Archive d’étiquettes pour : Barbara Rieger

Elisabeth Wandeler-Deck | Caffetteria am Limmatplatz, Zurich

Photo : Alain Barbero | Texte : Elisabeth Wandeler-Deck | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

j’écoute le bruit émis par le doux contact d’une lèvre avec l’autre en prononçant un léger mmmm puis en ouvrant la bouche laissant libre cours au passage du souffle aaaaa je prête l’oreille au lieu. Ce lieu. Ce lieu qui m’est cher, la Caffetteria sur la Limmatplatz. Il naît dans l’écoute de l’écoute, là. mf. La machine à café, elle siffle. 

Il est déjà deux heures et demie. 

Je reproduis le tintement, les bruits, et je poursuis jusqu’à la limite de l’extinction du son, précisément jusqu’au bord ténu de la tasse de café. 

J’écoute. Je dis quelque chose. 

J’y vais ou j’y vais pas, je pousse le journal de côté, note un simple mot. ppp. Écrire. 

Là, surgit la grêle, la femme sur la banquette du café se caresse les bras, retrousse une manche, puis l’autre, d’abord la gauche sur la peau délicate et joliment dessinée du bras gauche, jusqu’à ce que le tissu semble sauvagement froncé, puis elle tourne la tête vers la rue, les boutons de rose sous la pluie incessante, ne pouvant pas éclore, expliquant que nous tous, oui, moi aussi, et je l’exprime à haute voix, louchons vers le café, les souvenirs de pâtisseries, mes mots placés dans la vitrine dont la vitre est repoussée, douceurs sucrées matinales se reflétant, rangées et saupoudrées de sucre perlé, consommer, lécher, trancher, découper, observer, ravir, pas rien. 

Sucre perlé ff, enveloppé bien cuit dans du papier de soie. 

Saupoudrage de pâtisseries. Eloignement du café. Conseil de pâtisseries. Quelqu’un le peut toujours. Question de contenu, tout simplement. Convenance disparue, elle, elle aussi. 

Sucre perlé mp

Pause je suis fatiguée, où m’allonger, où sont les miens, je cueille des citrons d’été. 

Sucre perlé. p. 

On aurait pu, les uns les autres, quelque chose, peut-être juste avant de le formuler, bruissement de mots, mf, silence, puis de nouveau bruissement de mots, rythmiques, decrescendo, crescendo, plus tard. Moi vieille femme. 

Pause. 

Et. 

Comment vas-tu. 

Il est déjà deux heures et demie. 

L’abîme. La virgule suivie de points, points d’interrogation, évoluant avec les hauts et les bas de la mélodie de la phrase. 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Elisabeth Wandeler-Deck : La littérature (?) ne peut (parfois) pas pouvoir / ne veut (peut-être) pas pouvoir transgresser (certaines) règles, célébrer la transgression, célébrer le langage dans la transgression, donner matière à célébrer ; la littérature, en tant que littérature, peut donc exposer la transgression dans son devenir à l’attention. La littérature peut éclairer, illuminer, et il y a encore bien d’autres choses qu’elle peut, et d’autres qu’elle ne peut pas. Potentiellement. Parfois elle peut, parfois elle a peur, elle veut s’inspirer, elle veut être célébrée… Elle ne peut rien du tout, il arrive de belles choses et parfois non. La littérature est un art humain. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
EWD : Les cafés sont des îles, où que ce soit. Des nœuds, mais comment. Ils interrompent, quoi que ce soit. 

Où te sens-tu chez toi ?
EWD : C’est la reine des questions. Quand je ne me la pose pas, là où je me trouve, je le sais. Zurich, Maggia, Le Caire, Visby, Zurich. Et dès qu’on me demande si je me sens chez moi à Zurich Affoltern, je m’embrouille – que veux-tu dire, toi qui poses cette question ?

 

BIO

Elisabeth WANDELER-DECK, née en 1939, vit à Zurich-Affoltern et ailleurs. À l’origine, elle est architecte et étudie la sociologie / Gestalt-analyse. En tant qu’écrivaine, elle a publié de nombreux livres ainsi que des publications dans des revues littéraires (dernièrement ZEITZOO et IDIOME ainsi que LICHTUNGEN, DAS NARR) et sur le net (notamment SIGNATUREN). Textes illustrés. Travaux scéniques. En tant que musicienne improvisatrice et rédactrice de textes, elle participe au quatuor d’improvisation bunte hörschlaufen. Collaboration avec des compositeurs et des musiciens. Elle a également réalisé un film. Publications, notamment : VERSIONENLUST, ECHO, Edition Howeg 2022 ; ANTIGONE BLÄSSHUHN ALPHABET SO NEBENHER, Ritter 2022 ; Füllflächen für Geräusche ab 09.10.2023, Klingental 2024. 

www.wandelerdeck.ch 

Tristan Ranx | Le Progrès Marais, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Tristan Ranx

 

Si je me souviens bien, lycéen, nous avions notre café, comme un QG, et je suppose que ce n’est pas une tradition uniquement française mais que cet art du café est partagé en Europe et ailleurs, sauf en Angleterre où les pubs sont évidemment hostiles aux lycéens.

