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Marcelo Lapuente Mahl | Café A, Paris

Photo : Alain Barbero  | Texte : Marcelo Lapuente Mahl | Traduction : Lionel Féral

 

Je m’endors

Mes tempes palpitent
J’ôte mes lunettes pesantes
et les pose doucement
sur la table

Dans les yeux myopes
se forgent des images floues
Des gens racontant des histoires sans importance
sur leurs aventures de par le monde

Impatient
je tapote du bout des doigts
le plateau de bois sombre
Un, deux, trois…
Un, deux, trois…
et je sais qu’il est déjà tard

Une dernière tasse de café
et finalement
je m’endors.

(Paris, nov./déc. 2021)

 

Original (portugais)


Eu adormeço

Minhas têmporas latejam
Retiro os óculos pesados
e os coloco lentamente
sobre a mesa

Nos olhos míopes
se forjam imagens desfocadas
Pessoas dizendo histórias sem importância
sobre suas aventuras pelo mundo

Impaciente
bato com a ponta dos dedos
no tampo de madeira escura
Um, dois, três…
Um, dois, três…
e sei que já é tarde

Só mais uma xícara de café
e eu finalmente
adormeço.

(Paris, nov/déc 2021)

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi ?
Marcelo Lapuente : Plusieurs réponses sont possibles à cette question. J’aime à penser que la littérature est la manifestation artistique la plus complexe d’une langue. Dans le cas de la langue portugaise, nous avons de magnifiques exemples de cette définition : Fernando Pessoa, Carlos Drummond de Andrade, João Guimarães Rosa, Jorge Amado, Clarisse Lispector, Mia Couto, Pepetela, José Saramago… La littérature produite en portugais est un monde infini qui m’émerveille.

Que représentent les cafés pour toi ?
ML : Les cafés sont des lieux de rencontre. Je me sens à mon aise à l’intérieur d’un café confortable et convivial, où l’on peut réfléchir à la vie, faire des projets pour le futur ou simplement laisser passer le temps. Pour moi, les cafés représentent l’une des créations les plus importantes de la modernité urbaine.

Pourquoi as-tu choisi le Café A ?
ML : Le Café A se situe dans les locaux de la Résidence Les Récollets, un lieu démocratique, qui accueille des artistes et des chercheurs étrangers à Paris. Cette vocation plurielle de l’espace constitue l’essence du café A, où l’on peut discuter avec des journalistes, des artistes plastiques, des professeurs, des photographes, des écrivains, des cinéastes, des musiciens, afin d’échanger des idées, des projets et des visions de la vie. C’est l’environnement idéal pour observer la diversité du monde.

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
ML : Lorsque je ne suis pas avec mes proches, je me consacre à l’enseignement et aux questions administratives à l’université. Mais, j’ai toujours le temps de prendre un café sur le campus. J’ai la chance de travailler dans une région productrice d’un excellent café, et les amateurs de cette boisson, comme moi, en profitent quotidiennement.

 

BIO

Marcelo Lapuente Mahl, brésilien, est historien et poète. Professeur à l’Université Fédérale d’ Uberlândia, dans l’État du Minas Gerais, au Brésil, il enseigne l’histoire et le journalisme. Outre les travaux académiques, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de poésie, Fogo Fátuo – combustão espontânea (2020), Entre Ruínas – imagens de Herculano e Pompeia – uma arqueologia poética (2022), ainsi que É hora de sentir destiné au jeune public. En partenariat avec la revue Alterjor, Marcelo Lapuente Mahl a également développé le projet Audiolivropoesia www.usp.br/alterjor/.

 

 

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Jana Volkmann, Raphaela Edelbauer, Café Kriemhild, Wien, Vienne

Romina Nikolić | Theatercafé, Iéna

Photo : Alain Barbero | Texte : Romina Nikolić | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Est-ce que je peux encore être heureuse,
Voilà ce que tu me demandes et je te réponds : regarde, la clarté
du ciel nocturne, le jardin glacé…
En toute quiétude, un cerf mâche les branches
du cerisier qui n’a jamais grandi, dans l’obscurité,
enveloppée dans une couverture, je me tiens devant la fenêtre
grande ouverte et j’aimerais que tu sois là,
nu et encore éveillé… Je dis : regarde, le bonheur
est un animal vigoureux, Orion, l’étincelle
au moment où une branche se brise

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Romina Nikolić : La littérature est ma raison de vivre. Il ne se passe pas un jour sans que je ne m’y consacre d’une manière ou d’une autre, même si je ne peux pas écrire moi-même tous les jours.

