Archive d’étiquettes pour : Barbara Rieger

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Tanja Raich, Cafemima, Wien

Heinrich Steinfest | Eiscafé Fragola, Stuttgart

Photo : Alain Barbero | Texte : Heinrich Steinfest | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Talleyrand disait du café qu’il devait être « chaud comme l’enfer, noir comme le diable, pur comme un ange, doux comme l’amour ». En effet, il fait toujours incroyablement chaud dans la plupart des cafés (même si ce n’est plus aussi infernal qu’à l’époque où des volutes de fumée de cigarette remplissaient les salles et où tous avaient un peu l’air d’avoir été peints par Renoir). Pour échapper à la chaleur, j’aime m’asseoir dans les « Schanigärten » des cafés –  rendant ainsi hommage à la peinture en plein air – où certains cafés sont encore noirs comme le diable et, je l’espère, purs comme un ange. Mais celui qui renonce au sucre… eh bien, l’amour peut aussi être amer et mélancolique, peut-être est-il alors encore un peu plus intense et profond, comme le fond d’un espresso bien serré.

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi?
Heinrich Steinfest : inspirer la vie et expirer une histoire.

Quelle importance ont les cafés pour toi?
HS : Eh bien, cela a commencé à l’adolescence, car le café était clairement plus passionnant que l’école. Avant, c’étaient les grands cafés viennois qui m’attiraient, parce qu’on s’y sentait tellement important, mais entre-temps, je préfère de loin m’asseoir dans l’arrière-boutique d’une petite boulangerie ou d’un grand supermarché, dans un café de plage ou dans un glacier.

Pourquoi as-tu choisi l’ Eiscafé Fragola?
HS : Parce que je peux m’y asseoir en plein air. Une sorte de prolongement d’une pièce avec vue sur la place, l’église, le marché, les passants, les mangeurs de glace, les flâneurs, les gens pressés et ceux plus lents. J’y suis seul, mais parmi les gens.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café?
HS : Alors j’écris chez moi et je me prépare moi-même mon café.

 

BIO

Viennois né en Australie qui, après un quart de siècle à Stuttgart, vit désormais dans l’Odenwald, près de Heidelberg, mais que Vienne attire toujours régulièrement comme un aimant. Et qui a consacré trente ans de sa vie, sur les soixante et un qu’il a vécus, à mettre au monde un tas de livres.

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, MathildeRamadier, Delphine de Stoutz, Würgeengel, Berlin

Tanja Raich | Cafemima, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Tanja Raich, Extrait de Schwerer als das Licht, Éd. Blessing, 2022, parution le 24.8.22 | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Je me souviens de ce jour-là, il y a bien longtemps déjà. Le matin, il pleuvait sous toutes les formes et dans toutes les couleurs. Des fleurs de naga et d’hibiscus, des orchidées et des amaryllis, une agitation multicolore volant entre les arbres et haut dans le ciel. Je n’avais jamais rien vu de plus beau. Le vent faisait tourbillonner les fleurs au-dessus de la cime des arbres, il les faisait tourbillonner sur toute l’île. Elles volaient dans l’air comme des papillons et retombaient éparpillées sur le sol. Une fleur d’hibiscus m’a frappée au visage, provoquant une douleur lancinante. Et soudain, tout fut nu. Pas de trace de bourgeons, pas de trace de l’après. Et lorsque les fleurs furent desséchées, il ne resta vraiment plus aucune couleur, plus aucun éclat. Tout était devenu terne, brun et gris.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Tanja Raich : La littérature est pour moi la porte d’entrée vers de nouveaux mondes, elle m’ouvre de nouvelles perspectives et expériences, me fait voyager, me fait pénétrer dans des mondes de pensées, me touche et me choque – dans le meilleur des cas, j’en ressors en ayant fait peau neuve : en tant que lectrice et écrivaine. 

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
TR : Je dois faire une distinction entre Vienne et l’Italie. En Italie, ce sont des lieux de rencontre, il s’agit davantage du café en tant que boisson, j’y passe rarement une journée. À Vienne, ils sont en fait un prolongement du salon, même si j’y écris rarement. J’aime le café comme lieu de première rencontre, lorsque je fais la connaissance d’auteurs avec lesquels je souhaite réaliser des livres, par exemple. Parfois, je m’y perds, et cela ne m’arrive qu’à Vienne : on se rencontre pour prendre un Melange et on ressort à deux heures du matin. Pourtant, on n’a pas du tout l’impression d’être à Vienne, peut-être quelque part dans un lieu sans espace ni temps.