Traditionnellement, bien avant les cafés, il y avait les tavernes, comme le capitaine Alatriste, personnage de Perez-Reverte, qui fréquentait la taverne du Turc à Madrid, pas différente des tavernes des trois mousquetaires.

Un café est une université « in taberna », on y apprend tout, le meilleur comme le pire, qui vont toujours mieux ensemble comme l’alcool et la poésie, l’ivresse et le roman, la fumée amérindienne, les volutes de films noirs, le jazz et la rengaine.

Le Progrès est mon dernier QG et j’y apprends toujours le meilleur et le pire, la séduction ou l’absence, l’aventure ou l’ennui, et les nuits à venir comme celles qui sont passées dans l’oblivion des fêtes parisiennes.

Le Progrès est un café littéraire, si on veut, comme tous les cafés, car il y a toujours des idiots et des ivrognes dans tous les cafés, même s’ils s’appellent Héraclite ou Platon, ils n’en sont pas les avatars, ni les disciples.

Un café doit d’abord être un pilier, une colonne, un roc dans l’espace et le temps. Imaginons qu’il s’agisse du Tigillum Sororium du culte du dieu Janus, dieu des commencements et des fins, des choix et des portes. Les mots « Approche Approche », situés virtuellement derrière le bar, semblent indiquer une forme d’imbrication de deux univers seulement visibles aux audacieux. Le verbe « approcher » voulant dire    « Être sur le point d’arriver en un lieu ». C’est la raison du Progrès.

Le Progrès est ma taverne du Turc et, même si je n’y croise pas Quevedo, j’y rencontre des muses, des passantes et des hommes de bonne volonté, des anonymes, des amis, des fantômes.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Tristan Ranx : La littérature, dans la grande majorité des cas, ne fait rien, pas plus que des cacahuètes à l’apéro. Mais, dans le meilleur ou le pire des cas, elle peut influencer, changer, bouleverser et enflammer le futur. Nul besoin de prix ou de reconnaissance critique. Des petits romans comme Tarzan ou Zorro, comme l’a fait remarquer Umberto Eco, peuvent créer des mythes modernes pour les siècles à venir, là où des prix littéraires admirablement bien écrits finiront à la poubelle en six mois.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
TR : Les cafés, depuis ceux de la Révolution française, où les idées des Lumières circulaient sous le manteau, les cafés de Turin et de Genève où Garibaldi préparait l’unification de l’Italie, les cafés dadaïstes de Zurich, les cafés de Schwabing à Munich où Otto Gross rencontrait Gusto Gräser et Erich Mühsam, les cafés de Buenos Aires où Che Guevara apprenait à tirer par la queue les prémisses de son destin révolutionnaire. Dans ces conditions, dans tous les pays du monde, les cafés devraient être interdits. Et ils le sont déjà, en vérité, car ils disparaissent peu à peu, remplacés par des succursales du gobelet en carton et des caméras de surveillance.

Où te sens-tu chez toi ?
TR : Dans un café de Belgrade, Budapest ou Cluj-Napoca, entre autres cafés et autres villes, avec Le Monde des Ā de Van Vogt devant moi ( j’ai prévu de le relire).

 

BIO

Tristan Ranx est un écrivain et journaliste français. Il étudie l’histoire à l’Université Paris VII. Il réside en Transylvanie où il rencontre et fréquente à l’université de Cluj Napoca , le cercle du professeur François Breda (Breda Ferenc), surnommé « le dernier Transylvain », spécialiste du théâtre hongrois. Il obtient en 2016, un doctorat en histoire à l’université d’Oradea, avec sa thèse sur le mythe de l’Eldorado.

Il commence à écrire dans des revues comme Supérieur Inconnu, Bordel, et des articles dans Libération, standard, Chronic’art, Technikart et Transfuge . En 2009, Ranx publiait son premier roman notable, La Cinquième Saison du monde, sur les derniers pirates de l’Adriatique à Fiume en 1919. Il se distingue par une écriture alliant aventures et voyages, érudition et immersion, notamment dans Nuevo Dorado (Gallimard – 2021), retraçant la quête de la cité d’or à travers un récit de voyage dans les forêts équinoxiales du Guyana sur la trace des conquistadors.

