Archive d’étiquettes pour : Café

Bénédicte Vidaillet | Tok’ici, Lille

Photo : Alain Barbero | Texte : Bénédicte Vidaillet

 

Au Tok’ici

Dans ce monde de grands toqués au pouvoir, heureusement, y a le Tok.

Des toques, ici, on en trouve. Pas étoilées, mais qui nous mettent des étoiles plein les yeux. Bao, tahchin, soupe won ton et sauce tarator, cromesquis ou waterzooï. Dis-le : tu en as déjà plein la bouche.

Toque, entre. Pas de cheminée mais des sourires, des saluts, un petit verre, quelques mots et souvent plus.

Et si tu es un peu toqué, tu peux aussi trimballer tes tocs au Tok. Aligner ta chaise de bar sur les joints de carrelage du sol, franchir le seuil deux fois plutôt qu’une, te signer avant toute gorgée : ça te donne juste un style, on n’en fait pas tout un plat. 

Et tok !

 


Interview de l’auteure

Comment littérature et engagement trouvent écho en toi ?
Bénédicte Vidaillet : Je n’aime pas ce que devient ce monde. Alors plutôt que de pleurer ou d’enrager seule, je milite et je crée des assos, avec d’autres, pour défendre un parc dans la banlieue lilloise, puis une grande friche au centre de Lille, d’une urbanisation folle qui nous exproprie de nos histoires, de nos souvenirs, de nos liens sensibles avec nos lieux de vie. Et qui détruit chaque jour un peu plus le monde vivant, animal et végétal. Et j’écris : des manifestes, des coups de gueule, des essais. Ecrire et agir sont pour moi intimement liés.

Quelles sont tes aspirations ? 
BV : En militant, nous essayons de défendre et d’inventer autre chose que la ville et la vie auxquelles nous assigne le régime de ces experts qui urbanisent « pour notre bien ». Nous exprimons notre quête d’un monde qui corresponde davantage à nos aspirations, à nos désirs, à notre conscience. Un monde qui nous donne envie d’être en vie, que nous pouvons habiter avec nos corps, nos sens, nos sensibilités.

Pour quel monde ? 
BV : Au fond, nous voulons des choses simples et essentielles : un air respirable, une eau potable sur le long terme, des terres épargnées pour nous nourrir, de la beauté ; à portée de nos pas ou de nos roues de vélo, nous voulons sentir les rythmes de la nature, voir pousser un chou ou un arbre, nous émerveiller, rencontrer, discuter, apprendre, faire des expériences, être en mouvement. 

Nous sentir vivants

 

BIO

J’aime les mots. Pas étonnant que je sois devenue psychanalyste. Et que j’écrive aussi, des articles, des livres. Certains sont traduits, en italien ou en anglais. Le dernier s’appelle : Pourquoi nous voulons tuer Greta – Nos raisons inconscientes de détruire le monde (érès, 2023).

Jean Portante | Café La Liberté, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Jean Portante

 

À Luxembourg, j’étais un assidu des cafés. Il y en avait un, le plus mythique, disparu entre-temps, qui était mon deuxième chez-moi, tous les soirs ou presque, jusqu’à l’aube, la bière y coulait à flots. C’était dans les années 1970. Il y avait le monde à refaire. L’avenir était au bout de nos rêves. L’utopie à portée de désir. Des amourettes d’une nuit y naissaient et mouraient. Ça s’appelait « Chez Malou ». Des étudiants, des artistes, des politiques, des avocats s’y mêlaient. J’y ai rencontré mon premier poète : Edmond Dune. L’auteur de « Je vous écris d’un café triste ». Je pense souvent à lui. Le poète triste. Peut-être est-ce lui qui a donné la première pichenette me poussant dans la poésie. Puis, je suis parti. À Paris. Je voulais être poète. Écrivain. J’ai écrit mes premiers livres. Les autres ensuite. Mais je n’ai plus eu besoin de cafés. D’ailleurs, les lieux légendaires étaient en déclin. Il y avait encore, dans les années 1980, le Saint-Claude, sur le boulevard Saint-Germain, où l’on pouvait croiser des poètes, mais très vite il a cédé le pas à un magasin de vêtements chics. Dans les autres, Les Deux Magots, le Flore, Lipp, La Closerie des Lilas, les touristes faisaient flamber les prix. Et moi j’étais un sans-le-sou. Comme tous mes amis poètes et artistes. On se retrouvait chez les uns et les autres, buvait du vin à quat’sous, au café je n’y allais que pour des rendez-vous. Le Sarah Bernhardt tout d’abord, à Châtelet, parce que tous les métros y mènent. La Liberté, enfin, à Edgard Quinet, plus près de chez moi. Là où Sartre allait à la fin de sa vie. Mais ni les garçons ni les clients ne le savent. Moi oui. Est-ce pour cela que je ne m’assieds pas toujours à la même table. Comme si j’étais à la recherche de la chaise que lui aurait choisie. 