Pourquoi as-tu choisi le Cafemima ?
TR : J’adore les marchés et Cafemima est un café de marché, coloré et chaotique. Mon appartement est assez similaire. Beaucoup de plantes et de choses colorées que j’ai ramenées de mes voyages. 

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
TR : Je suis dehors, dans un parc, au Prater, ou je fais du vélo sur l’île du Danube.

 

BIO

Tanja Raich, née en 1986 à Meran (Italie), vit à Vienne en tant que lectrice et auteure. En 2015, elle a initié une nouvelle série littéraire chez Kremayr & Scheriau, axée sur les débuts en langue allemande, où elle a été directrice du programme jusqu’en 2020. Actuellement, elle dirige le programme de littérature et de livres pour enfants chez Leykam Verlag. Son premier roman Jesolo (Blessing 2019) a été nominé pour le prix du livre autrichien Debüt 2019 ainsi que pour le prix littéraire Alpha 2019. Son deuxième roman Schwerer als das Licht sera publié en août 2022 chez Blessing.
tanjaraich.at

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, MathildeRamadier, Delphine de Stoutz, Würgeengel, Berlin

Delphine de Stoutz | Würgeengel, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Delphine de Stoutz

 

Vous prenez rendez-vous à la station de tram de la Warschauer Straße, exactement à équidistance de vos deux appartements. Aucune prise de territoire de l’un ou l’autre côté, l’installation perfide d’une ligne de démarcation ne laissant rien supposer, le début d’une guerre des positions qui s’annonce longue et éprouvante, tu te dis en raccrochant. 

Ton tram arrive quelques minutes avant le sien. La nuit est déjà bien installée malgré l’heure peu tardive. La brume hivernale s’engouffre sous le pont ferroviaire de cette gare d’échange. Pris dans le faisceau de lampadaires faiblards, ce voile blanc grise la nuit, lui donnant la texture d’un film de Fritz Lang. Les rails gémissent autour de toi leur plainte d’acier. Son tram arrive.   

Une ombre dans la brume. Chaussures noires, pantalons noirs, manteau noir, gants et bonnets noirs, seuls quelques centimètres de peau l’empêchent de se faire avaler par l’obscurité. L’homme en noir, donc, s’approche de toi. Son pas n’est ni hésitant ni pressé. Un pas égal, mesuré, n’indiquant rien, un pas qui ne sert à rien sinon à se rapprocher de toi. La prochaine étape sera décisive.   

Tu penses : Quelle distance va-t-il mettre entre nous deux ? 

Mais il déjoue tous tes pronostics. Il te prend dans ses bras. Du haut de ses deux mètres, il te serre puis te soulève. Tes pieds quittent le sol et ton cœur fait une embardée. Les horloges s’arrêtent et tu rembobines l’histoire, t’abandonnant, pour ce qui te semble être la première fois, au don d’une rencontre.

 


Interview de l’auteure

Que veut dire pour toi la littérature ?
Delphine de Stoutz : Aucune idée. Je suis toujours en train de chercher. Ou plutôt c’est quelque chose qui est là et il suffit de se baisser pour la ramasser. D’ailleurs ne dit-on pas prendre la parole ou en allemand, se saisir des mots ? Donc la littérature est partout et c’est un choix personnel de la laisser faire partie de nous. Faire littérature, c’est autre chose. On descend au fond de la mine sans savoir ce qu’on y trouvera sinon qu’on en sortira autre. Cela demande à chaque fois un courage insensé.  

Quelle importance les cafés ont-ils pour toi ?
DdS : Pendant longtemps, ils ont été le lieu de l’écriture, de l’observation, un contact important avec le monde pour ne pas se laisser manger tout entier par le langage. Avec le Corona et leur fermeture, il a fallu trouver d’autres lieux. J’ai par exemple écrit un roman de 300 pages entièrement dans mes toilettes, seule pièce qui ferme à clef chez moi. Cette situation m’a obligé de me poser enfin la question du lieu d’où j’écris et j’en ai ramené la certitude que l’écriture n’est pas un acte solitaire. Je n’écris plus dans les cafés, je n’en ai plus besoin. J’y vais pour vivre le partage et l’amitié avec à chaque fois l’espoir de l’aventure. 