Tristan Ranx continue de jouer un rôle actif à travers ses chroniques littéraires dans le magazine Transfuge.

Yla von Dach | Café Tabac, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Yla von Dach

 

Il ne paye pas de mine, ce café. Pas d’exubérance de fleurs artificielles qui attirent les touristes munis de leurs smartphones, clic, clic, pas de rangées de tables flanquées de leur paire de chaises au dossier tressé, pas de serveurs fringants qui circulent. 
Même pas de nom, à vrai dire. 
« Café Tabac » : est-ce un nom ? 
N’importe quel bled a son « Café Tabac » près de l’église, en France profonde. 

Ici, on est à Paris. Montmartre. On est partout et nulle part, dans un café qui s’appelle « Café Tabac » et rien d’autre. 
Le « Café Tabac » par excellence ? 
Le café est bon, les Flat White et autres Capuccino vous sourient avec leurs dessins, cœur ou fleur. Le palais apprécie. Tout est simple et délicieux, thés, pastéis, gâteaux faits maison, petits plats gourmands, rien n’est tape-à-l’œil. 
Le charme opère dans ce qui est éphémère et permanent à la fois : ce qui est servi, ceux qui servent et, bien sûr : les clients. 

Ils viennent, elles, viennent, partent, reviennent… On commence à se connaître, on reste discret, on se sourit, peu à peu on se salue, on se met à se parler, bonjour, avec un grand sourire, on revient, le cœur rentre en jeu, les sympathies montent à la surface, s’expriment timidement, plus librement. Noble discrétion décontractée.
On se découvre.
On est étonné.
Se font jour des parentés dont on ignorait tout mais que quelque chose en nous a perçu. 
On ignore ce que c’est. Cet instrument de perception dépasse la raison. Logé dans une profondeur inconnue de nous-mêmes, il est comme ce « Café Tabac » : pas tape-à-l’œil pour deux sous, mais performant. 

Mine de rien, des amitiés de café se tissent. 
Mine de rien, le quotidien s’enrichit d’un tissu discret dont émane un parfum d’appartenance. 
Tout solitaire voire seul que l’on peut être ou se sentir par ailleurs, on se retrouve ici alors subtilement relié au monde. 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Yla von Dach : La littérature peut attiser l’écoute. En traduisant ou en lisant, sa musique nous sollicite à de multiples niveaux. Elle peut nous sortir de nous-mêmes, elle peut nous faire rentrer en nous-mêmes. Nous hisser hors des ornières de nos idées, nous plonger dans l’inconnu jamais pensé ni exprimé. Elle peut sauver la vie. Elle peut coûter la vie. Elle ne peut pas sauver le monde. Elle peut ouvrir des horizons à l’infini, jusqu’aux limites de la pensée, à la lisière du silence qui sera toujours plus grand. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
YvD : Le café, c’était tout d’abord le café parisien, premier lieu d’enracinement de l’étrangère venue ici sans connaître personne. J’y prenais le pouls du pays, j’y faisais mon apparition d’inconnue d’abord, de quelqu’un du quartier ensuite qu’on saluait à son entrée. Quelle merveille que cet accueil qui sauve de l’anonymat sans rien demander de plus ! C’était la bouée nécessaire pour passer les premiers mois dans l’océan de la ville.
Et maintenant ? Le café m’a fait parisienne plus qu’autre chose peut-être, étant le lieu où tout est possible : repli concentré et rencontres inattendues, solitude reliée au monde et convivialité au cœur léger. 

Où te sens-tu chez toi ?
YvD : Là où l’atmosphère d’un lieu trouve une certaine résonance à l’intérieur de moi, le sentiment d’être chez soi peut pousser comme une plante sur un terrain propice. Toutefois : Je vois pas mal d’endroits dans le monde où cette semence, probablement, ne pousserait pas

 

BIO

D’institutrice à journaliste, d’émigrée à traductrice et auteure d’un premier livre au titre choquant pour les féministes de l’époque : Histoires de la demoiselle (1982), Yla von Dach a succombé au charme de Paris, à la légèreté dansante de l’esprit français (de l’époque… !), aux finesses de la langue française (dont la mémoire devait sommeiller dans ses cellules, ses lointains ancêtres étant des Huguenots), au point de ne plus jamais repartir pour de bon. Partageant sa vie entre Paris et Bienne, elle a traduit de nombreux auteurs suisse romands du français vers l’allemand et publié, entre autres, trois récits dont aucun se dit « roman ». 