 


Interview de l’auteur

La littérature peut-elle encore sauver le monde ?
Jean Portante : La littérature dit le monde. Elle crée un monde. Elle enrichit l’imaginaire du monde. Mais contre la dérive du monde elle n’a pas d’armes. Elle n’a pas d’armes contre les guerres, les famines, les dictatures, l’argent, la faillite éthique, le mensonge, la déshumanisation, la perte de sens de plus en plus généralisée… Un poème, un roman, une nouvelle, une pièce de théâtre ne sont que des moments intimes qui s’adressent à l’intime du lecteur, lui procurent un plaisir, le mettent parfois en garde, l’aident à comprendre, l’humanisent, lui ouvre des horizons, mais à sa condition sociale ils ne changent rien. Que vaut une bibliothèque contre une bombe qui à Gaza, en Ukraine ou ailleurs, tombe sur l’immeuble qui l’abrite. Si l’humanité veut se donner un avenir, elle a besoin de se créer une utopie sociale. Sur ce terrain-là, peut-être, la littérature pourrait planter ses graines, mais aura-t-elle le temps. Il y a urgence aujourd’hui. La maison déjà brûle. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JP : Je sais qu’il y a des écrivains qui s’assoient dans un coin d’un café, pour prendre des notes, et même pour écrire, ou tout simplement pour permettre à leur esprit de divaguer, moi non. Ou, plutôt, plus. Ou plus à Paris. Quand je suis ailleurs, je me mets systématiquement à la recherche de cafés que d’autres écrivains avant moi ont fréquentés. J’y cherche à lire la ville, avant de l’arpenter. Et je prends des notes…

Où te sens-tu chez toi ?
JP : Pour écrire : chez moi, dans mon bureau, à Paris, entouré de mes livres… Sinon, dans le monde entier.

 

BIO

Jean Portante est né en 1950 à Differdange (Luxembourg), de parents italiens. Il vit à Paris. Son œuvre, riche d’une cinquantaine de livres – poésie, romans, essais, pièces de théâtre – est largement traduite. En France, il est membre de l’Académie Mallarmé. En 2003, il y a reçu, pour son livre L’étrange langue, le Prix Mallarmé. En 2011, il a été couronné au Luxembourg du Prix national. Depuis 2018 il écrit ses livres en deux langues, français et italien. Depuis plus de trente ans, il exerce une activité de traducteur littéraire.

Beata Umubyeyi Mairesse | La Diplomate, Bordeaux

Photo : Alain Barbero | Texte : Beata Umubyeyi Mairesse

 

Il y a des lieux dont le seul nom évoque immédiatement le souvenir d’un moment précis dans la vie,  et le salon de thé La Diplomate en fait partie. Pourtant je n’y suis allée que de façon sporadique. La première fois, celle qui m’a le plus marquée, c’était en 2014.  J’avais donné rendez-vous à deux amies pour leur soumettre un projet qui me tenait à cœur depuis longtemps : lancer à Bordeaux un cercle de lectures afro-caribéennes. C’était la fin de l’été et l’atmosphère durasienne, feutrée et fraîche (en raison des murs en pierre de la bâtisse, dans la vieille ville), était toute trouvée pour une conversation littéraire enflammée. Elles partageaient ma passion et nos différentes origines offraient un horizon de lectures infini. Comme j’étais très enceinte, nous prîmes date pour lancer les rencontres de ce nouveau book-club à l’automne. Mon fils naquit le lendemain, le cercle vit le jour en novembre. 
Je suis revenue à La Diplomate pour acheter des thés et tisanes, sans plus avoir le temps de m’y poser, me promettant de le faire quand les enfants seraient grands. Je repartais avec des sachets parfumés portant le nom de villes du monde auxquelles les propriétaires des lieux avaient ajouté une description toute poétique. Voici les deux que j’affectionne le plus :

Kigali (Rooïbos vert, verveine, écorces d’orange, framboises entières, groseilles, fleurs de souci, passiflore, morceaux de pomme) : « Le pays aux mille collines, la paix enfin retrouvée, hommage à la tendresse de l’âme, où la féminité est mère et lumière »                                                                                                               

Zanzibar (Thé vert Sencha, tranches de fraises, framboises entières, pétales et boutons de rose): « L’Afrique, l’Asie, les felouques attendent le départ vers Ceylan, les voiles se gonflent »

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ? 
Beata Umubyeyi Mairesse : À l’époque où je commençais l’écriture de mon premier livre, j’ai lu cette belle réponse, que je fais mienne, dans une texte de Zadie Smith sur David Foster Wallace : « la bonne littérature est faite pour réconforter les gens dérangés et déranger les gens confortables ».