Que signifient les cafés pour toi ?
RN : Les cafés sont pour ainsi dire un prolongement de mon bureau où, en plus de pouvoir écrire, il est possible de délirer sur des idées et des concepts avec d’autres personnes. Ce n’est que l’année dernière lorsque les rencontres n’y étaient plus possibles que j’ai vraiment pris conscience de leur importance pour mon travail.

Pourquoi as-tu choisi le Theatercafé ?
RN : Je dois être un peu nostalgique… C’est joli et confortable et je le connais depuis mes études. En face, il y a la cabane de jardin de Friedrich Schiller, dans laquelle se déroulaient à l’époque de très bons séminaires littéraires de Jan Röhnert, auxquels il invitait personnellement les auteurs dont nous traitions les œuvres. Après, nous allions généralement ensemble au Theatercafé et poursuivions les discussions autour d’un café ou d’un pastis. 

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
RN : Je vais simplement discuter ailleurs ! Ou j’écris. Partout où mon travail me mène. Mais de préférence au château de Ranis.

 

BIO

Née à Suhl, Romina Nikolić a grandi à Schönbrunn (Thuringe). Elle a suivi des études de littérature et de philosophie à Iéna et Brunswick. Depuis 2009, elle contribue à divers projets de séries de livres, à des ateliers, initiatives littéraires et associations en Thuringe. En 2012, elle a reçu la bourse Walter-Dexel. Son recueil de poésie Unterholz paraîtra en 2022. Elle vit à Iéna comme poétesse, librettiste, éditrice et médiatrice littéraire.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Jana Volkmann, Raphaela Edelbauer, Café Kriemhild, Wien, Vienne

Raphaela Edelbauer & Jana Volkmann | Café Kriemhild, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Raphaela Edelbauer, extrait du roman Die Inkommensurablen (parution 2023) | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Puis la lumière du soir a surgi, trompeuse, étouffante et soudaine.
Au milieu de l’agitation, le crépuscule nautique avait surpris la ville ; il s’était emparé des bras des gens encore humides de sueur, sur lesquels la chair de poule se propageait, car chacun était encore légèrement vêtu en raison des chaudes journées. Pendant tout l’été, l’étoffe solide d’un été indolent avait recouvert le ciel, vide d’orages et empli de la chaleur résiduelle. C’est ainsi que l’on se nourrissait encore dans les jardins et terrasses des cafés.
Mais tout à coup, on prit conscience que les aiguilles étaient tombées des cadrans et que, surprises par leur propre élan, elles oscillaient à nouveau au-dessus du chiffre neuf. Dans le même temps, les étoiles et le reflet déclinant de la journée d’été sursautèrent de leur rencontre.
Les gens, dont la peau exposée s’était soudain mise à trembler comme les crêtes de vagues, étaient encore assis à l’extérieur en riant et tentaient de faire disparaitre ce coup de tonnerre derrière des anecdotes. Pendant ce temps, la lumière se dispersait et se drapait progressivement de noir. D’abord rougeâtre, puis brisée par les faîtières en stuc des lieux, la soirée se déployait sur eux. D’un seul coup, l’excitation se répandit comme un murmure et il devint clair pour tous. Demain, l’ultimatum expirerait.

Tir de salve, attaque sur la tour, c’était la guerre.

Mais le couvre-feu n’était pas encore arrivé. Il ne se montrerait pas avant le lendemain matin. De plus en plus de gens se pressaient dans la rue, alors que les terrasses des cafés étaient depuis longtemps pleines à craquer. On s’installait donc dans la rue, comme pour montrer à l’extérieur que son propre corps n’était déjà plus le sien, mais appartenait à la société. Ce qui, rationnellement, était encore retardé par une nuit d’inertie, était déjà décidé dans l’habitus : un corps populaire, un corps guerrier.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Raphaela Edelbauer : La littérature est à la fois une philosophie appliquée et le moyen le plus direct d’aborder ma question existentielle, à savoir ce qu’est réellement le langage. Elle est politique en ce sens que nous ne pouvons pas quitter le média dans lequel elle se déroule, même pas pour en discuter.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RE : En tant que Viennoise, c’est certainement une honte de dire cela, mais : pour mon processus d’écriture, aucune. En privé, j’aime profondément cette ville et donc sa culture des cafés – même si l’élément discursif pour lequel elle était célèbre dans le passé devrait être davantage encouragé.