Farah Nayeri | The Pilgrm, Londres

Photo : Alain Barbero | Texte : Farah Nayeri

 

Club Entropy

Il existe aujourd’hui un petit club d’auteurs et d’autrices qui se targuent d’avoir un portrait signé Alain Barbero. J’en fais partie ! Je dois ce bonheur à Alain, et à notre amie commune Corinne Maier, autrice de talent, et membre éminente du club. 
Ma rencontre avec Alain se fait un matin ensoleillé à Londres. Nous avons rendez-vous dans le café où j’écris : le Pilgrm, qui se trouve dans l’espace façon « lounge » d’un hôtel près de la gare de Paddington. En vérité, j’ai un petit battement de cœur à l’idée qu’on tire mon portrait devant le personnel et les clients. J’imagine Alain débarquant avec un équipement encombrant : projecteurs, réflecteurs, trépied …
Il n’en est rien ! Alain arrive de Belgique, patrie d’Hergé, muni d’un petit sac à dos. Avec ses mèches rebelles et son boîtier Reflex, il a un petit air de Tintin ! Nous nous installons un moment en terrasse pour faire connaissance et prendre un bon cappuccino. Il est souriant et aimable : me voilà rassurée. 
La séance de pose est aussi légère que le matériel photographique. Nous nous asseyons à une petite table, face à face, et nous continuons notre causerie, discrètement et à voix basse. Alain prend cliché sur cliché sans que son déclencheur ne fasse le moindre bruit ; les personnes autour ne remarquent rien. Pour me mettre à l’aise, il jubile devant chaque pose — « Ah oui ! C’ est très bien ! » — même si nous savons très bien tous les deux qu’il en faudra bien d’autres avant que la mission soit accomplie. 
Plusieurs douzaines de clichés plus tard, la séance s’arrête, et le déjeuner commence. Alain commande une assiette de saumon fumé, accompagné d’un verre de Bergerac. Puis je le raccompagne jusqu’aux grilles de Hyde Park, et je le remercie. Appareil en main, Alain (alias Tintin) repart allègrement à la conquête de nouvelles plumes pour son club.

 


 Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Farah Nayeri : Elle nous permet d’être beaucoup plus conscients de notre commune humanité.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FN : Primordiale : en début de journée, avec un bon cappuccino, j’ai une concentration bien meilleure et une productivité bien plus importante qu’à mon bureau…

Où te sens-tu chez toi ?
FN : À Londres et à Paris : dans les deux endroits. C’est le meilleur des mondes.

 

BIO

Farah Nayeri est autrice de Takedown : Art and Power in the Digital Age paru aux USA en 2022. Journaliste culturelle au New York Times depuis une dizaine d’années, elle est d’origine iranienne, et habite entre Londres et Paris. Farah a été correspondante de Bloomberg à Paris, Rome et Londres. Elle présente également le podcast CultureBlast qu’elle a lancé il y a trois ans.

 

Brigitta Höpler | Café Am Heumarkt, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Brigitta Höpler | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Les secousses avant le silence

La vitrine réfrigérée, emblème du café nourri au courant électrique.
Un bruit de fond bourdonnant. Les secousses avant le silence.
Parfois, à midi, il y a de la soupe aux œufs.
Et des saucisses d’Augsbourg avec des pommes de terre sautées.
Plat préféré de mon enfance.
Servies sur des tables en marbre ébréchées.
Ici, je suis brièvement hors jeu.
Les fissures dans les banquettes en simili cuir rouge sont 
recouvertes de bandes Gaffa.
Trois miroirs encadrés d’or se renvoient des images.
Sur les portemanteaux, toutes sortes de choses oubliées.
Un papier peint défraîchi, des feuilles grimpantes,
des touches d’architecture romantique.
Et entre les deux, un petit trou noir. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Brigitta Höpler : Élargir les mondes.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BH : Des lieux qui font partie de ma vie depuis que j’ai 15 ans.
Je pourrais raconter ma biographie à travers les cafés. 

Où te sens-tu chez toi ?
BH : Dans les villes, à Vienne.
Au bord des rivières, du Danube. 
Dans les mots, dans mes textes.

