Archive d’étiquettes pour : Wien

Isabella Breier | Käuzchen, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Isabella Breier | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Isabella Breier : Une réponse nécessairement écourtée : avec un peu de chance, la littérature est en mesure – certes dans le cadre de ses possibilités (limitées) comme « art », comme une certaine « forme symbolique » (Cassirer) – de transmettre aux personnes qui l’acceptent la complexité et la beauté des structures linguistiques. En outre, elle peut amener les lecteurs à « associer par la pensée » différents aspects, niveaux ou couches de nos réalités, à percevoir diverses relations et peut-être à vouloir mieux les comprendre, au-delà de l’œuvre en elle-même.

Quelle signification les cafés ont-ils pour toi ?
IB : Déjà en tant qu’élève, j’aimais passer du temps dans les cafés. À Wels, où j’ai passé ma jeunesse, j’adorais les fréquenter avec ma meilleure amie. Nous passions des heures à notre table dans le recoin, à siroter du thé noir et à discuter de tout et n’importe quoi, et surtout de nous-mêmes. En outre, je participais à une sorte de rendez-vous récurrent : un groupe d’adolescents amis qui fréquentaient différents lycées ou autres institutions, ce qui nécessitait de comparer les emplois du temps respectifs afin de trouver un rendez-vous commun. Il ne fallait pas manquer les tournées d’école buissonnière qui avaient lieu dans le plus beau café de la ville.
Même en tant qu’étudiante ayant déménagé à Vienne, bavarder et jouer aux cartes dans des cafés ou des bistrots (si possible bon marché) avant, entre ou après les cours faisait partie du quotidien.

Où te sens-tu chez toi ?
IB : Je me sens chez moi par exemple à Vienne, dans le nord du Waldviertel, ou dans le sud du Mexique (Oaxaca), et souvent aussi en déplacement, dès que j’ai l’impression de connaître un peu un endroit qui m’était jusqu’alors encore totalement étranger, et que je m’imagine qu’une « familiarité » s’est développée. Je ne souffre guère du mal du pays, mais bien plus souvent de l’éloignement. (Certes, il faut que je m’assure constamment que mes proches vont bien. Mais – avouons-le ! – j’aime beaucoup voyager seule). En tout cas, ce dont j’ai besoin – partout – pour être « chez moi », c’est d’un espace de repli (temporaire) pour moi-même.

 

BIO

Née en 1976 à Gmünd (Autriche), études de philosophie et germanistique et doctorat en philosophie à l’Université de Vienne (2005 : thèse sur Cassirer et Wittgenstein). Collaboration avec des organisations socialistes et des initiatives féministes. En 2000, naissance de sa fille Hannah Medea. Enseignante d’allemand en tant que langue étrangère et seconde langue. Séjours réguliers dans le sud du Mexique.

http://www.literaturport.de/Isabella.Breier/

Dernières publications littéraires
– DesertLotusNest. Anmerkungen zur „Poetik des Phönix“. Bibliothek der Provinz. 2017
– mir kommt die Hand der Stunde auf meiner Brust so ungelegen, (…)
(Lyrik). fabrik.transit 2019
– Grapefruits oder Vom großen Ganzen (Groteske). fabrik.transit 2022/2023

Rhea Krčmářová | Dorotheum Café, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Rhea Krčmářová | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Une fois / une découverte lors de recherches pour un livre / un endroit reposant avec peu de touristes / un regard / sur des objets précieux à vendre aux enchères / sur des impressions de l’artiste Kumpf et / sur la vitrine à gâteaux / où se trouvait autrefois un couvent / Bohdana rencontre Dorothea / dans l’héritage impérial / un cadeau de Dieu dans le cadeau de Dieu

Deux fois / assis à l’intérieur et au-dessus d’un décor artistique changeant / des scintillements achetables / presque occultes au-dessus des toits de la ville / dans le bureau des cessions et des requêtes / parmi les pauses des collectionneurs / les salles des enchères hautes sous plafond / peut-être des bijoux de chanteuses décédées prématurément / ou dans la cour vitrée de rares objets asiatiques / et sur la galerie / pas de prix d’appel record pour / l’annonce de talents impériaux en pâtisserie  