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BUM : C’est une promesse encore à tenir. Un livre, un thé, du temps retrouvé.

Où te sens-tu chez toi ?
BUM : Là où personne ne me demande d’où je viens (vraiment).

 

BIO

Beata Umubyeyi Mairesse est née et a grandi au Rwanda. 
Elle a coordonné pendant 15 ans des projets de prévention en santé en France et à l’étranger. 
Elle publie depuis 10 ans des nouvelles, de la poésie et des romans multi-primés. Ses derniers ouvrages publiés sont un album jeunesse, Peau d’épice (Éd. Gallimard jeunesse, 2023), un recueil de poésie, Culbuter le malheur (Éd. Mémoire d’encrier, 2004) et un récit, Le Convoi (Éd. Flammarion, 2024). Ce dernier a reçu de nombreux prix littéraires dont le Prix de l’essai France Télévision et le Prix franco-allemand Franz Hessel.

 

 

Marius Daniel Popescu | Café Romand, Lausanne

Photo : Alain Barbero | Texte : Marius Daniel Popescu

 

Tu as été ici plusieurs centaines de fois. Avec René-Luc qui te parlait de Gustave Roud et vous buviez du vin blanc de la région. Avec Dominique, il te parlait de ses élèves et de ses poèmes, vous trinquiez à la santé de tous les habitants de la rue du Maupas. Avec Marie-José, Sarah et Oana, vous mangiez de la fondue moitié-moitié et vous grandissiez ensemble. Avec Michel et Véronique, vous parliez de livres et d’écriture. Avec Pierre Louis, vous restiez de temps en temps jusqu’à la fermeture. Avec François, vous parliez de la chasse et vous buviez des bières. Avec Jean Christophe, vous pensiez à un prochain numéro du journal littéraire « le persil ». Avec Daniel et Vincent, vous disiez des poèmes de la vie de chaque jour. Avec Jean-Louis, dit « Le Papillon ». Avec Béatrice, vous montriez au monde vos doigts et vos yeux. Avec Isaac, vous nagiez dans vos nouvelles. Avec Dominique et Véronique, vous souriiez aux mots cachés dans une guitare. Avec Victor, vous viviez avec Bob Dylan. Avec Francine, Ingrid, Robert et sa femme, avec Ramon, Philippe et Sergueï. Avec beaucoup d’autres femmes et hommes de Lausanne et d’ailleurs.

Tu entres, tu as réservé deux places pour midi, tu regardes à l’intérieur, tu vois les serveuses et les serveurs au fond de la salle, tu avances parmi les tables, tu t’approches d’eux, tu les salues, ils te disent « bonjour », l’une des serveuses te prend en charge, elle t’accompagne vers votre table, elle te la montre, elle dit « c’est ici ».

Aujourd’hui, tu es ici avec Alain, vous allez manger du papet vaudois, vous allez parler de vos vies, de vos envies, de vos m et vos d et vos i. Ici, Alain va prendre des photos de toi. Tu vas le regarder : comme si Times New Roman, Calibri, Garamond et Bahnschrift prenaient ensemble un bain de Calamin.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Marius Daniel Popescu : Saisir vie créer vie donner vie surprendre vie penser vie voir vie entendre vie faire vie passer vie apporter vie conduire vie montrer vie inventer vie transmettre vie survivre vie gagner vie garder vie multiplier vie sortir vie comprendre vie nourrir vie lancer vie fleurir vie parler vie durer vie continuer vie annoncer vie protéger vie crier vie vivre vie apprendre vie maintenir vie sauvegarder vie développer vie partager vie.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MDP : Etre seul et avec les autres. Etre seul. Etre avec les autres. Etre les autres. Etre moi-même. Arriver. Parler. Regarder. Manger. Boire. Parler. Regarder. Partir.

Où te sens-tu chez toi ?
Marius Daniel Popescu : Dans les appartements et les maisons. Dans les cafés les bars les restaurants. Dans les regards des autres. Dans les paroles. Dans les livres. Dans les rêves. Dans les rues. Dans les forêts. Dans les champs. Dans les bus les trains les métros les avions. Dans ma mémoire. Dans les mots.