 

BIO

Née en 1966, Brigitta Höpler vit à Vienne en tant qu’auteure, historienne de l’art et pédagogue de l’écriture.
Elle est chargée de cours au sein de l’association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture (BÖS). Elle organise des expositions, des lectures et différents séminaires d’écriture.
Ses projets, textes et publications portent sur l’art, l’espace d’écriture urbain ainsi que sur une poétologie de l’observation du quotidien.
www.brigittahoepler.at

Gundula Schiffer | Café Feynsinn, Cologne

Photo : Alain Barbero | Texte : Gundula Schiffer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Au café Feynsinn, je sais que le puissant Beit Haknesset, avec sa délicate mais solide étoile de David qui s’élève vers le ciel au sommet du toit pyramidal, est près de moi. Le portail me fait penser aux portes de Jérusalem. Le Beit Hacafé, autrement dit le café, regarde comme un frère vers le Beit Haknesset, la synagogue : l’art et la prière ne s’affrontent pas, non, ils se respectent, s’enlacent avec curiosité. Le rideau de velours de la porte, les lustres et les miroirs scintillants transforment le Feynsinn en salle de théâtre. Sur chaque table, une fleur coupée est posée dans un vase élégant comme une plume dans un encrier. Une brise parisienne traverse l’entrée – le café se trouve dans l’un de ces beaux bâtiments anciens, les lettres à boucles rouges de Feynsinn brillent au-dessus de la porte. C’est sur la place de Rathenau que Cologne est la plus française, que sa liberté est la plus noble. Un petit groupe se penche sur les boules de pétanque à terre comme les hommes se penchent sur la Torah depuis le Bimah le jour du Shabbat. 
En été, la place de Rathenau a pour moi un air de Proche-Orient. La poussière est proche du sable. Le sable – le voilà ! « Que mon âme se taise à ceux qui me maudissent ; que mon âme soit comme de la poussière pour tous ». Ce verset est prononcé lors de l’Amida, la prière centrale de chaque service religieux juif. La poussière apparaît sans éclat, sans support, devant le verre de cristal dans lequel la lumière du soleil et la lumière électrique se réfractent, en rayons solides et tranchants. Les pieds dans les sandales brûlent, ce quelque chose de français devient israélien : un morceau de désert. Parce qu’Abraham a obéi sans douter, s’apprêtant à offrir à Dieu son fils unique en holocauste, le sable et les étoiles sont devenus les signes d’une bénédiction plus éclatante, plus durable que n’importe quelle luxure, la récompense de l’Eternel pour les pieux. Ainsi, de tous les cafés de Cologne, je préfère me rendre au Feynsinn, où une rigueur biblique et abrahamique souffle sur une légèreté sensuelle et amusante – les deux se retrouvent dans le goût âpre et sucré d’une tasse de café au lait, qui m’inspire des mots. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Gundula Schiffer : « Triomphe de la vulnérabilité », tel était une fois le titre d’une critique de danse-théâtre. Etreinte par les séquelles de la terreur et par la mort dans la guerre, je ne voulais pas rester inactive dans une résidence d’écrivains en Israël en décembre. J’ai trouvé un hôpital pour faire du bénévolat. Et j’ai quand même choisi mes outils – l’écriture et la traduction, je ne sais guère faire autre chose de bien. Ingold a traduit la réponse de Beckett à la question de savoir pourquoi il écrivait – « Bon qu’à ça » – par « Bonkassa ! » Elie pouvait ressusciter un enfant mort. Une feuille avec un poème est sans défense là où un coup de feu est tiré. Mais ce « malgré tout » vulnérable recèle un contre-pouvoir durable. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
GS : Cette atmosphère gracieuse qui se dégage des cafés ressemble à de petits théâtres, elle me rappelle les scènes. Dans les cafés, j’écris des notes et des réflexions spontanées. Pour les textes, je recherche le recueillement, les choses familières autour de moi. Dans les cafés, j’apprécie les conversations avec des amis, l’agitation.        

Où te sens-tu chez toi ?
GS : Comme je suis liée depuis plus de la moitié de ma vie à la langue hébraïque, au judaïsme et à la terre d’Israël, mon cœur est aussi tourné vers Jérusalem, je ne me sens pas entière en Allemagne. C’est toujours un plaisir pour moi d’aménager rapidement une petite pièce en Israël : Des cahiers, un ordinateur, des livres, quelques photos, une tasse de café, et voilà. Je me partage encore entre deux lieux.