Pourquoi as-tu choisi le Café Kriemhild ?
RE : C’est mon amie Jana Volkmann, qui est sans conteste assise à côté de moi sur la photo, qui l’a choisi.

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
RE : Écrire, ramer et jouer aux jeux vidéo sont mes piliers.

 

BIO

Née à Vienne en 1990, Raphaela Edelbauer a notamment reçu pour ses livres le prix du public Bachmann, le prix littéraire Rauriser et le prix Theodor Körner et a été nominée pour le prix du livre allemand. Dernièrement, elle a remporté le prix du livre autrichien pour DAVE (2021)

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Petra Piuk, Café Europa, Wien, Vienne

Jana Volkmann & Raphaela Edelbauer | Café Kriemhild, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Jana Volkmann | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

À la lumière, je ne suis pas encore vidée de tous mes mots. Entre-temps, je me suis souvenue de vieux rêves qui avaient un éclairage très particulier : la pluie, la nuit, les phares des bus et la lumière qui tombe à travers les fenêtres des cafés. Et j’ai tiré les rideaux et pris une décision.
J’ai travaillé un temps dans un cinéma qui s’appelait Lux Lichtspiele. Tous les mardis, un homme venait au cinéma entre les séances, achetait un seau de pop-corn à 9 euros et disparaissait. Je me suis dit qu’il vivait peut-être séparé de sa famille et qu’il recevait chaque semaine la visite de son enfant, avec lequel il mangeait le pop-corn, mais n’allait jamais au cinéma. Les rituels sont dimensionnants. Je pense souvent à l’homme au pop-corn lorsque je passe devant un de ces cinémas vieillissants et démunis dont on ne sait même pas s’ils sont encore en activité.
Tu m’as donné il y a quelque temps le livre sur les lucioles de Georges Didi-Huberman, dans lequel il parle de l’œuvre de Pasolini et de son attitude envers la lumière. Le fascisme y est associé à des projecteurs « lointains et sauvages », éblouissants : des « yeux mécaniques ». Il leur oppose les lucioles. La lumière vivante,  organique, qui était déjà en train de disparaître du vivant de Pasolini. C’est une lumière ludique, dansante, vulnérable, faible.
J’ai consulté le site internet des Lux Lichtspiele, et je suis heureuse de pouvoir dire que le cinéma existe toujours. Vu la situation mondiale, il est devenu provisoirement un ciné-parc, situé à un carrefour d’autoroutes. On dit que la machine à pop-corn a également suivi dans le déménagement. Je me demande à quoi elle ressemble lorsqu’elle est seule sur le terrain après que les spectateurs sont rentrés chez eux. Elle a devant elle un grand écran et la nuit noire. Je me demande si la machine à pop-corn clignote quand elle fait un mauvais rêve, si elle scintille comme lors d’une interférence, mais on ne voit probablement rien depuis l’autoroute.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Jana Volkmann : Pour moi, la littérature est une forme de philosophie avec des moyens artistiques, l’interface entre le langage, l’esthétique et l’idée. L’écriture et la lecture sont pour moi des outils de connaissance essentiels.

Que signifient les cafés pour toi ?
JV : Les cafés sont une grande découverte ; j’envie vraiment les cultures où ils ont un statut encore plus élevé et sont l’épicentre de toutes sortes d’événements culturels et politiques. J’aime particulièrement l’imprévu auquel on est exposé dans le café : ne pas savoir qui va passer la porte et quel journal va être laissé à la table voisine. Et les codes de comportement spécifiques et subtils qui permettent de contrer ces impondérables avec fiabilité.

Pourquoi as-tu choisi le Café Kriemhild ?
JV : Pour être tout à fait honnête : Je l’ai choisi en imaginant la mise en scène pour la photo, car je trouve que c’est avant tout un très joli café qui a de l’allure comme décor. 