Pourquoi as-tu choisi le Würgeengel, l’ange étranglé ?
DdS : Ce bar rappelle le Berlin des années folles. On se prend à être une autre ici. Des réminiscences de Marlene. L’aventure encore…

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
DdS : Heureusement que je ne passe pas ma vie dans les bars ! Même s’ils ont toujours joué un rôle important dans ma vie : c’est dans un bar que j’ai rencontré mon mari,  ai décidé de vivre à Berlin. Hors de ces lieux de perdition, je travaille beaucoup, m’occupe de ma famille, lis énormément et quand je quitte la ville, je me perds dans les bois ou cultive mon jardin !

 

BIO

Autrice, Delphine de Stoutz pendule entre les langues, les pays et les écritures. Après un long détour par le théâtre, elle se consacre à la littérature et publie un premier roman, Adult(r), en 2018. Récipiendaire d’une bourse du CNL en 2019, elle achève l’écriture d’un second roman et d’un scénario de bande dessinée. Elle fonde en 2020 le Réseau des Autrices et développe l’année suivante le programme de résidence numériques, l’Hôtel des Autrices. Elle vit depuis 2008 à Berlin.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, MathildeRamadier, Delphine de Stoutz, Würgeengel, Berlin

Mathilde Ramadier | Würgeengel, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Mathilde Ramadier

 

L’euphorie des dernières fêtes passées, il y a quelque chose de morne dans ces journées d’hiver qui filent les unes après les autres. Une platitude effrénée. Comme si la platitude avait une vitesse.

Chaque réveil d’octobre me rappelle ce désastre inévitable : tout ce dont nous avons joui l’été est éclipsé par des nuages, qui resteront. La saison des feuilles mortes reprend ses droits, l’obscurité précipite la noirceur des choses, alors je me réfugie dans l’imposture des gens heureux, à l’allure nonchalante des bohèmes qui foulent les rues pavées de Berlin, eux qui n’admettent pas que la belle saison ne dure pas éternellement.

Brume du petit matin, soleil à l’Est. Je me glisse à contre-cœur dans un épais collant noir. Je traverse la rue et m’élance d’un pas ample sur la terre meuble, le long du canal. Des kilomètres. Cette terre usée, son odeur. Un mélange de boue, de ville, de crachin d’automne et, surtout, de mille couches de feuilles. Une couleur végétale, une âpre douceur sans laquelle la ville ne serait que béton.

La course à pied m’offre un sentiment de liberté dément. Je vais partout. J’explore les régions oubliées de ma vie, je trie les pensées par confort. Flottantes, refoulées ou retrouvées, elles jaillissent à chaque coin de rue de Kreuzberg. C’est qu’on commence à bien se connaître, elles, eux, moi.

Après le pont et les vestiges d’un célèbre mur, je caresse un autre bras du canal, bordé de cerisiers et jonché de châtaignes creuses. Plongées dans une semi-quiétude, deux barques flanquées de drapeaux de pirates sont amarrées près d’un saule pleureur. Un paillasson de métal a été fabriqué avec des capsules de bières méthodiquement plantées dans la terre mouillée, qui dessinent une ancre. En passant, j’y plante un talon, l’enfonçant un peu plus dans le sol millénaire.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Mathilde Ramadier : La littérature pour moi est une nécessité, une présence au monde. J’ai certes choisi de faire de l’écriture mon métier, je me suis battue pour, mais je n’ai jamais choisi d’écrire. Sans la littérature, sans la lecture, je serais ôtée de toute capacité de sublimation, je serais probablement insupportable.

Que représentent pour toi les cafés ?
MR : Les cafés sont pour moi le premier lieu social, celui où, le temps d’un verre au comptoir, on peut repartir de zéro, rencontrer l’autre, quel qu’il soit. Je suis un oiseau de nuit. Un café, c’est la première chose que je créerais si je débarquais dans un village déserté.

Pourquoi as-tu choisi le bar Würgeengel ?
MR : Le Würgeengel est un bar mythique de Kreuzberg, où l’on peut déguster d’excellents cocktails. Son aura particulière, le comptoir en zinc, le velours rouge, mélange délicieux de mystère, de glamour et de désuétude en font un lieu de rencontre typiquement berlinois.

Que fais-tu quand tu n’es pas dans les cafés ?
MR : Quand je ne suis pas dans les cafés j’en bois un à la maison, j’écris, je lis, je travaille beaucoup, je regarde mes enfants grandir et nous partons de temps en temps vers la beauté méridionale.

