Archive d’étiquettes pour : Bistrot

Kurt Ryslavy | À la Mort Subite, Bruxelles

Photo : Alain Barbero | Texte : Kurt Ryslavy | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

En 1987, j’ai découvert et appris à apprécier cette brasserie typiquement bruxelloise, plus de dix ans avant qu’elle ne soit classée au patrimoine culturel. Il y avait toujours des places libres, les murs étaient d’une agréable couleur nicotine et la hauteur impressionnante de la pièce permettait aux fumeurs de cigares cubains de ne pas attirer de regards réprobateurs d’autres clients. La décoration grandiose composée de miroirs se faisant face attire le regard vers l’éternité, l’architecture intérieure raffinée ayant évité de les placer trop bas sur les murs. D’où je viens, le style des grands cafés est généralement plus ancien que ce joyau bruxellois, ce qui contribue à entretenir le conservatisme, ce qui n’est pas nécessairement un inconvénient.

Comme beaucoup d’artistes dans l’histoire, j’ai utilisé une telle atmosphère pour m’éloigner de mes propres murs étroits, pour pouvoir me confronter à d’autres mondes intellectuels (livres), pour passer le temps d’attente (avant/après) la cinémathèque et pour économiser des frais de chauffage. Aujourd’hui, je m’y rends moins souvent, on y voit davantage de touristes.

J’aime montrer À la Mort Subite aux nouveaux arrivants à Bruxelles, c’est pour moi toujours un lieu de calme intellectuel et atmosphérique, avec un service professionnel et chaleureux, de l’humour, une carte limitée et des boissons locales, un aspect positif qui empêche le tourisme de devenir envahissant.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Kurt Ryslavy : La littérature peut éveiller l’intérêt et inciter à la lecture. Rien de plus.

Le café (ou le café que tu as choisi) est-il plutôt un lieu de retraite, de recueillement, ou bien un lieu de rassemblement ?
KR : Ni l’un ni l’autre. Comme son nom l’indique, la Brasserie À la Mort Subite est un lieu de surprise, tout au plus, car quand on meurt soudainement, on n’a plus le temps d’être surpris. Mais je dirais un lieu d’inspiration, de découverte, de libération, où l’on peut reprendre une grande bouffée d’air. Y rencontrer quelqu’un de temps en temps, c’est bien aussi. Je dois dire que cet endroit était plus important pour moi autrefois qu’aujourd’hui, car j’ai pu créer un tel lieu chez moi. En 1987, quand je suis arrivé à Bruxelles, je n’avais pas cela à la maison.

Où te sens-tu chez toi ?
KR : Là où rien ne me pèse. Ce n’est ni l’Autriche ni la Belgique. Ce n’est ni une église, ni une synagogue, ni une mosquée. Ce n’est pas non plus un stade de football ou une foule.

 

BIO

Kurt Ryslavy est autrichien et vit depuis 1987 à Bruxelles, berceau du surréalisme. L’originalité de son approche réside dans le fait qu’il associe son activité artistique à une activité commerciale austère. Il s’intéresse à la philosophie, à la littérature et à l’art (il apprécie notamment Montaigne, Ludwig Wittgenstein, Walter Benjamin, Paul Feyerabend) et se consacre depuis 1991 au commerce du vin autrichien (pour ne pas avoir à enseigner à l’Académie des Beaux-Arts), davantage par passion pour les aspects philosophiques que techniques du vin. Il est néanmoins membre de l’Académie royale flamande de Belgique des sciences et des arts.

Jean-Philippe Domecq | La Maison Blanche, Paris

Photo : Alain Barbero |  Texte : Jean-Philippe Domecq

 

« A la table du café notre héros se tenait assis, eh oui ! Très absorbé par le spectacle de ce qui l’entourait – il n’y avait pourtant pas matière à éblouissement, ce n’était là que les petits riens qui constituent l’ordinaire (…). Il n’était plus que murs, clients, verres de bière. Il en était à constater qu’il y avait un verre sous ses yeux, et sa main à côté pareillement posée sur la table. Dans la bière, des bulles. Il leva les yeux : que de gens ! que de présences ! Il eut un beau sourire : c’était le sourire ému du savant à l’aube de la découverte, c’était l’effet de la totale nouveauté. (…) Il considérait la distance séparant les buveurs solitaires – ils étaient rares. Certains étaient saturés d’intentions, d’autres emmurés. Il suffisait d’écouter par en-dessous. (…) les gens qui parlaient entre eux, la conversation sympathique, (…) tout ce cheminement de bouche à oreille avec allers-retours plus ou moins rapides, le cortège des mains autour des paroles, les bustes qui ployaient, et surtout le colportage des regards à travers la salle. Sans vraiment les entendre – et sans doute grâce à cette surdité momentanée -, il percevait les sous-entendus des conversations comme autant de post-scriptums.