 

BIO

Né en Roumanie le 10 juin 1963, Marius Daniel Popescu vit en Suisse depuis le 01.08.1990.
Poète et écrivain de langue française, il a gagné plusieurs prix littéraires : Prix Rilke, Sierre, 2006, pour Arrêts déplacés (Editions Antipodes, Lausanne); Prix Robert Walser, Bienne, 2008, pour La Symphonie du loup (Editions José Corti, Paris); Prix culturel vaudois de littérature, Lausanne, 2008; Grand Prix Littéraire du Web, Paris, 2012; Prix de l’Inaperçu, Paris, 2012; Prix fédéral de littérature, Berne, 2012, pour Les Couleurs de l’hirondelle (Editions José Corti, Paris, 2012).

Nora Bouazzouni | Café du Coin, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Nora Bouazzouni

 

J’aime le brouhaha des bars, des cafés et des restaurants, car il fait taire mon brouhaha intérieur. Le jour, il m’empêcherait de travailler – j’ai besoin de silence pour écrire – mais le soir, il m’empêche de ruminer. Je le hume, m’en imprègne, il m’enveloppe et m’apaise. Quand d’autres méditent pour faire le vide ou chasser les pensées négatives, moi je m’assois, seule, au comptoir, je commande un verre de vin ou un negroni et j’écoute. Chaque endroit a son brouhaha, un genre de signature sonore qui lui est propre. Je reconnaîtrais celui de mes bars et restos préférés entre mille – le bruit de la machine à bière, celui des frigos qui s’ouvrent, la manière dont les voix rebondissent sur les murs, dont les chaises et tabourets glissent sur le sol. J’écoute les conversations, les questions des client·e·s, j’épie les regards en coin, les bras qui se croisent, les cheveux ramenés derrière l’oreille, les chaussures neuves, le trait d’eyeliner, les livres qu’on feuillette en attendant un date. J’essaie de deviner qui est le collègue, l’amie, bientôt l’amante ou déjà l’amoureux, qui trompe sa femme, qui s’emmerde, qui n’est que de passage dans ce café, ce bar, ce resto, cette ville, ce pays. J’entends tout, je vois tout. Je deviens invisible.

 


Interview de l’auteure

Comment pouvons-nous encore nous asseoir confortablement dans un café face à la situation du monde ?
Nora Bouazzouni : Permets-moi de répondre à cette question par une autre : qu’est-ce que ça changerait à la situation (désespérée) du monde si nous arrêtions de fréquenter les cafés ?

Les cafés : lieux d’interaction sociale ou de pure consommation ?
NB : Les deux ! Siroter la même orange pressée pendant une demi-heure ; commander une entrée ou deux desserts ; noyer son chagrin dans du Chenin… On pourrait le faire chez soi, mais ça n’aurait pas la même saveur. On va dans un café pour boire ou manger, mais aussi pour voir (ou être vu·e), échanger, écouter, sentir… L’interaction sociale commence dès lors que vous franchissez la porte, que vous décidiez ou non d’adresser la parole aux autres clients.

Le café a-t-il encore aujourd’hui une importance sociopolitique et si oui, laquelle ?
NB : Les cafés ont mille fonctions sociales et donc politiques : ils brisent l’isolement, favorisent les rencontres, les discussions… Ce sont des lieux de convivialité, de pause ou de fête, mais aussi d’organisation militante, donc de sociabilité politique : au début du XXe siècle, faute de locaux ad hoc, les mouvements ouvriers se réunissaient dans les cafés !

 

BIO

Nora Bouazzouni est une journaliste indépendante, écrivaine et traductrice née en 1986, qui vit à Paris. Elle travaille principalement sur l’alimentation, le genre et les séries, à travers des articles, vidéos et podcasts. Son dernier livre, Violences en cuisine, une omerta à la française est paru chez Stock au mois de mai. Elle a également publié trois essais aux éditions Nouriturfu, Mangez les riches – La lutte des classes passe par l’assiette (2023), Steaksisme – En finir avec le mythe de la végé et du viandard (2021) et Faiminisme – Quand le sexisme passe à table (2017).