 

BIO

Née en 1987 dans la Drôme, Mathilde Ramadier est autrice d’essais et de romans graphiques. Philosophe et psychanalyste de formation, elle a quitté Paris pour Berlin il y a dix ans. Ses livres sont publiés entre autres aux éditions Actes Sud, Futuropolis, Premier Parallèle, Dargaud et au Seuil. Elle est également traductrice de l’allemand et de l’anglais. Elle écrit pour Philonomist, nouveau média de Philosophie Magazine, produit des podcasts et donne des conférences de philosophie.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Richard Wall, Café Traxlmayr, Berlin

Richard Wall | Café Traxlmayr, Linz

Photo : Alain Barbero | Texte : Richard Wall | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi ?
Richard Wall : Mission, bonheur, changement de perspective, résistance, affirmation de soi.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
RW : Une grande importance, même si je ne suis certainement pas un  « écrivain de café ». Mais des poèmes ou des notes ont été écrits dans les cafés entre Cracovie, Venise, Paris et Prague. J’y apprécie le calme, l’offre d’un grand nombre de journaux, un service discret. Je vois aussi le café en tant que scène : les regards se croisent, et involontairement, du coin de l’œil, on perçoit des mouvements, des gens qui arrivent et partent…

Pourquoi as-tu choisi le Café Traxlmayr ?
RW : Le Café Traxlmayr existe depuis 1847, l’annexe dans laquelle je m’assois le plus souvent a été conçue en 1905 par Mauriz Balzarek, un élève d’Otto Wagner, dans le style de la Nouvelle Objectivité. Après la fermeture d’une dizaine de cafés à Linz au cours des 40 dernières années, le Traxlmayr est la seule oasis à l’ambiance historique. Lorsque j’organisais des événements littéraires, je discutais ici du déroulement des lectures bilingues avec des collègues de République tchèque et d’Irlande ; les rencontres avec Jiří Stránský, Josef Hrubý, Eva Bourke, Moya Cannon, Rita Ann Higgins et bien d’autres restent inoubliables. 

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
RW : Jardiner, écrire, faire des collages, cuisiner pour ma femme, marcher à travers champs, être sur la route…

 

BIO

Né en 1953, Richard Wall écrit de la poésie, des essais et de la prose narrative. En tant qu’artiste plasticien, il travaille dans le domaine du collage, de la peinture et du dessin. Dans les années 1990, il dirige la série Tage irischer Literatur/The Road West à la Stifterhaus de Linz. Dans ce contexte, il a réalisé la traduction de l’oeuvre poétique de Cathal Ó Searcaigh, Macdara Woods, Gabriel Rosenstock, et de bien d’autres.
Artist in Residence au Heinrich Böll-Cottage sur Achill-Island en 2014 ; bourse fédérale en 2016 ; invitation au festival international de poésie Meridian à Czernowitz en 2020. Une vingtaine de livres publiés, le dernier en date étant : Das Jahr der Ratte. Ein pandämonisches Diarium. Löcker Verlag, Wien 2021.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Assaf Alassaf, Eiscafé Venezia, Hausach

Assaf Alassaf | Eckkneipe, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Assaf Alassaf | Traduction libre : Redwan Mounajed & Sylvie Barbero-Vibet

 

Et le feu est rouge (le stop)

Je me tiens au feu piéton, attends avec les autres pour traverser tout en observant ceux qui m’entourent : la jeune femme agrippée à son chariot de courses et en conversation avec son amie, le jeune homme aux traits orientaux qui regarde son portable, jetant de temps à autre un coup d’œil au feu, l’homme élancé, dans son costume élégant avec sa sacoche noire en cuir qui secoue son poignet pour faire glisser sa montre de dessous sa chemise, quatre ou cinq jeunes avec leurs voix et rires bruyants ; on partage tous la même attente sans se plaindre du temps qui passe.
Je me souviens de la période suivant mon arrivée ici. Je traversais la rue ignorant le rouge ; pour nulle autre raison que le refus d’appartenir à cet endroit, j’enfreignais sa multitude de règles.
Traverser la rue était un petit test du déséquilibre dans la relation entre moi en tant qu’individu et la société dans laquelle je vis, entre le libre arbitre et la soumission à la loi commune. Dans ce moment de révolte, un petit acte scandaleux comme celui de traverser la rue en ignorant le feu ou de jeter négligemment un mégot de cigarette sur le sol était un acte de résistance inconscient face au sentiment croissant de perte d’identité et à l’effilochement de sa propre âme, de sorte que l’identification aux autres et à l’environnement devenait pesante, une épine qui s’enfonçait dans la blessure identitaire et aggravait encore plus ce maudit déséquilibre.