Adjugé / des restes d’adrénaline / qui retombent / sur les chasseurs d’antiquités et sur Madame Sensalin / chargée de catalogues et avide de bouquiner / un pari / sur ce qui va rester / et une enchère minimale de vingt-sept spécialités de café / je n’en bois pas une seule / moi l’amatrice de thé dans le temple du café / alors ici aussi / rien de vraiment nouveau

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Rhea Krčmářová : La littérature peut : montrer de nouvelles perspectives / remettre en question ses propres croyances, convictions, narrations / divertir / être un refuge / ravir avec de belles phrases / faire germer des questions au plus profond de soi / trouver des mots pour quelque chose dont on ne savait même pas qu’il sommeillait en nous

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RK: Les cafés sont parfois appelés home outside the home. En tant que personne qui a besoin de calme pour écrire, ce ne sont pas des lieux d’écriture pour moi, plutôt des salons délocalisés, pour des interviews et des rencontres pour mes recherches, pour des réunions de relecture et comme lieux de transition avec un ordinateur portable et un livre. J’aime visiter des lieux que je ne connais pas encore et partager ensuite mes découvertes avec des amis – comme le Café Dorotheum, où je suis allée à plusieurs reprises ces derniers mois.

Où te sens-tu chez toi ?
RK: Pour moi, la maison est moins un lieu physique que la présence de personnes avec lesquelles je peux rire et discuter, qui m’inspirent et me mettent au défi, avec lesquelles je m’ouvre. En ce sens, je suis un peu chez moi partout et nulle part…

 

BIO

Rhea Krčmářová (Krtch-mar-cho-va) est auteure et artiste trasmédiale. Viennoise d’origine pragoise, elle a étudié le chant, l’art dramatique et le théâtre et est diplômée en arts du langage. Elle a reçu de nombreux prix et bourses, récemment une bourse de projet du BMKK (Ministère autrichien de l’Art et de la Culture), une bourse pour le jubilé de LiterarMechana et une bourse de travail de la ville de Vienne. 2023 Dramalab des Wiener Wortstaetten. Rhea écrit de la prose, des textes de théâtre, des libretti, des essais et de la poésie (notamment sur Instagram) et expérimente l’art transmédial, la vidéopoésie, la broderie, la performance et l’art du livre. Son nouveau roman MONSTROSA (chez Kremayr & Scheriau) est paru en septembre, et son premier recueil de poèmes paraîtra en 2024 (chez Limbus).

 

 

 

Mieze Medusa & Markus Köhle | Cafe C.I. – Club International, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Mieze Medusa & Markus Köhle | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Un thé tête-à-tête au C. I. entre Mieze Medusa et moi

Jamais de thé. Du thé jamais. Café, bière, eau. Même des toasts du C. I., des frites et un feuilleté aux épinards. Mais jamais de thé. Du thé jamais. C’est précisément un léger moment de thé qui entre dans l’histoire. Et même plus encore, il s’est transformé en photo. Köhle avec du thé. Cela restera à jamais associé. Köhle avec du thé au C. I. Est-il malade ? Köhle en thé tête-à-tête avec Mieze Medusa. Qu’est-ce que ça veut dire ? Le pouvoir des images est grand, celui des mots ne l’est pas moins. La nuit des bières est longue, le temps du thé est-il en train d’advenir ou bien est-il déjà terminé ? En cours d’infusion ou déjà trop infusé ? Cela ne regarde que nous.

Qu’est-ce qu’il a à parler du thé ? Il l’a pourtant commandé lui-même !

Nous n’aimons pas les symboles de statut social. Nous n’aimons pas les maisons individuelles avec jardin, clôture et abri pour voiture. Nous préférons la piscine couverte à la piscine privée. Louer des appareils plutôt que de les avoir tous entassés dans notre cave, aller à la bibliothèque plutôt qu’avoir des étagères débordantes de livres… 
Stop ! Ceci n’est pas vrai. 
Nous vivons exprès dans un immeuble ancien pour que les étagères remplies de livres aient de la place jusqu’au plafond. Mais quand elles menacent de nous tomber dessus, nous allons au café. Seul, à deux ou avec d’autres. Probablement avec plus d’un livre et au moins un carnet de notes dans la poche. On garde le silence. 
Je lis, il écrit. 
Il réfléchit, je prends des notes. 
Il y en a toujours un qui a un manuscrit sur lui… Mais où est donc le feutre rouge ?
La ville, c’est aussi un luxe ! On n’est pas obligé de payer un loyer pour chaque pièce dont on a besoin. Enveloppés par le bavardage ambiant, nous apprécions la solitude dans un environnement de pensées, de conversations et de boissons. 
Personnellement, j’aime le thé. Depuis toujours. Il a fallu quelques décennies à Markus pour en arriver là. Mais c’est vrai : au C.I., nous ne buvons vraiment du thé que lorsque c’est nécessaire. Quand nous voulons passer l’automne en bonne santé. Pour que cela marche, répondre positivement à la question : « Et on peut en vivre ? »