Stephen Clarke | Les Eiders, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Stephen Clarke

 

J’adore voyager, découvrir des lieux nouveaux, explorer notre planète. 
Je cherche continuellement de nouvelles plages pour faire du bodyboarding. 
Un de mes plus grands plaisirs est de plonger dans la mer tropicale avec mon masque et mon tuba pour apercevoir l’invisible – les poissons et les coraux cachés sous la surface. 
Mais en même temps j’adore être chez moi dans le 19e arrondissement, boire le même thé au petit déjeuner, regarder la même merle (une femelle au plumage couleur chocolat) qui visite la cour tous les jours. 
Avant, j’allais tous les matins au même café et je m’installais au bar. Je n’avais même pas besoin de commander. Je disais bonjour et je recevais mon espresso. Là, je retrouvais des voisins, Jacqueline et Michel, qui habitent le quartier depuis des décennies. Séparément. Jacqueline vit avec son mari dans les grandes tours en face, Michel avec sa copine à quelques rues de là. 
Ils me décrivaient la vie par ici avant les grandes démolitions des années 80. Je leur racontais mes aventures d’écrivain anglais à Paris – et surtout j’interprétais les derniers chapitres dans l’épopée de la famille royale anglaise.
Puis, suite au confinement, ce café a été racheté par de nouveaux propriétaires qui détestent ceux et celles qui osent passer trop de temps à papoter au bar avec une seule consommation. Alors nous boycottons. 
Me voilà donc un peu nomade dans le quartier. Il n’y a plus de rendez-vous quotidiens. Les jours du marché, je vais par là. Les jours ensoleillés, sur une terrasse là-bas. Régulièrement à midi, je viens ici, aux Eiders, un café où les propriétaires sont acceuillants, où le plat du jour est sympathique et où je reçois mon verre de chardo sans avoir à le commander. Ca donne une continuité à la vie.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Stephen Clarke : Distraire et informer. Faire rire si possible. Communiquer avant tout. Les remarques les plus gentilles que mes lecteurs m’ont faites: « À la fin de votre livre, je me disais que le monde n’est pas si mauvais après tout » ; « j’aurais aimé que l’histoire soit enseignée à l’école comme vous la racontez. »
Je relis toujours mes textes – romans ou essais – à haute voix pour être sûr que les cadences marchent, que les phrases ne sont pas trop longues, que les idées passent.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SC : Le café en tant que boisson est vital pour moi. Avant le premier café du jour, mon cerveau ne fonctionne pas. Alors le café comme institution est d’abord ma station service. Après, c’est le lieu où j’aime retrouver mes amis et mes voisins pour découvrir ce qui se passe dans le monde.

Où te sens-tu chez toi ?
SC : Partout et nulle part. Je m’adapte vite à un nouvel endroit, je forme vite mes habitudes, mais je me sentirai toujours un peu outsider. C’est parce qu’à 9 ans, un matin ma mère a annoncé à ma soeur et moi « nous partons », et je n’ai jamais revu mes amis. 

 

BIO

Stephen Clarke est un Anglais parisien et un Parisien anglais. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres qui sont traduits en une vingtaine de langues. Son premier roman A Year in the Merde (Black Swan, 2004) traduit en français sous le titre God save la France (Nil éditions, 2005) s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. Son premier livre d’histoire 1000 Years of Annoying the French (Bantam Press, 2010) en français sous le titre 1000 ans de mésentente cordiale (Nil éditions, 2012) a été numéro un en Angleterre et a inspiré un musée en France, le Centre Culturel de l’Entente Cordiale, au Château d’Hardelot. Son dernier ouvrage, Charles Worth l’Anglais qui a inventé la haute couture (Éd. Paf, 2025) rend hommage à un Anglais qui a créé une industrie tellement française.
Il joue de la basse et compose des chansons.

 

Alexandre Caldara | Bistrot Chauffage Compris, Neuchâtel (Suisse)

Photo : Alain Barbero | Texte : Alexandre Caldara

 

douces bribes d’un western hélvétique en clair obscur

le photographe l’inconnu Barbero vient sonder ma pomme Caldara dans mon bistrot le chauffage compris ce 14 janvier à Neuchâtel il me raconte son histoire de cinéphile de ciné-fils sa vision du film mauvais sang de léos carax rencontre ma pomme et rapièce mon expérience de ciné errant tout cela suinte scintille dans mon bistrot et réactive «des voix de vieux films de cinéma» comme on l’entend précisement dans mauvais sang 

oh misère lecteur 
laisse-toi entraîner vers les zones zombies du zinc
donc je reprends ma dérive en ce 14 janvier mon bistrot commémore ses 30 ans il présente une ardoise un menu du jour concassage de saveurs à croquer et là arrive le photographe l’inconnu il me parle de sa vie d’avant de fonctionnaire ferroviaire qui chérit d’avantage que le rail la salle obscure 

une nuit il plus que voit 

il se laisse transpercer par le cri du film mauvais sang le lendemain matin tremblant d’une nuit sans sommeil il fait figurer sur l’ardoise de son lieu professionnel le séisme la névralgie il inscrit mauvais sang en lettres d’or cela sidère ses collègues et le propulse sur les rails de sa vie à venir de photographe 

les deux ardoises celle du chauffage compris et celle du photographe inconnu se collisionnent 