Le feu piéton ne nous a toujours pas donné l’autorisation !

Je me souviens d’une autre révolte dans un film peu exigeant, racontant l’histoire d’un prince maléfique qui obtenait tout ce qu’il voulait par la force et la coercition : l’argent et le pouvoir, les femmes et les enfants. Mais lorsqu’il tombe profondément amoureux d’une femme, il s’identifie à la nature humaine commune et souhaite être comme les autres, soumis aux lois de la société ; c’est ainsi qu’il demande à la femme son consentement pour l’épouser et lui donner des enfants légitimes, ce qui serait le sauf-conduit de son passage vers l’appartenance au groupe, à la nation, au peuple, et à ses lois et coutumes.
À l’apogée du film, lorsque la femme tente d’échapper au prince, sa mère, sorcière, s’approche et touche avec ses doigts le bas du dos de la femme et dit à son fils : « Prends-la maintenant contre son gré. Elle est en période d’ovulation et plus que jamais féconde et prête à accueillir une grossesse. »

Le feu est toujours rouge !

J’ai toujours été étonné de la capacité de certaines personnes à observer les petits détails de la nature et des êtres humains, leurs journées, leurs comportements et leurs actions ainsi que tous ces petits changements presque imperceptibles, comme si elles écoutaient pleinement le rythme caché de la vie ; et elles forment de ces sons et silences des sciences et des connaissances cosmiques à travers lesquelles elles décryptent le monde, les gens et une partie du futur, loin de la pseudoscience, de la théorie occulte « el-mandeb » et de l’alchimie.

Mon amie allemande lit dans les nuages et les vents et sait si ce nuage lointain va apporter de la pluie ou non, quand il sera là et combien de temps il va pleuvoir, le tout sans GPS ni Google weather ! Cette connaissance, elle l’a acquise à partir de sa longue observation des nuages et de la pluie dans sa petite ville.
Mon amie dit de son père : « Il a un œil qui ne se trompe pas, il connait le sexe du fœtus dans le ventre de la mère avant le verdict du médecin et de l’échographie. »
Il y avait dans mon village de Muhassan, au début du siècle dernier, un homme distingué, un guide qui connaissait Deir ez-Zor et tout le désert syrien ; il suffisait de lui décrire la couleur de la terre et la forme de ses arbres et rochers pour qu’il sache de quelle région il s’agit. Il lisait dans les étoiles et les vents au fil des saisons pour conduire les bergers vers leurs pâturages lointains, pour retrouver la trace des personnes et du bétail perdus, et les ramener à leurs familles. Il mourut au début des années cinquante et cette année porte depuis son nom en hommage (l’année de la mort de Ali Kusa). Par la suite, il n’y plus jamais eu quelqu’un comme lui.

Un court silence se produit, les deux amies arrêtent de parler et regardent ensemble le feu, l’homme élégant regarde sa montre toutes les deux secondes, l’homme aux traits orientaux laisse tomber sa main avec le téléphone le long de son corps et les adolescents sont silencieux et ont sorti leurs mains de leurs poches, lassés des bruits et de l’attente.

Je m’approche du bord du trottoir et mes pieds précèdent de quelques instants le changement de couleur du feu ; enfin j’avance parmi les passants qui ont retrouvé leur brouhaha et au milieu de la rue, je me souviens que j’ai rencontré – quand j’étais enfant – un de ces voyants qui m’avait annoncé une prophétie que je n’aimais pas à l’époque. J’ai décidé ce jour-là de travailler dur pour le décevoir et faire échouer sa prophétie. Au fil des ans, j’ai réussi, mais en avançant sur la bonne voie, j’ai, sans m’en apercevoir, déçu aussi d’autres personnes, d’autres femmes en particulier.

 

 

Original (arabe)

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi ?
Assaf Alassaf : La littérature unilatérale a toujours été un moyen de donner un sens au monde qui m’entoure, le petit outil qui creuse dans les couches de la vie complexes et superposées pour les faire remonter à la surface sous forme de questions et d’idées pour la contemplation, l’analyse, le dialogue et la compréhension. C’est aussi une occasion d’échapper à la complexité contemporaine de notre vie et de ses pressions pour aller vers un espace en apparence sûr, mais dans lequel, à la fin, tout le danger réside.