 


Interview des auteurs

Que peut la littérature ?
Markus Köhle : découper, souder, mastiquer.
Mieze Medusa : Cela dépend de ce que l’on attend d’elle.

Quelle est l’importance des cafés pour toi/vous ?
MK : Selon le moment ou le lieu, selon que j’aie besoin de ceci ou cela, elle est grande comme un immeuble ou petite comme un trou de souris.
MM : Aller boire un verre seule, en tant que femme : parfois encore un acte de rébellion aux yeux des gens qui regardent avec un air bête. Jusqu’à la fin de ma vie, je ne me laisserai pas priver de cette liberté.

Où te sens-tu toi / Où vous sentez-vous chez vous ?
MK : Là où je peux enlever mes chaussures.
MM : Là où je mets quelques livres sur l’étagère et où je pose mon ordinateur portable. Et c’est encore plus facile si c’est au milieu d’une grande ville.

 

BIO

Markus Köhle écrit pour être entendu : www.autohr.at
Il est écrivain, artisan littéraire, technicien linguistique et le père du slam en Autriche. Il écrit pour les jeunes et les moins jeunes, fait de la littérature « sérieuse » et de « divertissement », organise et anime des slams de poésie et le festival de prose d’Innsbruck depuis plus de 20 ans, gère le projet d’auteurs Retrogranden aufgefrischt dans les murs de l’Alte Schmiede à Vienne et est rédacteur de la revue littéraire DUM (www.dum.at). Dernièrement, il a publié : Das Dorf ist wie das Internet, es vergisst nichts (roman, Sonderzahl 2023).

Mieze Medusa est auteure, rappeuse et pionnière de la scène autrichienne du poetry slam. Elle se produit sur les scènes internationales depuis 2002 et a repris son nom de MC pour sa littérature de prose. Son premier roman Freischnorcheln est paru en 2008. Depuis, elle a publié de la prose, mais aussi des recueils de textes de slam et des enregistrements sonores du duo hip-hop mieze medusa & tenderboy, et bien d’autres choses encore. Elle organise et anime des poetry slams en Autriche, en tant que slameuse active, elle ne voyage pas seulement en Allemagne et en Suisse, ses performances de spoken word l’ont déjà menée jusqu’à Shanghai.
Derniers ouvrages : Was über Frauen geredet wird (roman, Editions Residenz, 2022) et Die Krise schrieb man nicht mit langem “i”, auch wenn sie riesengroß ist (textes de slam en collaboration avec Yasmin Hafedh, Editions Lektora, 2023).
www.miezemedusa.com 

Radka Denemarková | Café Trabant, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Radka Denemarková | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Chaque fois que je suis à Vienne, j’habite dans la Kulturdrogerie. Au coin de la rue, il y a le Café Trabant. Au printemps, j’y ai rencontré Alain Barbero. Mon surnom est
« l’hirondelle de Prague » et j’ai trouvé mon « nid d’hirondelle » dans ce café.

Le café est une sorte de chez-soi qui respecte le profil de son environnement et le cultive avec émotion. C’est comprendre profondément les gens, là où la ville et la rue ont leur caractère particulier, leur atmosphère unique, leur style et leur culture. La vie humaine ne s’y réduit pas au stéréotype de la production et de la consommation.

Au Café Trabant, nous avons décidé avec Alain : nous pouvons tous entreprendre quelque chose, ici et maintenant. Personne ne le fera à notre place et nous ne pouvons attendre personne. Il faut – dans des conditions difficiles, toutes proportions gardées – revivre une vie indépendante et non manipulable. Et seule une telle orientation peut manifestement conduire à un développement de structures sociales dans lesquelles l’homme est à nouveau une personne humaine concrète.