moi ma pomme je reçois tout cela par le corps et je danse face à l’objectif le photographe celui qui immortalise avec un petit appareil numérique et des tonnes de négatifs nostalgiques dans son bagage noir et blanc actionne une certaine vitesse qui relance le mouvement

les ardoises retrouvent leur condition de matière noire
ma pomme repense au bistrot le chauffage compris où j’ai mangé une tarte tatin elle me hante comme le film mauvais sang 
tout ça pour ma pomme
le photographe Barbero et moi Caldara ne sommes plus des inconnus nous voilà liés noués libérés politisés esthétisés par le chaud mauvais sang et le chauffage compris où on ne gèle pas diantre
après tout mauvais sang comprend une scène d’anthologie de bataille de mousse à raser hommage délicat au big shave de martin scorsese ma recontre avec Barbero ressemble à la mousse à raser de mauvais sang elle danse joyeusement

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Alexandre Caldara : Elle commence par s’écarter du mot pouvoir. Elle tend la joue à l’animale lecture. Ou pour en parler autrement, le non pouvoir merveilleux de la littérature permet d’ouvrir les « Détectives sauvages » roman caverne lumineux de Roberto Bolaño, face au vent, à n’importe quelle page, et sentir ce sentiment nécessaire pour sortir de la banalité.
Ce souffle de poésie viscérale.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AC : Je perçois les cafés comme des cocons, des citadelles de sable, des salles d’attente, de séjour. Les bistrots que j’aime transportent en eux un bout d’anonymat froissé qui dialogue avec les foules.

Où te sens-tu chez toi ?
AC : Seul en fondant la compagnie des autres.
Face à deux guitares flamenca qui protègent ma bibliothèque free jazz.

 

BIO

Alexandre Caldara, poète, performeur, journaliste, né à Neuchâtel, en 1977, vit dans cette ville après des détours par la Seine et le Gange. Improvisateur de syllabes fragiles en bouche, il écrit depuis qu’il s’en souvienne. Il publie depuis 2015, une petite dizaine d’ouvrages, dont L’Emacié, Volubiles Nudités et Mystère Bouffe aux éditions Samizdat; Peseux Paterson chez D’autre Part; Demi-Nuit aux éditions, A Côté de cela et Pulp Vendange aux éditions du Griffon. La Revue des Belles Lettres a publié ses contributions sur le dadaïsme et les écrits bruts. Ses mouvements de danse doivent beaucoup à sa fréquentation du butō et aux dignes maîtres du cri silencieux Kazuo et Yoshito Ohno.

Lauren Malka | Le Gourbi Palace, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Lauren Malka

 

Quand j’étais petite, je tombais amoureuse des voyous. Mais ce que j’aimais chez eux, ce n’était pas leur côté « crapule ». Au contraire, je voulais les attraper en flagrant délit de douceur, tirant la langue vers le haut pour colorier méticuleusement leur dessin.
C’est exactement comme ça que je suis tombée amoureuse du Gourbi. Ce rade dans lequel je passe les meilleurs moments de ma vie, seule ou accompagnée, depuis plusieurs années. C’est ce mélange d’abandon et de minutie. Les chaises sont mal calées, s’effritent un peu sous nos fesses. La comptabilité est tenue au crayon à papier (aussi large qu’un fusain), dans un carnet illisible. Mais que le bar soit vide ou plein à craquer, Alex choisit la musique avec une application folle, déterminé à régaler tout le monde. Et surtout il y a cette ardoise que je regarde en souriant pendant qu’Alain prend la photo, impatiente de lui dire ce qui me fait rire (puisque je dois le lui dire « dans ma tête », m’a-t-il dit) : cette ardoise est une pépite. Elle est écrite avec la rondeur studieuse d’une maîtresse d’école. Alex, habillé en survet trop large, qui ne consulte pas de médecin quand il se casse le pied, devient extrêmement pointilleux quand il écrit « frites maison » sur chacune des deux ardoises accrochées dans son bar. De temps en temps, disons une fois tous les trois mois, il lui arrive aussi de créer une carte de chef, affichant un velouté de panais, un tartare de lieu noir, ou des acras qu’il concocte lui-même. Et tout en dévisageant cette ardoise, je me note pour plus tard de demander à Alain pourquoi il a appelé son blog « Entropie ». Cette ardoise n’illustre-t-elle pas à merveille la « néguentropie », justement ? Ce concept de lutte contre le chaos et d’élan tendu vers la vie ? Alain me fait remarquer que je fronce les sourcils. Je dois repenser aux mignons voyous de mon enfance. 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Lauren Malka : La littérature (et les pâtisseries) m’ont, par exemple, permis de discuter avec ma grand-mère maternelle (que j’adorais) jusqu’aux derniers jours de sa vie. Y compris quand elle avait perdu la tête et que j’étais la seule à pouvoir communiquer avec elle. Mon tour de magie était facile : un roman qu’elle connaissait par cœur, dont je lui lisais les premières lignes et une religieuse au chocolat. A partir de là, ma grand-mère était avec moi ! 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
LM : Je suis très exclusive avec les cafés. Généralement, je n’en aime qu’un seul pendant un long cycle de 7-8 ans. Le moment que je préfère dans la semaine, c’est le vendredi, quand je viens attendre la personne avec qui je vais prendre mon premier verre de vin. J’arrive une ou deux heures en avance pour continuer de travailler mais de façon plus détendue. C’est comme si je restais chez moi et que je m’étirais en étendant les pieds jusqu’à mon café préféré !  