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
JV : J’aime toujours travailler à mon prochain roman, principalement de chez moi. Sinon, j’ai commencé à nager cette année et j’ai hâte de continuer dès que les piscines rouvriront : J’ai de grandes ambitions, car je veux apprendre à faire des virages, et je n’ai pas encore vraiment réussi.

 

BIO

Née en 1983 à Kassel, Jana Volkmann vit comme auteure et journaliste à Vienne. Elle est rédactrice en chef de la revue Tagebuch et écrit des essais et des critiques littéraires notamment pour Freitagneues deutschland et Der Standard. Pour son roman Auwald, paru en 2020 aux éditions Verbrecher Verlag, elle a reçu le Förderpreis dans le cadre du festival de littérature de Brême 2021 et a été retenue dans la sélection mensuelle du jury de la radio ORF.

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Petra Piuk, Café Europa, Wien, Vienne

Petra Piuk | Café Europa, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Petra Piuk, Extrait de Wenn Rot kommt, Éd. Kremayr&Scheriau, 2020 | Trad. : Georg Renöckl

 

16 ROUGE. CE N’EST PAS UN JEU. Ce n’est plus un jeu, Lisa. Tom ? Depuis longtemps ce n’en est plus un. Tom, où es-tu ?

6 NOIR. DITES GAMING. Tu passes la caméra à Tom, il te filme en train d’allumer une cigarette, de commencer à danser, PIXIES, lents mouvements de serpent avec les bras, en arrière-plan des machines à sous qui clignotent, quelques regards. Dis-moi ce que je dois faire quand c’est rouge. Tom réfléchit. Tu te mets à danser sur le comptoir. Tu tires sur ta cigarette, tu souffles la fumée vers la caméra, regard langoureux, je le ferais même sans jeu. Tom ricane, appuie sur SPIN, la boule tourne dans le cylindre virtuel de la roulette, 29 BLACK, YOU LOST.

 14 ROUGE. WHERE IS MY MIND? Tu dois réfléchir, réfléchir où Tom pourrait être, RÉFLÉCHIS, LISA, tu dois réfléchir, respirer, réfléchir, te défoncer, te défoncer pour ton trip, DE QUEL TRIP, penses-tu, tu dois te souvenir, CHUT, CHUT, ENCORE UNE LIGNE, LISA, ENCORE UN MOJITO, CHUT, DE L’ECSTATSY LA PLUS PURE, a-t-elle dit, tu te dis que vous ne vouliez rien prendre le dernier soir, vous ne vouliez pas aller à l’aéroport avec la gueule de bois, c’est la dernière chose dont tu te souviennes, ZOLTAR SPEAKS: REMEMBER A DAY IS A FORTUNE, IF YOU LOSE A DAY, YOU LOSE LIFE ITSELF, tu jettes un regard sur les gobelets en plastique, un rouge à lèvres, CHUT, CHUT, ON JOUE À UN JEU, LISA? 

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Petra Piuk : Un jeu avec la langue et la forme. Une expérience. Une confrontation avec la réalité. Un rire étouffé. Le doigt dans la plaie. En tout cas : pas un lieu paisible. 

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
PP : J’ai travaillé pendant des années dans des cafés, des bars ou des bars de cinémas. Et même s’il s’agissait toujours de petits boulots, j’adorais travailler derrière le bar. C’est peut-être pour cela que je préfère encore être assise au comptoir. J’y rencontre des gens, lis des journaux, j’écris, fais des projets.

Pourquoi as-tu choisi le Café Europa ?
PP : Autrefois, c’était mon deuxième salon. Je travaillais dans un club tout près et avant d’y aller j’allais à l’Europa, parfois aussi après pour le petit-déjeuner. Et j’y étais aussi les jours de repos. J’y ai écrit, appris, fait la fête. Aujourd’hui je suis bien moins souvent à l’Europa, mais il reste un de mes cafés préférés.

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
PP : Actuellement : Je suis souvent à la maison. J’écris. Je fais du bénévolat. Je participe à des ateliers de danse en ligne.