Ces moments dans le calme d’un café viennois étaient tout simplement une manifestation de la vie. Face au monde des apparences et de l’interprétation, il y a soudain la vérité – la vérité des gens qui veulent vivre à leur manière. Dans ce contexte, le café m’apparaît comme une manifestation élémentaire et spontanée de ce sentiment de vie contre toute forme de manipulation. Quel est le sens de cette vie à notre époque? Personne n’évolue dans le vide. La période pendant laquelle l’homme grandit et mûrit influence toujours sa pensée. Il s’agit plutôt de savoir de quelle manière l’homme se laisse influencer, en bien ou en mal. L’espoir, nous l’avons en nous ou nous ne l’avons pas. Merci, Alain. Vive la liberté !

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Radka Denemarková : La littérature est l’ensemble des formes d’art, d’amour, d’amitié et de pensée qui permettent à l’homme d’être moins esclave. Percevoir la littérature de cette manière est la forme la plus pure de l’amour.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RD : Le monde occidental et le monde oriental, bien que différents à bien des égards, traversent une crise unique et commune. Dans les cafés, on peut commencer à réfléchir à une meilleure alternative du monde.  On essaie aussi de saisir plus profondément certains thèmes fondamentaux de l’époque et de les articuler vraiment, ce n’est pas seulement un cri d’authenticité, mais une tentative d’analyse. Radka et Alain. Deux personnes autour d’une table.

Où te sens-tu chez toi ?
RD : À Prague. Sur l’île d’Amrum.

 

BIO

Née en 1968, Radka Denemarková vit à Prague. Elle écrit de la prose, des essais, des pièces de théâtre, traduit depuis l’allemand (notamment Bertolt Brecht, Thomas Bernhard, Herta Müller : Atemschaukel). Dernière publication : Stunden aus Blei (2022) chez Hoffmann und Campe Verlag. Pour le roman Ein herrlicher Flecken Erde (DVA, 2009), elle a notamment reçu le prix du livre Georg-Dehio de Berlin en 2012 et a été nominée en 2017 à l’International Writers’ Stage at Kulturhuset Stadsteatern suédois (short-list). Elle a notamment reçu le prix littéraire Spycher de Loèche 2019 en Suisse pour son roman Ein Beitrag zur Geschichte der Freude, ainsi que le prix littéraire Brücke-Berlin 2022 et le prix littéraire autrichien du Land de Styrie pour son roman Stunden aus Blei. En 2007, 2009, 2011, 2019, elle a reçu le plus grand prix littéraire tchèque Magnesia Litera. Elle fut l’écrivaine de la ville de Graz (Stadtschreiberin) en 2017/2018. Sur invitation de l’Institut des Sciences Humaines (IWM), elle a séjourné en 2023 à Vienne.

 

Theodora Bauer | Café Museum, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Theodora Bauer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Le café Museum. Représentation, représentation, représentation. Bien qu’il fasse désormais partie de la grande chaîne Landtmann, il dégage toujours pour moi le charme d’un petit café viennois raffiné, avec la dignité propre à une telle institution. Je dois bien l’avouer,  je ne suis pas une grande habituée des cafés. Je préfère travailler chez moi, en jogging ou en pyjama, avec une tasse de café fraîchement moulu avec ma propre machine à café à grains, l’air chiffonné et bizarrement installée sur ma chaise de bureau. Je ne vais donc pas au café Museum pour écrire, mais à l’occasion de rencontres professionnelles – ce qui est aussi une partie très agréable de mon travail. C’est celui que je propose quand quelqu’un n’a jamais été dans un café viennois et veut absolument en voir un “vrai” ; si quelqu’un veut m’interviewer ou discuter de futurs projets communs. L’atmosphère est impressionnante, mais pas guindée ; le café dégage à la fois un certain calme et une animation subliminale. Il est patiné, sans être pour autant défraîchi. Confortable et noble à la fois. Un lieu qui permet l’anonymat ou le public. Un café foncièrement viennois que je fréquente toujours avec plaisir, tout simplement.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Theodora Bauer : Une grande question avec une réponse qui dépasserait les limites de cette interview.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
TB : Les cafés sont pour moi de belles opportunités – si quelqu’un ne peut ou ne veut pas travailler chez lui, il a toujours la possibilité de se rendre dans un salon en dehors de ses quatre murs et d’y rester. C’est un sentiment agréable de savoir que cela est encore possible dans une grande ville comme Vienne.