Où te sens-tu chez toi ?
LM : Partout où j’ai une bouillotte, un carnet et où je puisse m’isoler sans qu’on me le fasse remarquer. 

 

BIO

Née à Paris en 1983, Lauren Malka est autrice de livres à cuisson lente dont le dernier s’appelle Mangeuses. Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès (Éd. Pérégrines). Elle a aussi écrit et co-réalisé un film-documentaire La France aux fourneaux (90 minutes d’archives présentées par François Morel sur France 5), une série de fictions Le lexique du dyslexique sur Canal + et créé trois podcasts littéraires (pour la Bibliothèque du Centre Pompidou, pour Livres Hebdo et pour l’école Les Mots)

Celia Walden | Cafe Phillies, Londres

Photo : Alain Barbero | Texte : Celia Walden

 

Il est étonnamment difficile de trouver un café local et chaleureux à Londres. Il y a tellement de chaînes sans aucun caractère maintenant, mais mon local, le Café Phillies, est un véritable endroit à l’ancienne « où tout le monde connaît votre nom » et où vous pouvez vous asseoir pendant des heures, écrire ou lire dans un coin, avec seulement quelques locaux occasionnels qui viennent vous dire bonjour.
Avant, il m’était impossible d’écrire dans les lieux publics, mais aujourd’hui je trouve le bruit de fond assez apaisant, en particulier lorsque j’écris un roman. Avec le journalisme, c’est toujours plus simple d’écrire, puisque vous n’êtes pas confronté à votre propre imagination à chaque phrase que vous écrivez, mais avec la fiction, je pense qu’il est vital de ne pas imposer trop de règles dans votre « processus ». Ces règles peuvent très vite devenir des superstitions (et des impédiments) qui vous gênent à chaque étape. « Oh, je ne peux pas écrire si ma table n’est pas orientée est/nord… » Ainsi, être assis dans un café comme celui-ci, où tout le monde autour de vous est détendu et libre, peut souvent m’empêcher de penser à toutes les autres absurdités – et me libère pour écrire.

 


 Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Celia Walden : Les gens parlent de la littérature qui nous emmène dans des endroits lointains et nous permet de vivre des choses que la plupart d’entre nous ne feraient jamais de notre vivant, mais je pense avant tout qu’elle nous connecte tous. Cette sensation lorsque nous nous identifions à une pensée ou à une expérience dans un livre est l’une des plus unificatrices qui soient.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
CW : Les écrivains ont tendance à avoir beaucoup de bruits indésirables dans leur tête. Habituellement, c’est cette voix qui vous dit que vous n’êtes pas assez bon et que vous devriez simplement abandonner maintenant. Avoir le bruit chaleureux et convivial d’un café autour de soi peut souvent être un antidote à cela. Il peut faire taire les bruits les plus antagonistes dans votre propre tête.

Où te sens-tu chez toi ?
CW : Je me sens plus à l’aise à mon bureau, avec un chat sur mes genoux et un autre endormi dans le lit de fortune que j’ai créé pour lui à quelques centimètres de mon clavier. Je suis là pour une seule raison, et il y a quelque chose de rassurant dans cela.

 

BIO

Née et élevée à Paris, Celia Walden est diplômée en littérature française et italienne de Cambridge et est connue pour ses articles sur les questions féminines, la santé et la beauté. Elle est écrivaine et journaliste pour le Daily Telegraph, écrit pour Glamour, GQ, Elle, Harper’s Bazaar, Grazia, Stylist, Standpoint, The Spectator et Vogue russe. Elle apparaît dans des émissions TV comme The Andrew Neil Show, BBC News, Sky News, et sur ITV.
Comme écrivaine, elle a écrit Harm’s Way (Bloomsbury Publishing, 2008), Babysitting George (Bloomsbury Publishing, 2011) nominé pour le prix William Hill Sports Book of the Year (2011), Payday (Sphere, 2021).
Elle partage son temps entre Los Angeles et Londres.