 

BIO

Née en 1975 à Güssing (Autriche), Petra Piuk vit à Vienne. Elle écrit des romans, des textes courts, des livres pour enfants, des scénarios et du théâtre. Elle a reçu de nombreuses récompenses, dont le prix littéraire Wortmeldungen de la fondation Crespo en 2018. Elle a obtenu la bourse Gisela-Scherer en 2020. petrapiuk.at

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Kaśka Bryla, Obenauf Kaffeemanufaktur, Leipzig

Sandra Gugić | Café Strauss, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Sandra Gugić | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le Café Strauss à Kreuzberg, où j’ai passé tant de temps, me semble incroyablement lointain, maintenant que je vis à Tel Aviv-Jaffa depuis quelques mois. Comme si Berlin était à des années-lumière et, avec elle, le monde littéraire germanophone. Puis-je maintenant m’affranchir des attentes, à commencer par les miennes ? Se réinventer à l’étranger, c’est une sorte de dicton, de mensonge. Et pourtant, chaque lieu, chaque rencontre, et par là même, notre propre écriture et lecture du monde, nous transforment. Dans le quartier où je vis maintenant, il y a un petit café qui est aussi une librairie, la carte relativement courte est en hébreu, en arabe et en anglais. La nouvelle langue que j’apprends lentement va de droite à gauche, à l’encontre de mon sens de lecture habituel. Le nouvel environnement, mon quotidien, les gens que je rencontre, tout fonctionne à contre-courant de mes habitudes et de mes attentes, alors que je pensais ne presque pas en avoir. Je suis assise à une petite table, je fais tourner dans ma main la tasse de café noir dans le sens des aiguilles d’une montre, la ville bruisse autour de moi, son rythme alternant entre agitation et indolence. Dans le café de Kreuzberg, il y a probablement des feuilles mortes, l’odeur de l’hiver et les cloches sonnent pour la prière de midi. Ici, l’hiver a une autre odeur et pourtant on le sent, il y a le son des cloches tout comme l’appel du muezzin. Je sais encore peu de choses, presque rien. Il y a les livres dans le café, ils pourraient être un élément de réponse. Ici comme là-bas, il y a la réflexion, la prise de notes, les impressions. Chez moi, je mettrai tout au propre. 

 


Interview de l’auteure

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
SG : Un lieu pour voir et penser. Un lieu de rencontre et de solitude commune. Un point de départ.

Pourquoi as-tu choisi le Café Strauss ?
SG : Ce sera toujours pour moi un lieu très central à Berlin. J’ai vécu là à proximité. Quelques rencontres majeures y sont liées. Même cet hiver-là, avec mon nouveau-né dans le porte-bébé, j’y suis allée tous les jours. Je faisais remplir mon gobelet de café avant de me promener longuement dans le cimetière voisin – car il n’était alors pas question de m’arrêter.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
SG : Tout le reste. Ce que la vie, mon enfant, ma famille, mes ami(e)s et mon travail exigent de moi.

 

BIO

Née en 1976 à Vienne, Sandra Gugić a publié son premier roman Astronauten en 2015 aux éditions C.H. Beck et fut récompensée par le prix Reinhard Priessnitz. En 2019, débuts dans la poésie  avec Protokolle der Gegenwart aux éditions Verlagshaus Berlin. Elle organise et conçoit des manifestations. Elle est cofondatrice du collectif d’auteur(e)s contre la droite Nazis und Goldmund et du collectif sur le thème du travail de soin vs le travail artistique Writing with Care / Rage. En 2019, elle reçoit la bourse du Sénat de Berlin et la bourse Heinrich Heine. En 2020 paraît son deuxième roman Zorn und Stille chez Hoffmann und Campe. En 2021, elle reçoit le Prix culturel de Basse-Autriche pour la littérature. sandragugic.com

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Sabine Gruber, Café Engländer, Wien

Sabine Gruber | Café Engländer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Sabine Gruber | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

                            