Où te sens-tu chez toi ?
TB : À Vienne et dans le Burgenland.

 

BIO

Née à Vienne, Theodora Bauer a grandi dans le Burgenland. Études de journalisme, de communication et de philosophie. Elle écrit des romans (Das Fell der Tante Meri, Chikago), des pièces de théâtre et de la prose courte. Depuis 2018, elle anime l’émission littéraire literaTOUR sur la chaîne de télévision ServusTV.
Plus d’infos sur www.theodorabauer.at

Maria Sterkl | Café Schopenhauer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Maria Sterkl | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Lundi

Ils portaient des pantalons de costume à plis et des chemises sans repassage, jamais on ne les voyait en jeans. En été, ils essuyaient la sueur de leur front ; en hiver, ils étaient assis dans la pièce bien chauffée, vêtus de vestes épaisses. Cinq, six, sept hommes étaient assis autour de la petite table de jeu, où deux d’entre eux étaient concentrés sur le plateau. Backgammon. Trictrac. Tavla. Shesh Besh. Ils venaient d’Égypte, m’ont-ils répondu quand je leur ai posé la question. Coptes, ont-ils ajouté sans que je le leur demande. Depuis le 11 septembre, quand on n’était pas blanc à Vienne, il fallait sans cesse écarter le soupçon d’être né dans l’islam. Tous les lundis, ils jouaient au café. Ceux qui ne poussaient pas leurs pions analysaient. Ceux qui ne fumaient pas donnaient du feu. Ils buvaient du thé, je les regardais. Je me demandais où étaient leurs femmes. Ils ne me demandaient pas qui j’étais, je ne savais pas comment ils s’appelaient. Nous nous laissions en paix. C’est ainsi qu’on disait à l’époque.
Un jour, ils ne sont plus venus le lundi. Je les ai cherchés dans tous les cafés du quartier, je ne les ai pas trouvés. J’ai cherché dans d’autres quartiers, d’autres arrondissements, je suis allée jusqu’à la périphérie de la ville et au-delà. J’ai cherché dans le désert, dans la mer, dans les décombres des maisons abandonnées. Je les cherche aujourd’hui encore, sauf les lundis où je fais une pause. Je leur demande alors conseil. Ils lancent des dés, soupirent, jouent leurs coups. Et me laissent en paix.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Maria Sterkl : La littérature peut consoler, déranger, secouer, apaiser, aliéner, offrir un chez-soi. La littérature peut mettre en danger les puissants, qui peuvent cependant aussi l’utiliser à mauvais escient. La littérature n’est pas une valeur en soi, mais je n’exagère pas en disant que la littérature m’a sauvé la vie.

Que représentent les cafés pour toi ?
MS : Être chez soi à l’extérieur. Le lieu est plus important que le bon café et le bon service, c’est pourquoi j’aime les vieux cafés viennois.

Pourquoi as-tu choisi le Café Schopenhauer ?
MS : Avant tout pour les bons souvenirs. J’aimais beaucoup venir ici à une certaine période de ma vie, surtout seule et pour écrire. J’aimais le silence, le côté sombre, les références obscures, les vieux hommes avec leurs parties de jeux de société. De plus, il y avait à l’époque un serveur très sympathique qui donnait son avis sur les différents journaux du café. Un jour, alors que je prenais le journal Die Krone, il m’a dit : « Pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contient ».

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
MS : La nuit, je dors la plupart du temps. Le jour, j’aime bien désespérer.

 

BIO

Née en 1978 à Krems/Donau, Autriche, Maria Sterkl vit à Jérusalem et à Haïfa. Études de commerce à Vienne, Sönderborg et Parme. Actuellement correspondante en Israël et Palestine pour le journal Der Standard, reportages réguliers également dans le Frankfurter Rundschau, le Badische Zeitung et diverses parutions du groupe de médias Funke à Berlin. Publications littéraires dans des anthologies et des revues littéraires, récemment nominée pour le prix Floriana 2022.