Que représentent les cafés pour toi ?
AA : A dire vrai, j’ai une conception enfantine et rêveuse du café comme lieu alternatif à la maison même pour une courte période de la journée, un endroit qui permet à l’individu d’y trouver un petit coin qu’il meuble à sa guise, où il rencontre qui il veut et fait ce qu’il veut. Après de nombreuses expériences et des visites de cafés de différents pays, une idée semble me tirer la langue, exprimant son sarcasme à propos de moi et de ma perception : vous passez dans un endroit que seuls les passants fréquentent.

Pourquoi as-tu choisi le Café Eckkneipe?
AA : Si la pandémie a fermé le monde et nous a enfermés chez nous, avec distanciations sociales et réunions zoom, elle a aussi, malheureusement, fermé définitivement le café où j’allais à Kreuzberg. J’ai donc choisi l’alternative la plus proche autour de moi : c’était le Café Eckkneipe.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
AA : J’ai de nombreuses tâches et responsabilités liées à ma vie : pour mon travail, ma famille et d’autres qui me sont importants au quotidien. Et je pratique le volley, trois fois par semaine, ce qui en fait une activité placée plutôt en tête de mes occupations.

BIO

Né en 1976 à Deir ez-Zor en Syrie, Assaf Alassaf a suivi des études d’odontologie à Damas. Conciliant son métier de dentiste à plein temps avec son activité de journaliste, il publie depuis 2007 de nombreux articles dans des quotidiens arabes comme Al Hayat et Al Mustakbal. En 2013, il quitte Damas pour Nouakchott en Mauritanie pour y travailler en tant que dentiste et part en 2014 pour Beyrouth, où il exerce dans un centre médical pour les réfugiés syriens. Il vit aujourd’hui à Berlin, marié et père de deux filles. Sur Facebook, Assaf Alassaf écrit depuis 2013 des anecdotes littéraires sur la révolution et la guerre dans son pays, sur son séjour en Mauritanie, sur sa vie au Liban et sur le cabinet dentaire. Des posts et des histoires sur « Abu Jürgen, l’ambassadeur allemand », ont été écrits entre novembre 2014 et février 2015 et publiés en 2015 sous le titre Abu Jürgen. Ma vie avec l’ambassadeur allemand (roman) aux éditions mikrotext, traduction de Sandra Hetzl . Début janvier 2016, il a obtenu une bourse dans la cadre du « Literarisches Colloquium Berlin », et de mai à juillet 2016, il a résidé au château de Solitude.

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, José Oliver, Eiscafé Venezia, Hausach

José F.A. Oliver | Eiscafé Venezia, Hausach

Photo : Alain Barbero | Texte : José F.A. Oliver | Trad. : Tim Trzaskalik

 

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi ?
José F.A. Oliver : Toujours une rencontre avec moi.

Quelle importance ont les Cafés pour toi ?
JO : Ils sont une ambiance. Un don de temps pour la communication intérieure et extérieure.
Pour des dialogues détendus avec tous mes sens et perceptions.
Les cafés, ce sont des manuels pour la beauté de la vie. Des lieux où l’âme reprend son souffle.

Pourquoi as-tu choisi le Café Venezia?
JO : Pour moi, c’est un lieu amical et familier où s’unissent hospitalité, artisanat et régal.
Annett et Damiano Colle sont chaleureux, stimulants et respectueux.
Leur « Benvenuto ! » veut toujours dire « Bienvenu ! »

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
JO : Je cherche d’autres lieux de paix intérieure.

 

BIO

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Marcelo Lapuente Mahl, Café A, Paris

Linn Schiffmann | Wohnzimmer Cafebar, Dortmund

Photo : Alain Barbero | Texte : Linn Schiffmann | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

L’hôte étranger

Il a emménagé alors que les poules n’avaient plus que trois semaines à vivre. C’était la première fois que nous nous rencontrions et bien qu’il parlait de lui en riant, je ne l’aimais pas.
« Je le trouve sympa », me dit mon amie après avoir échangé cinq mots avec lui. 
Le chien, lui, l’appréciait. Je crois, du moins. Mais peut-être que je ne devrais pas trop parler au nom de mon animal. Il est possible que le chien ait juste des manières plus raffinées que moi. Après tout, ce n’est pas un chat. 

La dernière semaine que les poules avaient à vivre débuta. J’espérais que ce serait aussi la dernière semaine de cet invité chez nous.
Ce qui m’irritait tant chez lui, je ne pouvais le saisir que vaguement. Nous parlions la même langue. Mais nos combinaisons de mots avaient-elles la même signification ? J’ai remarqué qu’il posait certes des questions, mais ne percevait pas les réponses. 