Un mois d’août plus heureux
Millstättersee

                                  pour KH à l’occasion du 5e anniversaire de sa mort

La vie est là, tant que nos mains
Parlent et que notre langue reste dans une autre
Bouche silencieuse. Elle est là, tant qu’aucun
Mot ne s’interpose, que nos questions
Ne nous mettent pas à nu. Elle est encore
Là, quand elle ne mène à rien, sinon à nous-même,
Quand nous restons vivre en l’autre
À bout de souffle, avec des yeux qui même fermés
Comprennent. Elle est là, quand tu ne
Viens plus jamais et ne sait plus rien, de la douce
Flamme, de ma vie d’errance dans le désert,
Du vol au-dessus du lac, avec les
Ailes intactes. L’eau nous porte, les perches
Recueillent tes images sur leur corps, et
Ce qui était avant, avant que quelque chose ne soit créé,
Le no man’s land écorché, la trainée dans le
Lac que nous dissipions derrière nous, je le ressens
Chaque jour. Je peux dans les
Profondeurs abyssales, dans chaque vague à nouveau t’entendre, te
Voir.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Sabine Gruber : L’écriture est ma façon de respirer. La lecture me donne le sentiment de pouvoir prolonger et intensifier ma propre vie grâce aux textes littéraires des autres. C’est un anachronisme, bien sûr, car le temps passe quand on lit.

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
SB : Pour moi, les cafés sont avant tout des lieux pour lire et écrire, lorsque je tourne en rond à la maison.

Pourquoi as-tu choisi le Café Engländer ?
SB : Le Café Engländer est l’un de mes cafés habituels, il n’est pas loin de mon appartement, sa cuisine est excellente, ses serveurs sont aimables et il est généralement fréquenté par des clients intéressants.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
SB : Quand je ne suis pas au café, je rêve de cafés lointains, par exemple le Caffè Meletti à Ascoli Piceno, qui se trouve sur une place à arcades au centre de la ville et qui est, à mon avis, l’un des plus beaux cafés d’Europe.

 

BIO

Née en 1963 à Merano, Sabine Gruber vit Vienne. Elle écrit des poèmes, des récits, des romans et des essais. Derniers ouvrages publiés : Daldossi oder Das Leben des Augenblicks (C.H.Beck, 2016, dtv 2018) ; Am Abgrund und im Himmel zuhause poèmes chez Haymon, 2018. En février 2022 sera publié Am besten lebe ich ausgedacht. Journalgedichte en édition bibliophile, également chez Haymon. www.sabinegruber.at

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Aron Boks, Spitzenback, Café, Berlin, Kreuzberg

Linda Achberger | Café Puschkin, Leipzig

Photo : Alain Barbero | Texte : Linda Achberger | Traduction : Georg Renöckl

 

shorebird

ici ça sent le sel, les petites bêtes à carapaces rouges, et les coquillages collés aux rochers comme s’ils voulaient se retenir à quelque chose. sur les falaises des oiseaux déposent des œufs, petits et gris. Je retiens le jour, comme s’il allait se briser, je le retiens doucement comme des truites humides sur l’étal du marché, ouïes tremblantes, bouches ouvertes. le soir, tu prends un couteau et découpes les petits yeux des poissons, tu me les présentes la main ouverte. ils scintillent.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Linda Achberger : Pour moi, la littérature, c’est l’écriture. Et l’écriture, ce n’est rien qu’un échec. Une tentative, une chute, constante, permanente. Une pelote que j’essaie de démêler, fil par fil, image par image, mot par mot. La littérature n’est qu’une approche de la réalité – ou du moins de ce que nous prenons pour la réalité. La littérature, c’est donc toujours aussi un mensonge. Un petit mensonge, à l’aide duquel j’essaie de me rapprocher de la réalité.

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
LA : Pour moi, une partie essentielle de la narration, c’est l’observation. J’aime être assise, muette, à observer. Ce sont des moments, des images furtives, des expressions sur des visages, qui s’inscrivent en moi, en permanence. Les cafés m’offrent cette possibilité – un lieu dans lequel je peux rester muette, à observer.

Pourquoi as-tu choisi le café Puschkin ?
LA : C’est l’atmosphère du café Puschkin qui me fascine. Elle est chaude & sombre et il y résonne une nostalgie qui raconte le temps passé et des souvenirs. En outre le café Puschkin est le premier café où je suis allée à Leipzig. Je me rappelle encore qu’il faisait froid et que j’ai perdu un de mes manchons. Il était en laine rouge foncé.