Sophia Lunra Schnack | Kaffee Monarchie, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Sophia Lunra Schnack | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Sophia Lunra Schnack : Ouvrir et freiner. Mettre en mouvement des pensées, des émotions, des convictions. Les jeunes en particulier peuvent acquérir, pour ainsi dire, une expérience de la vie, une capacité de réflexion et une disposition sensorielle. La littérature peut freiner le temps, se dresser contre une existence rythmée. Et face à l’automatisation et anonymisation croissantes, je dirais que la littérature peut préserver l’homme, son humanité.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SLS : Quand le silence devient trop fort à la maison pour travailler, je me rends dans un café. Mais il faut qu’il y ait le bon mélange entre le doux murmure des voix et le retrait. Il y a quelques-uns de mes cafés habituels dont je sais qu’ils me conviennent, où j’ai un coin, mon cocon, mais d’où je peux sortir à tout moment pour prendre contact. J’aime cette manière libre d’engager la conversation avec des personnes inconnues, mais sans y être obligé.

Où te sens-tu chez toi ?
SLS : Pour moi, être chez soi a toujours été lié à la langue. Pendant longtemps, je me suis sentie chez moi dans la langue française, j’avais des problèmes avec ma langue maternelle. Il était donc aussi très naturel pour moi de vivre en France. Entre-temps, j’ai surmonté ma fuite devant ma langue maternelle, j’ai maintenant une résidence linguistique principale et secondaire. En tout cas, je ne pourrais pas m’imaginer vivre dans un pays dont je ne pourrais pas intégrer les sons

 

BIO

Sophia Lunra Schnack (*1990) vit et écrit actuellement principalement à Vienne, de la poésie et de la prose (lyrique) dans diverses revues littéraires de renom, notamment dans manuskripten, Poesiegalerie ou Das Gedicht.
En 2022, elle reçoit le prix rotahorn et depuis 2023, anime un blog de poésie pour Das Gedicht. En août 2023 est publié son premier roman feuchtes holz (Otto Müller).
Actuellement, elle travaille sur son recueil de prose cursive Fliederkuss ainsi que sur un recueil de poésie bilingue wimpern piniengrün – cils vert de pins.

Marcus Fischer | Café Weidinger, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Marcus Fischer | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le café Weidinger

Tu es comme un vieux monsieur vêtu d’un habit usé, déchiré, porté depuis des décennies, et qui n’a rien perdu de sa dignité. Les jeunes admirent ton style. Moi aussi, tout comme le calme qui émane de toi. Et les personnages loufoques et attachants qui t’entourent.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Marcus Fischer : La littérature peut nous montrer les gens de l’intérieur. Nous ressentons les personnages avec leurs peurs, leur honte, leur envie, leur amour, leur colère, leur désespoir. Cette vision intérieure, c’est la littérature qui la rend mieux que tout autre média.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MF : Il m’est souvent plus facile de m’isoler et de me concentrer lorsqu’il règne autour de moi une agitation régulière et houleuse. Les cafés sont l’endroit idéal pour cela. Je mets alors des écouteurs, j’écoute souvent la même chanson pendant des heures et je me plonge dans mon histoire.

Où te sens-tu chez toi ?
MF : Réponse simple : dans mes textes, quel que soit l’endroit où je les écris. Et dans la nature, entouré de personnes familières et dans des lieux chers et inspirants – comme le café.

 

BIO

Né en 1965 à Vienne, il étudie la germanistique à Berlin, écrit de la prose et de la poésie. Après ses études, il travaille comme professeur d’allemand langue étrangère et comme rédacteur dans des agences de publicité à Berlin et à Vienne. Publications dans des anthologies, des revues littéraires et à la radio. Son roman Die Rotte (Leykam Verlag), paru en 2022, a été récompensé par le prix littéraire Rauriser Literaturpreis 2023 pour le meilleur premier roman en langue allemande.

Maria Seisenbacher | Café Ritter Ottakring, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Maria Seisenbacher | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

je témoigne […]

Neige ne nous atteint que
loin dans des lieux ramifiés
dans l’accordement conflictuel
aussi longtemps que
si longtemps

Sommeil trouve
puis s’attarde
sans avoir plongé le regard l’un dans l’autre
de la probabilité
aussi longtemps que
si longtemps

Cristaux protègent petites cicatrices
Une seule fois la gorge est tombée
Toux, excès d’air dans
le néant
aussi longtemps que
si longtemps

je sais :
doigts forment un foie –
mollusque isolé sans bras
je sais : rien
de l’image d’histoires ciblées
aussi longtemps que
si longtemps

déclenche au hasard des contours, des vagues
des surfaces ou des galets
ensuite je témoigne
devant ma peau :
jenem’étaispasregardéedepuislongtemps

aussi longtemps que
le monde ne dévie pas
si longtemps


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Maria Seisenbacher : Un lieu de refuge, d’apprentissage, d’expérience et de travail que l’on s’est choisi, rempli de passion physique et spirituelle.