 

BIO

Née en 1980 à Bergisch Gladbach, Gundula Schiffer vit comme poète et traductrice à Cologne. Elle écrit de la poésie principalement en allemand, mais aussi en hébreu et se traduit elle-même en allemand. Elle a étudié la littérature comparée ainsi que la langue et la littérature hébraïques à Munich et à Jérusalem et a obtenu un doctorat sur la poésie des psaumes. Soutenue par une bourse de travail artistique de la région de Rhénanie du Nord-Westphalie (Kunststiftung NRW), elle rédige actuellement son quatrième recueil de poésie Fremde Einkehr, qui sortira à l’automne 2024 aux éditions Ralf Liebe. 

Semier Insayif | Café Diglas im Schottenstift, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Semier Insayif | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

… qu’est-ce qu’un lieu. demande-t-il. qu’est-ce qu’un lieu. elle dit que je suis ici chez moi. dans un certain sens. au milieu de l’entre-deux. je dois penser à une pièce. des êtres humains qui essaient de disparaître ici. profondément repliés sur eux-mêmes. regard vers le sol. d’autres. qui promettent de se trouver. de reprendre pied. les yeux vers le plafond. avec une tasse de thé. de café. un verre d’eau. chaud. froid. au milieu d’un grand nombre. se trouver les uns les autres. créer des espaces intermédiaires. se donner rendez-vous. se revoir. une première fois. finir par se tutoyer. à un étranger. à un être familier. se heurter. entamer une conversation. échanger avec un tu. voire échanger son rôle. juste pour cette fois. et donc pour toujours. elle pense que je devrais simplement penser à une pièce. des escaliers vers le haut. là, c’est calme. plus calme. même si ce n’est pas silencieux. seules les voix d’en bas sont balayées vers le haut. comme si le son n’était qu’un ton. les cris qu’un bruit. comme si le souffle n’était que de l’air. si c’était le cas. la chair ne pourrait pourtant jamais être humaine. le tissu jamais un vêtement. dis-je. et le bois ne pourrait jamais être un arbre. elle dit que je devrais fermer les yeux. poser mes mains sur la table. et comprendre les traces. du vernis. des sillons. des rainures. des fissures. vérifier. de quelle matière est fait mon corps. prendre à cœur mes liaisons carbonées. rouvrir les yeux. car l’image. dis-tu. l’image. que tu vois. est une image d’une image. qui n’existe pas. regarde-moi. regarde au-delà de moi. ton regard est-il une question. ton regard pourra-t-il jamais donner un aperçu. jamais donner une vision sur quelque chose. ou même transpercer quelque chose. ton regard est-il. pénétration ou surface. découverte cadre ou mise à nu…  

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Semier Insayif : pour elle-même et en elle-même, la littérature peut presque tout. toucher. stimuler. donner du courage. déprimer. remettre en question. offrir des pressentiments. élargir les perspectives. intensifier. aider à fuir. sauver des vies. offrir des vies. et aussi en prendre. et elle peut créer des liens au-delà de toutes les frontières. mais aussi diviser. et . passer totalement inaperçue. sommeiller inoffensivement dans un coin. te sauter soudain aux yeux. inonder les cavités de ton cœur. te faire respirer. découvrir des connaissances. inventer un univers. créer une identité. t’étreindre. recracher. et poétiser le monde avec nostalgie …. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SI : focalisation et dispersion. être dans un lieu de plusieurs lieux. hétérotopoesis.

Où te sens-tu chez toi ?
SI : parfois je me sens chez moi à la maison. parfois chez moi c’est justement pas à la maison. donc là où ce n’est pas chez moi. loin. souvent dans mon espace d’écriture. ou indépendamment du lieu avec des gens que j’aime. avec une personne. où je peux être seul. dans un livre. dans une phrase. dans un poème. 

 

BIO

semier insayif vit à vienne en tant qu’écrivain indépendant, poète et médiateur littéraire. il conçoit, organise et anime des manifestations littéraires comme par exemple  dicht-fest dans le lieu artistique alte schmiede ou verssprechen à la société autrichienne de littérature. nombreux projets polyartistiques et animation d’ateliers d’écriture. formateur en communication et analyse des interactions, superviseur, coach systémique, médiateur. insayif est président du bös (association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture). dernières parutions : mondasche (klever, 2019), mondasche (le cd, avec la violoncelliste cecilia sipos, 2019), ungestillte blicke (poèmes, klever, 2022) ; www.semierinsayif.com

Martina Jakobson | Café Schwarzenberg, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Martina Jakobson | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le souffle coupé