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
LA : Je me balade dans la forêt alluviale, en collectionnant des graines, des glands et des morceaux de bois, que je n’utilise que rarement pour bricoler quelque chose.

 

BIO

Née en 1992 à Bregenz (Autriche), Linda Achberger a étudié l’allemand et la géographie à Innsbruck. Elle a obtenu son master en littérature allemande à l’université de Leipzig. Depuis 2015 elle poursuit ses études au « Deutsches Literaturinstitut Leipzig ». Elle publie des textes dans des magazines et des anthologies, dernièrement dans Prosser/Szalazy (Éd.) : wo warn wir ? ach ja : Junge österreichische Gegenwartslyrik (2019). En 2018 elle a obtenu la bourse « Startstipendium für Literatur » de la chancellerie fédérale d’Autriche.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Aron Boks, Spitzenback, Café, Bäckerei, Berlin-Neukölln, Berlin

Aron Boks | Spitzenback, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Aron Boks | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Jours réfrigérés au petit-déjeuner

Il est de ces débuts de journée que l’on a envie de mettre au congélateur à côté de la bouteille de vodka, par simple mesure de prévention.
Ces débuts de journée sur lesquels les stimuli de la réalité se précipitent comme des guêpes sur un petit déjeuner sucré, en cet instant à la table d’un café ensoleillé quelque part dans Berlin-Neukölln.
C’est précisément là, peu avant midi, qu’un couple refuse pour la deuxième fois une bouteille de vin rouge. « Il a toujours un gout dégueulasse. »
À ce moment-là, comme en écho, un maniaco-précis et étrange « VOUS LE SAVEZ BIEN – JE VOUS DÉTESTE TOUS » surgit du métro.
Et tandis que tu continues d’une main de défendre ton croissant contre les guêpes et de l’autre de mettre de la confiture de guêpes sur ta sous-tasse de cappuccino – de manière de plus en plus frénétique et avec un regard qui donne l’impression que tu creuses une tranchée -, un ami, un membre de la famille ou un rendez-vous galant, à qui tu veux montrer à quel point tout va bien, t’attrape par le poignet et te demande si « tout va vraiment comme tu veux ».
Oui, tu te dis plus tard, et tu ouvres le congélateur.

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi ?
Aron Boks : Pour moi, la littérature signifie pousser la réalité à ses limites. On pourrait aussi dire « accepter la réalité », mais ça sonne toujours si négatif.

Que représentent les cafés pour toi ?
AB : Les cafés sont pour moi un entre deux mondes. Dans ces espaces d’apparence privée, une multitude de personnes bruyantes et inconnues convergent et se retrouvent et s’extraient brièvement de leur habit de protection du quotidien qu’ils ont dans la rue, dans le bus ou dans le métro. Elles parlent peut-être un peu trop fort ou fixent quelque chose en silence. Et elles boivent quelque chose qu’elles n’ont pas à la maison et qu’elles viennent de commander. Alors la question se pose ici aussi : Qu’est-ce que cela signifie en réalité ? C’est ce qui est si intéressant.

Pourquoi as-tu choisi le Spitzenback ?
AB : Cette boulangerie « Spitzenback » se trouve à quelques pas de chez moi à Berlin-Neukölln et, d’une manière ou d’une autre, depuis ma première visite matinale, j’ai eu cette envie détournée, assez inhabituelle, de partager ce lieu, alimentée par un mélange de caféine et de ma propre curiosité matinale.
Joshua, le propriétaire, est l’un des premiers à savoir quand quelque chose m’inquiète, quand je suis amoureux ou je ne sais pas vraiment quoi, mais qu’en tout cas il se passe quelque chose. Peut-être qu’il s’agit juste de la météo.
Et je connais la réponse de Joshua : « Un autre café crème ? Pour boire sur place ? On discute du reste dans une minute. »

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
AB : J’explore la journée et tout ce qui s’y rapporte.