Que représentent les cafés pour toi ?
MS : Un refuge pour échapper au fait de devoir travailler seule. Au café, j’écoute, je vois, je lis et j’observe les autres et moi-même.

Pourquoi as-tu choisi le Café Ritter Ottakring ?
MS : En raison de son architecture, du silence, de l’emplacement, des banquettes recouvertes de velours avec des pâtisseries dans le café.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
MS : Beaucoup de choses et rien, puis rien du tout et beaucoup de rien.

 

BIO

Maria Seisenbacher vit et travaille à Vienne comme poétesse et traductrice en langue facile à comprendre (Leichte Sprache). Maîtrise de littérature comparée, diplômée en pédagogie sociale. Participation à des festivals internationaux de poésie, titulaire de bourses et prix. Parution dernièrement du recueil de poèmes Hecken sitzen aux éditions Limbus avec des illustrations d’Isabel Peterhans.
www.mariaseisenbacher.com

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Isabella Feimer, Café Cinema, Berlin

Claudia Bitter | Die Turnhalle, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Claudia Bitter | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

le café n’est pas un cimetière

comme la cuillère tinte sur le plateau d’argent
comme les porte-journaux sont parfaitement alignés
comme les veines des marbres s’écoulent
comme le tissu des banquettes jaunit
comme les boules de billard claquent les unes contre les autres
comme la mousse sur le café retombe
comme les pâtisseries sourient à travers la vitrine
comme le silence plane limpide au-dessus des tables vides
comme le parquet crisse sous les chaussures des serveurs
comme les pièces ruissellent dans le porte-monnaie en cuir
comme l’ouvre-bouteille ôte la capsule
comme les rires se posent sur le comptoir
comme les lampes en boule prennent la poussière au plafond
comment les aiguilles de l’horloge se déplacent de temps en temps
comme le soleil et le vent restent dehors
comme les salutations vont et viennent et restent et demeurent absentes
comme on se perd dans l’alcôve moelleuse
comme on s’égare dans les motifs du papier peint
comme on se retrouve dans les miroirs au mur

le café n’est pas un cimetière

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Claudia Bitter : Une immersion et une plongée.
La découverte de mondes inconnus et familiers.
Je me trouve moi-même.
Questions et images me trouvent.
Fascination et inspiration.
Se sentir en sécurité dans la langue.

Que représentent les cafés pour toi ?
CB : S’asseoir sur une banquette moelleuse dans un vieux café tranquille et se faire servir un œuf à la coque avec un petit pain beurré me rend presque heureuse. Il n’y a rien d’autre à entendre que le bruissement des journaux, le tintement des cuillères et les voix douces et amicales. Le café me permet de me calmer et de me structurer. J’aime organiser des rencontres au café, si elles ne durent pas trop longtemps.

Pourquoi as-tu choisi le café Die Turnhalle ?
CB : J’habite à proximité. Ce café, qui faisait partie de la communauté juive de l’époque, a une histoire intéressante. J’aime la salle haute de plafond et les murs bruts sans crépis avec leurs structures délicates. Le jardin est une véritable oasis, il m’est arrivé d’y manger plus que de raison lors du brunch matinal.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
CB : Quand je ne travaille pas à la bibliothèque, j’aime beaucoup me promener dans la nature, je collectionne en marchant (des mots dans la tête, des matériaux dans les mains). Par ailleurs, j’aime être à la maison (en ville ou à la campagne) – où je fais des choses ou alors je me sens bien en ne faisant rien.

 

BIO

Née en Haute-Autriche, Claudia Bitter vit à Vienne où elle travaille comme autrice (poésie et prose), artiste (graphisme, nature writing, collages) et bibliothécaire. Elle a publié huit livres : trois livres en prose, trois livres de poèmes illustrés, un roman et dernièrement Die Heichzot, mit allem sazosugen, Edition Thurnhof 2022. Elle a reçu divers prix et bourses, le dernier : Track 5, Prix spécial de l’école de poésie 2021.
Exposition : Die Sprache der Dinge : Literaturhaus Wien, 2020/2021.
www.claudiabitter.at