Comme un enfant 
qui trébuche sur une pierre en jouant
et qui de douleur
en a un bref instant, le souffle coupé
c’est ainsi que j’ai trébuché sur ton mémorial
langue russe
Vienne place Schwarzenberg colonnade
au centre, la figure du soldat
février 2022 je décide 
en caressant mon genou écorché
de passer à côté de toi, toi ma deuxième langue si familière,
en silence
pendant de nombreuses années, tu m’as appâtée
comme une mère appâte son enfant blessé
avec des gâteaux sucrés
tes couches de grandeur,  puissance et violence 
sont trop amères pour moi
je te mets de côté 
on appelle cela du mutisme sélectif
ne parler que 
dans des lieux choisis soi-même
et avec qui l’on veut
encore et encore, tu hoches la tête
au milieu de la foule bruyante
toujours les mêmes slogans
tu n’as pas remarqué 
ton temps sur les places touche à sa fin
1956 Budapest
Prague
Varsovie
Sofia 
2024 Kiev – où allons-nous ?
fontaine réhaussée devant
mur installé dans ton dos
pierres peintes à la bombe en jaune et bleu
sourire assassiné rajouté
dans l’ombre de ton socle 
buissons, herbes et champs poussent
en boitillant, je suis entrée dans leur silence
et j’ai trouvé des trésors
brindilles pour faire un feu
scarabées vert cuivre
piroles dans les couronnes
moules du Vieux-Port de Marseille
restaurant Basso
baies sauvages 
sauts de lièvre
et en fouillant je suis tombée
sur la clairière de ma délicieuse langue
l’épuisette à la main
des chevreuils isolés

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Martina Jakobson : Contempler et douter ; c’est comme si je prenais une lampe de poche et que la lumière vive du langage éclairait le présent et le passé.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MJ : J’ai une passion secrète, j’aime observer les gens. Dans les cafés, les personnages les plus divers se rencontrent et les lieux où se trouvent ou ne se trouvent plus les cafés racontent des histoires. Mais à Vienne, j’aime aussi aller au café parce que le choix de pâtisseries est excellent. Lorsque j’ai déménagé à Vienne en 2016, j’ai visité plein de cafés différents au travers de dégustations de Sachertorte. Et on y rencontre des amis pour discuter ou assister à des lectures, une tradition que j’aime et qui me rappelle encore ma ville natale, Berlin.
Je me rends au Café Schwarzenberg pour me plonger dans l’histoire contemporaine.  D’ici, sur la Ringstraße, le regard tombe en plein dans l’axe de la place Schwarzenberg et ledit  Monument aux Russes de Vienne, érigé après la prise de Vienne par l’armée soviétique en 1945. Et même le mobilier du café, un grand miroir, en portait les traces jusque dans les années 1970, comme des fissures et des impacts de balles, car les officiers soviétiques y faisaient la fête. Un serveur m’a montré où ce miroir était placé autrefois, et c’est donc dans un contexte différent que je suis assise aujourd’hui dans cette partie du café.

Où te sens-tu chez toi ?
MJ : Je ne me sens plus chez moi nulle part, chez moi c’est un moment, là où j’ai exploré les recoins d’une ville et où je la reconnais plus tard, comme un chien avec son flair. J’ai vécu longtemps à Marseille. Lorsque j’ai trouvé sur le quai des Belges l’emplacement de l’ancien restaurant Basso, décrit par Walter Benjamin dans Haschich à Marseille, j’ai compris différemment l’atmosphère qui y était décrite. C’est pourquoi je me réfère notamment à ce lieu dans mon texte Le souffle coupé.

 

BIO

Née en 1966 à Berlin-Est, Martina Jakobson a grandi à Moscou et à Berlin dans une famille bilingue avec des racines russes et ukrainiennes. Elle est auteure, pédagogue et traductrice littéraire du russe, du biélorusse et du français. Depuis 2016, elle vit à Vienne et dans le sud du Burgenland (Autriche). Elle est membre de l’Association des traducteurs de Vienne (IG Übersetzerinnen Übersetzer Wien), du Forum Mare Balticum ainsi que du PEN Berlin.
Son recueil de poésie Hier biegen wir ab est paru en 2022 aux éditions lex liszt 12.

Anicée Willemin | Brasserie de Montelly, Lausanne

Photo : Alain Barbero | Texte : Anicée Willemin

 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Anicée Willemin : La littérature peut tout, la poésie peut tout. C’est le seul endroit de liberté absolue.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AW : Les cafés sont un catalyseur, une sorte d’observation participante qui ne dit pas son nom. Les cafés sont un adjuvant. Par moments, ils sont la vie même. Par moments, ils sont un instant poétique. Par moments, ils ne sont qu’un pâle reflet. Dans tous les cas de figure, ils incitent à l’observation. Une observation hors de soi et en soi, comme une profonde mélopée, comme une descente vertigineuse, comme une entropie qui n’en finit jamais.