Fanny Saintenoy | Les Pères Populaires, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Fanny Saintenoy

 

Le café Les pères populaires ou Les pères pop ou les PP comme on dit dans le quartier est un refuge, une annexe de nos foyers, un lieu de rendez-vous, une salle d’écriture… Les « pères pop » porte bien son nom en tout cas, un endroit protégé et simple. 

La déco est de bric et de broc : des vieux canapés défoncés, des chaises d’école, des petits carreaux rouges, un transistor et des livres sur une étagère branlante, des toilettes à mille graffitis. Des gens y travaillent pendant des heures en buvant un seul café qui, pendant longtemps a coûté seulement un euro (il est passé à 1,20). En terrasse le client fait le service lui-même, et les soirs d’été le trottoir déborde au coin des deux rues, Buzenval et Grands Champs. 

Il est peuplé d’habitués du quotidien ou du week-end, de mamans sortant de l’école, de quelques égarés, de jeunes et de vieux qui chantent les mêmes chansons quand elles passent sur la sono. Il y a des bandes constituées mais ouvertes et on peut circuler de l’une à l’autre. C’est le repère des gens détendus du quartier, pour les matchs, les élections, les évènements qui nous fédèrent. Le café des pères pop n’aimerait sûrement pas qu’on dise qu’il est devenu une institution. 

J’ai écrit souvent dans ce café, je continuerai, surtout quand je n’y arrive pas chez moi ; je sais que dans cette salle, parfois bruyante et odorante, je pourrai redémarrer. Il est notamment l’endroit de la première page du nouveau livre, celle qui fait le plus peur. C’est le seul café dans Paris où j’ai déjà vu cette inscription en vitrine : « Tel film ou tel livre a été écrit en partie ici ». 

Les Pères pop ont une âme, une identité forte, sans eux, on serait perdus chez nous. 

 


Interview de l’auteure

La littérature peut-elle encore sauver le monde ? – Pourquoi écrire et lire encore ?
Fanny Saintenoy : La littérature, comme la beauté, ne sauvera pas le monde. Il faudra beaucoup plus et sûrement que rien ne pourra le sauver vu la force de la bêtise humaine. Pourtant la littérature, comme la musique, la peinture, certains lieux, certaines personnes, pourraient bien nous aider beaucoup : « sauver » ceux qui ont envie et besoin de saisir la beauté et les extraire du monde par moments. 
C’est pour cela qu’on lit et qu’on écrit encore. On lit pour rêver, apprendre, admirer, s’étonner, rire ou pleurer en étant dans une bulle qui, en même temps, nous fait mieux comprendre le monde. Et j’imagine qu’on écrit avec une espèce d’espoir flou et fou de participer à ce processus, de proposer un moment d’échappée et de connexion qui nous soit propre.

Où te sens-tu chez toi ?
FS : J’ai un rapport très bizarre avec la sensation d’être chez soi. Quand j’aime immédiatement un lieu, parfois très fort, je m’y sens chez moi tout de suite. Je m’y sens liée, en pensant même parfois (faussement, j’imagine) que je comprends mieux l’endroit que les gens qui y vivent. Je suis chez moi dès que je suis « attrapée » par un endroit. Ça peut être un pays, comme l’Inde, une ville, comme Grenade, une maison (dans laquelle je crois avoir vécu 10 ans), quelques montagnes ou un lac.

 

BIO

Fanny Saintenoy s’est lancée tard en littérature. Elle a été professeure de français langue étrangère, assistante de direction, en politique et pour la culture. Le monde du travail doit s’organiser selon elle pour laisser la place à l’écriture et aux déplacements pour rencontrer les lecteurs et ses camarades écrivains.
Depuis 2011 elle a publié quatre romans, dont un avec trois autres romanciers amis, et un recueil de nouvelles qui a reçu le prix SGDL. Elle écrit aussi des poèmes notamment en collaboration avec des photographes.
Bibliographie :
Juste avant, 2011, éditions Flammarion, traduit en hébreu chez Keter Books
Qu4tre, 2013, éditions Fayard, avec Sébastien Marnier, Caroline Lunoir et Anne-Sophie Stefanini
Les Notes de la mousson, 2015, éditions Versilio
Jai dû vous croiser dans Paris, 2019, Parole éditions, Prix SGDL du recueil de nouvelles 2020
Les clés du couloir, 2023, éditions Arlea