Et puis, voilà que son regard balança au gré de l’ampoule électrique qui tremblait légèrement au-dessus du comptoir. Elle lui parut fort belle, cette ampoule ventrue au bout du fil électrique torsadé. Il la voyait pendre, comme jamais ampoule n’avait pendu. (…) Plus tard, bien plus tard, on le retrouva en train de constater que le ciel était sombre : il était sur un trottoir et marchait. »

(extrait d’Une Scrupuleuse aventure, éditions Papyrus, Paris, 1980)

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour vous ?
Jean-Philippe Domecq : L’ouverture, l’ouverture à tous les possibles de la vie.

Que représentent pour vous les cafés ?
JPD : J’y vais le moins possible, j’y vais pour les rendez-vous puisque c’est ainsi qu’on fait, mais je n’aime pas du tout, c’est s’imposer d’être « parmi ». 

Pourquoi avez-vous choisi « La Maison Blanche »  ?
JPD :  Ah, avec ce grand café c’est autre chose, tout autre chose ! Je m’y sens « chez moi », étrangement, alors que j’y ai débarqué une nuit par hasard, fort tard après minuit, et je me suis retrouvé au bar parmi la faune des noctambules qui viennent là par errance ou par habitude ou avant ou après le travail très matinal ou nocturne puisque ce grand café face à la Gare du Nord est ouvert toute la nuit. Des têtes et gens de tous horizons sociaux et continentaux mais, hormis les classiques escarmouches dont le personnel détourne la violence potentielle avec une science impromptue qui m’a fasciné, on se regarde ou se parle comme si on était en affinités dès qu’on passait le seuil d’entrée, avec une politesse tacite spontanée, par-delà toute différence. Pour moi c’est devenu le repère façon Nighthawks, célèbre tableau d’Edward Hopper, si bien que lorsque j’y convie quelqu’un, je dis « allons à Nighthawks !… ». J’aime ce décor resté années soixante, sa lumière acide de tableaux milieu du XXème siècle, le cuir et le bois sur le dallage. Et parmi tous il y a Julien : un des maîtres-serveurs qui m’a fait l’immense et joyeux honneur de venir me serrer la main en me voyant débouler avec des amis alors que je n’étais plus venu depuis deux ans : « Longtemps qu’on ne vous avait vu », me dit-il d’un air malicieux et si sympathique ; immense honneur pour moi car j’avais remarqué comment cet homme d’expérience réglait tous les cas avec un tact psychologique dont je m’étais dit toute la profondeur d’expérience humaine, et qui en fit pour moi le Garçon de Café Absolu, celui qui démentait la méditation philosophique de Sartre sur le garçon de café. Julien est de ces êtres qu’on souhaite à l’humanité ; j’en ai eu ample confirmation puisque, depuis, nous dialoguons régulièrement quand il passe encore en cette fin de sa carrière, et tout va de soi entre nous, chose rarissime entre humains quand on n’a même pas à suggérer le sous-entendu de ce qu’on se dit. Chapeau, Julien, grâce à vous j’ai motif de parier sur l’humain.

Que faîtes-vous quand vous n’êtes pas dans les cafés ?
JPD : Je respire. Sans sortir. Sortir, sortir, toujours sortir… est-ce qu’on a demandé à naître ? Non. Bon alors, qu’on ne nous en demande pas plus.

 

BIO

Jean-Philippe Domecq est romancier, auteur de deux cycles romanesques, « Les Ruses de la vie » et « La Vis et le Sablier » (Métaphysique Fiction), dont Cette Rue (Prix du roman de la Société des Gens de Lettres 2007, et Le Jour où le ciel s’en va, Prix Tortoni 2011) ; et essayiste, auteur de Robespierre, derniers temps (Prix du Salon du Livre 1984), il a composé une Comédie de la Critique sur l’art contemporain (réédition en 2015) et sur la réception littéraire (Qui a peur de la littérature?, réédité en 2002, Prix international de la Critique du Pen-Club). Parmi ses derniers titres parus : Le Livre des jouissances, Qu’est-ce que la Métaphysique Fiction?, La Monnaie du temps. Pour la quarantaine d’ouvrages parus à ce jour, voir: www.leblogdedomecq.blogspot.com