Quand il partit, les poules avaient encore cinq jours à vivre. 
Il m’a serré dans ses bras et m’a remerciée. J’ai attendu devant la maison jusqu’à ce qu’il disparaisse sur son vélo. Le soulagement s’est alors répandu en moi.

Ce n’est que lorsque les poules ont fini en bouillon que j’ai remarqué qu’il n’avait jamais mis les pieds dans le jardin.

 


Interview de l’auteure

 

Que signifie la littérature pour toi ? 
Linn Schiffmann : Par la lecture et l’écriture, j’ai la possibilité de m’extraire de l’espace et du présent. Mais je peux aussi m’enfoncer dans la littérature et y creuser un nouveau système de tunnels qui m’aide à mieux nous comprendre, nous les humains. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
LS : Idéalement, un café est pour moi un lieu où les conversations peuvent circuler plus librement. Un lieu qui a suffisamment de pouvoir d’attraction pour nous retenir sur les coussins pendant quelques heures et qui nous donne en même temps la liberté de partager nos pensées sans crainte.

Pourquoi as-tu choisi le Wohnzimmer Cafebar ?
LS : J’associe ce café à quelques bons souvenirs de mon adolescence et à mon amie de l’époque, avec qui je me retrouvais souvent là-bas. Depuis, le café a quelque peu changé. Mais je trouve que c’est toujours un endroit plein de charme. 

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
LS : Je passe beaucoup de temps devant mon clavier. En ce moment, je travaille sur trois manuscrits. De temps en temps, j’ai aussi des commandes de grues en origami et je passe une matinée à plier du papier. Depuis début 2021, je publie également mon podcast WORTWISCHER sur la littérature et le monde littéraire. Pour cela, je suis toujours à la recherche d’auteurs et de maisons d’édition intéressants de la région de la Ruhr.

 

BIO

Née le vendredi 13 juillet 1990 à Dortmund, Linn Schiffmann écrit de la prose et parfois de la poésie. Elle plie l’art à partir de papier et crée tout ce qui lui plaît.
Depuis 2020, Linn est membre de la LiteraturRaumDortmundRuhr et depuis 2021, elle publie chaque mois un épisode du WORTWISCHER, podcast sur la littérature et le monde littéraire avec un accent sur la région de la Ruhr.
www.linnschiffmann.de
@linnschiffmann sur Instagram & TikTok
@wortwischer_podcast sur Instagram

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Marcelo Lapuente , CaféA , Paris

Marcelo Lapuente Mahl | Café A, Paris

Photo : Alain Barbero  | Texte : Marcelo Lapuente Mahl | Traduction : Lionel Féral

 

Je m’endors

Mes tempes palpitent
J’ôte mes lunettes pesantes
et les pose doucement
sur la table

Dans les yeux myopes
se forgent des images floues
Des gens racontant des histoires sans importance
sur leurs aventures de par le monde

Impatient
je tapote du bout des doigts
le plateau de bois sombre
Un, deux, trois…
Un, deux, trois…
et je sais qu’il est déjà tard

Une dernière tasse de café
et finalement
je m’endors.

(Paris, nov./déc. 2021)

 

Original (portugais)


Eu adormeço

Minhas têmporas latejam
Retiro os óculos pesados
e os coloco lentamente
sobre a mesa

Nos olhos míopes
se forjam imagens desfocadas
Pessoas dizendo histórias sem importância
sobre suas aventuras pelo mundo

Impaciente
bato com a ponta dos dedos
no tampo de madeira escura
Um, dois, três…
Um, dois, três…
e sei que já é tarde

Só mais uma xícara de café
e eu finalmente
adormeço.

(Paris, nov/déc 2021)

 


Interview de l’auteur

Que signifie la littérature pour toi ?
Marcelo Lapuente : Plusieurs réponses sont possibles à cette question. J’aime à penser que la littérature est la manifestation artistique la plus complexe d’une langue. Dans le cas de la langue portugaise, nous avons de magnifiques exemples de cette définition : Fernando Pessoa, Carlos Drummond de Andrade, João Guimarães Rosa, Jorge Amado, Clarisse Lispector, Mia Couto, Pepetela, José Saramago… La littérature produite en portugais est un monde infini qui m’émerveille.