 

BIO

Aron Boks est né à Wernigerode en 1997. En tant que poète slameur, il parcourt les scènes de l’ensemble du monde germanophone.
Il est cofondateur du groupe de spoken word Das Zappelnde Tanzorchester et écrit pour divers journaux et magazines, comme le taz.
Son dernier livre Luft nach Unten a été publié en 2019 – la même année, il a reçu le Klopstock Förderpreis für Neue Literatur.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Patricia Malcher, Pension Schmidt, Café, Münster

Patricia Malcher | Pension Schmidt, Münster

Photo : Alain Barbero | Texte : Patricia Malcher extrait du roman en cours d’écriture Nachkoloriert (titre provisoire) | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Comment retrouver le quotidien après un tel événement ? Il est impossible de faire les courses, de nager, de quitter la fenêtre, prisonnier de ses pensées. Ce ne serait pas juste de reprendre la vie de tous les jours et de faire comme si elle n’avait été interrompue que par une légère conversation. Continuer à arroser le jardin ? Alors qu’un enfant a été évacué sirènes hurlantes devant sa propre porte ?
Toujours est-il qu’Hermann réussit à franchir ce cap, qui semble un court instant hors de portée pour Irma. « Viens », dit-il et l’éloigne de la fenêtre, l’extrait de la salle à manger pour l’entraîner dans la cuisine.
Irma vacille, ses jambes tremblent à chaque pas. Une situation nouvelle. Il faudrait pouvoir prendre plus le contrôle. Montrer à ses sentiments ce qu’on attend d’eux.
Hermann prépare un café, fort et noir, même si ce n’est pas l’heure.
Lorsqu’elle boit une gorgée, elle constate qu’il n’est pas bon. Bien qu’il ait pu observer des années durant la préparation du café, les talents d’Hermann dans ce domaine restent limités.
Et quels sont les effets ? Chez lui, cela fonctionne, lui-même boit du thé, se détend à chaque gorgée et arrive à déconnecter. Réussir à faire comme lui, ce serait une libération. Les solutions d’Hermann sont simples et prévisibles, mais efficaces. À chaque problème, une solution. Il faudrait pouvoir l’imiter, chasser les problèmes à coups de boissons chaudes.
Irma pousse sa tasse de l’autre côté de la table et s’assoit auprès de lui sur le banc en coin. Il l’entoure de son bras. Osseux, dur et vieux, mais familier. Elle ferme les yeux et se concentre sur l’odeur terreuse que dégage son corps. Elle connait chaque ride, chaque mouvement, chaque tendon, chaque muscle de cet homme.
Même si le café n’est pas bon, la chaleur qu’il dégage fait du bien.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Patricia Malcher : La vérité. La langue me fascine. Une phrase alliant précision et simplicité pour exprimer une vérité peut susciter en moi un ravissement des jours durant.
Les moments les plus intenses quand je lis sont ceux où je me dis : « exactement, tout est dit. Quelqu’un d’extérieur à moi a parfaitement décrit mes sentiments intérieurs. »

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
PM : Dans un bon café, la vie et son quotidien peuvent y faire une courte pause. Parfois, j’y reprends mon souffle, respire de nouveau, après une phase intense d’écriture par exemple. Parfois, je donne du peps à mon quotidien en y rencontrant de bons amis, pour discuter de tout et de rien et boire un grand café au lait, surtout quand les jours de la semaine se suivent et se ressemblent, et menacent de devenir ennuyeux.

Pourquoi as-tu choisi le café Pension Schmidt ?
PM : Ce café est différent des autres à Münster car il est très proche de la littérature. Il y a régulièrement des lectures et des présentations de livres, unissant ainsi ce qui devrait être indissociable : la culture et le café.
Lorsque les baies vitrées sont ouvertes, les heures passées au café Schmidt s’apparentent à rouler en cabriolet dans la brise estivale – les émissions de CO2 en moins.

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
PM : Je collectionne des situations, des discussions et des personnages particuliers pour mes prochains projets d’écriture.

 

BIO

Née en 1970 à Recklinghausen, Patricia Malcher vit et écrit à Lüdinghausen, une petite ville allemande dans la région de Münster. En 2012, elle se lance dans l’écriture de prose moderne. Ses premiers textes sont intégrés dans des anthologies et revues littéraires, et publiés sous forme audio. Son premier roman Lieb Kind, un jeu théâtral psychologique, est paru en 2020 aux éditions viennoises TEXT/RAHMEN et a été nominé en 2021 parmi les 10 meilleurs livres parus chez des éditeurs indépendants.