons de cruelles solitudes.

L’heure du café, c’est cela aussi : le temps de se poser, celui de reprendre les forces nécessaires à la poursuite des grandes et petites manœuvres du jour.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
François Debluë : Elle sait assez son impuissance face au mal, face à la violence, à l’injustice.
Elle a cependant le devoir, parfois, de témoigner.
Je travaille en ce moment à des Poèmes par temps de guerre, après avoir publié naguère Trente-trois poèmes par temps de pandémie. Je sais bien ce qu’il y a de dérisoire à semblable démarche. Mais ai-je le choix ? J’aurais mauvaise conscience de mon silence, plus que je n’en éprouve à écrire ces pages.
Reste qu’il m’arrive aussi bien de dire la beauté du monde, la beauté de la relation humaine, la beauté d’une œuvre d’art…

C’est là une démarche, non pas une théorie de la littérature.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FB : Je les fréquente occasionnellement. Par gourmandise. Mais aussi par goût de la proximité des hommes et des femmes alentour. Je les observe, je les écoute…
Contrairement au Georges Haldas de La légende des Cafés , qui écrivait quasi exclusivement dans les cafés, je n’y écris guère. Je préfère la cellule de mon domicile, à l’abri du bruit et des regards et au milieu de mes livres. 

Où te sens-tu chez toi ?
FB : Chez moi. Mais aussi dans le théâtre du monde, dans les librairies, dans les salles de concert et de spectacle.

 

BIO

François Debluë est né près de Lausanne (Suisse), en 1950. Il a publié des proses, des récits, des réflexions et nombre de recueils poétiques. Parmi ses publications : Conversation avec RembrandtPour une part d’enfance (poèmes, dont un extrait a été traduit en allemand par Yla von Dach pour la revue viceversa 17, Rotpunktverlag Zürich, 2023), La seconde mort de Lazare, Prix suisse de littérature en 2020 ou Le livre des reflets et des ombres. Dans la traduction d’Yla von Dach est également paru le récit Troubles Fêtes (L’Age d’Homme, 1989 – Jubel Trubel, Benziger, Zürich 1993.) L’auteur représente la Suisse francophone dans plusieurs jurys en France. L’ensemble de son œuvre a été couronné par les Prix Schiller et Edouard Rod.