Où te sens-tu chez toi ?
AW : Je me sens chez moi dans certains lieux, mais principalement en moi-même, ma plus grande source de passage vers l’extérieur. Si je me sens bien à l’intérieur de moi, je me sentirai bien au-dehors de moi. Je me sentirai bien partout. Mais le lieu où je me sens le plus chez moi est la poésie.

 

BIO

Anicée Willemin est a-ni-c. Elle est et devient ce qu’elle est en train de devenir. Portée par des souffles d’absolu vrombissant, c’est principalement vers des espaces poético-fragmentés qu’elle a tourné ses regards, et qu’elle a nourri sa musique, tandis que celle-ci la nourrissait. Elle vient d’un petit village jurassien, et est une fraîche quarantenaire qui caracole, qui cabriole à travers prés et qui n’a de cesse d’essayer la vie, et celle de l’écriture verdoyante. Son premier recueil de poèmes, Les balcons étaient comme des roses d’eau entêtantes, a paru en mars 2023 aux Éditions du Griffon, à Neuchâtel (Suisse).

Laura Nußbaumer | Café Zehnsiebzig, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Laura Nußbaumer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Café 1070

Je leur demande s’ils ont le latte aux noisettes, car il est sur la carte.
Non, mais ils ont en offre spéciale le latte vanille-cannelle. Est-ce que je veux le goûter ?
Oui, avec du lait de soja.
Je bois l’offre spéciale pendant quelques semaines, jusqu’à ce que je me présente une fois à trois heures de l’après-midi, dans l’espoir de manger un toast au fromage, mais ils ont maintenant de nouveaux horaires, et la cuisine est fermée après treize heures, alors je ne bois à nouveau que le latte vanille-cannelle offre spéciale, qui n’est pas sur la carte.
Tant qu’on peut en débattre, et on peut en débattre.
Je demande s’ils ont ce café et on me répond gentiment que non, et je demande s’il y a une prise électrique, mais ils n’en savent rien et nous cherchons ensemble, et ils me demandent si j’ai déjà regardé la carte ou si j’ai encore besoin de temps, et je consulte la carte et il est écrit, pâtisseries selon l’offre du jour, ou quelque chose comme ça.
Je décide de commander une Sachertorte, elle est même sur la carte. Mon amie de Graz me conseille, ce n’est pas vraiment une vraie Sachertorte. Tant qu’on peut en débattre, cela ne me dérange pas.
Ils ont élargi la carte des boissons, mais je bois toujours le latte vanille-cannelle, qui n’y est pas repris.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Laura Nußbaumer : Beaucoup de choses. La littérature peut émouvoir, bien sûr. La littérature peut répondre à des interrogations et en soulever. Je ne veux pas anticiper la question, mais la littérature m’accompagne tout au long de la journée et m’aide à me sentir un peu chez moi partout. Le fait d’avoir un livre ou un livre audio avec soi dans un lieu inconnu peut apporter beaucoup de sécurité. Je lis aussi plusieurs fois le même livre et avoir un livre familier avec soi aide doublement

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
LN : Pour moi, les cafés font partie de la vie sociale. J’y rencontre toutes sortes de personnes, que je connais plus ou moins, pour des échanges de toute nature. J’aime aussi écrire dans les cafés et j’aime le bruit de fond quand je travaille, cela m’aide souvent à me concentrer plus que le silence de l’appartement. C’est un peu comme la feuille blanche : une page griffonnée est souvent plus utile.

Où te sens-tu chez toi ?
LN : Les livres et les livres audio m’aident certes en déplacement, mais je ne me sens vraiment chez moi qu’à la maison. J’apprécie beaucoup le Café 1070, pour son accueil chaleureux et bien sûr, pour son latte à la vanille-cannelle.

 

BIO

Née en 1997 à Bludenz, Laura Nußbaumer vit et étudie depuis 2018 à Vienne, enseigne dans une école viennoise. Elle est membre des associations Literatur Vorarlberg, du GAV et a suivi la formation Pédagogie de l’écriture auprès du BÖS (Berufsverband Österreichischer Schreibpädagog:innen). Elle propose des ateliers d’écriture à Vienne et dans le Vorarlberg. Elle écrit de la prose, de la poésie, des articles de journaux satiriques (diezeitungsente.com) et combine l’écriture et le dessin pour créer la Blackout Poetry. Son premier roman, Riesendisteln beißen nicht (Edition fabrik.transit), est paru en 2023.