Que représentent les cafés pour toi ?
ML : Les cafés sont des lieux de rencontre. Je me sens à mon aise à l’intérieur d’un café confortable et convivial, où l’on peut réfléchir à la vie, faire des projets pour le futur ou simplement laisser passer le temps. Pour moi, les cafés représentent l’une des créations les plus importantes de la modernité urbaine.

Pourquoi as-tu choisi le Café A ?
ML : Le Café A se situe dans les locaux de la Résidence Les Récollets, un lieu démocratique, qui accueille des artistes et des chercheurs étrangers à Paris. Cette vocation plurielle de l’espace constitue l’essence du café A, où l’on peut discuter avec des journalistes, des artistes plastiques, des professeurs, des photographes, des écrivains, des cinéastes, des musiciens, afin d’échanger des idées, des projets et des visions de la vie. C’est l’environnement idéal pour observer la diversité du monde.

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
ML : Lorsque je ne suis pas avec mes proches, je me consacre à l’enseignement et aux questions administratives à l’université. Mais, j’ai toujours le temps de prendre un café sur le campus. J’ai la chance de travailler dans une région productrice d’un excellent café, et les amateurs de cette boisson, comme moi, en profitent quotidiennement.

 

BIO

Marcelo Lapuente Mahl, brésilien, est historien et poète. Professeur à l’Université Fédérale d’ Uberlândia, dans l’État du Minas Gerais, au Brésil, il enseigne l’histoire et le journalisme. Outre les travaux académiques, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de poésie, Fogo Fátuo – combustão espontânea (2020), Entre Ruínas – imagens de Herculano e Pompeia – uma arqueologia poética (2022), ainsi que É hora de sentir destiné au jeune public. En partenariat avec la revue Alterjor, Marcelo Lapuente Mahl a également développé le projet Audiolivropoesia www.usp.br/alterjor/.

 

 

 

Blog Entropy, Barbara Rieger, Alain Barbero, Jana Volkmann, Raphaela Edelbauer, Café Kriemhild, Wien, Vienne

Romina Nikolić | Theatercafé, Iéna

Photo : Alain Barbero | Texte : Romina Nikolić | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Est-ce que je peux encore être heureuse,
Voilà ce que tu me demandes et je te réponds : regarde, la clarté
du ciel nocturne, le jardin glacé…
En toute quiétude, un cerf mâche les branches
du cerisier qui n’a jamais grandi, dans l’obscurité,
enveloppée dans une couverture, je me tiens devant la fenêtre
grande ouverte et j’aimerais que tu sois là,
nu et encore éveillé… Je dis : regarde, le bonheur
est un animal vigoureux, Orion, l’étincelle
au moment où une branche se brise

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Romina Nikolić : La littérature est ma raison de vivre. Il ne se passe pas un jour sans que je ne m’y consacre d’une manière ou d’une autre, même si je ne peux pas écrire moi-même tous les jours.

Que signifient les cafés pour toi ?
RN : Les cafés sont pour ainsi dire un prolongement de mon bureau où, en plus de pouvoir écrire, il est possible de délirer sur des idées et des concepts avec d’autres personnes. Ce n’est que l’année dernière lorsque les rencontres n’y étaient plus possibles que j’ai vraiment pris conscience de leur importance pour mon travail.

Pourquoi as-tu choisi le Theatercafé ?
RN : Je dois être un peu nostalgique… C’est joli et confortable et je le connais depuis mes études. En face, il y a la cabane de jardin de Friedrich Schiller, dans laquelle se déroulaient à l’époque de très bons séminaires littéraires de Jan Röhnert, auxquels il invitait personnellement les auteurs dont nous traitions les œuvres. Après, nous allions généralement ensemble au Theatercafé et poursuivions les discussions autour d’un café ou d’un pastis. 

Que fais-tu lorsque tu n’es pas au café ?
RN : Je vais simplement discuter ailleurs ! Ou j’écris. Partout où mon travail me mène. Mais de préférence au château de Ranis.

 

BIO

Née à Suhl, Romina Nikolić a grandi à Schönbrunn (Thuringe). Elle a suivi des études de littérature et de philosophie à Iéna et Brunswick. Depuis 2009, elle contribue à divers projets de séries de livres, à des ateliers, initiatives littéraires et associations en Thuringe. En 2012, elle a reçu la bourse Walter-Dexel. Son recueil de poésie Unterholz paraîtra en 2022. Elle vit à Iéna comme poétesse, librettiste, éditrice et médiatrice littéraire.