Archive d’étiquettes pour : Café

Andreas Unterweger | Café König, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Andreas Unterweger | Traduction : Guillaume Métayer

 

J’étais plongé dans le spectacle de deux vieilles dames, sur la petite table desquelles, parmi un nombre respectable de tasses et d’assiettes, était monté un cadre photo de la taille d’un portrait. Dans ce cadre doré, que je ne pouvais voir que de dos, devait – cela ne fit vite aucun doute pour moi – se trouver la photo d’une amie décédée. Elle leur est prédécédée, pensais-je, mais grâce à cette photo elle était toujours là, toujours parmi elles, « parmi nous ».
Mon regard a erré des dames au portrait d’Alfred Kolleritsch accroché au-dessus de ma propre table, puis il est allé se poser de l’autre côté, sur le comptoir où était placé le faire-part de décès de Heimo Steps (avec sa photo, bien sûr), et en même temps que mon regard mes pensées se sont échappées : du pouvoir des images (où un ancien titre de livre m’est venu à l’esprit : Les Images brillent encore) à celui des tables d’habitués. On n’a pas le droit, ai-je pensé, de sous-estimer la table des habitués d’un café, qui est le successeur du cercle rituel des gens assis autour du feu. À la fin, pensais-je, la table d’habitués, fût-ce une petite table, est plus grande que la mort.
Consolante, c’est ce que me parut cette pensée, et je voulus aussitôt la noter et me mis à tâtonner dans mon sac-à-dos à la recherche de mon carnet. Ce n’est qu’à ce moment-là, en fouillant et, je dois l’avouer, une larme clignant au coin de mon œil, que je remarquai que, sur la table à côté des deux dames, à laquelle un ancien footballeur picorait les actualités du jour dans un journal, se tenait un même cadre photo. Et une petite table plus loin, où personne n’était assis ? La même chose. Oui, même sur ma propre table, juste à côté du grand verre d’eau que je commande toujours et n’arrive jamais à finir, se dressait, me tournant le dos, un cadre doré. Quand je l’ai retourné, j’ai vu : pas d’image, mais des mots (et des chiffres). Le nouveau menu.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Andreas Unterweger : Parmi les nombreux avantages de la littérature, le moindre n’est pas qu’elle peut donner un bon prétexte pour boire du café. Certains boivent du café en lisant, certains en écoutant des textes, beaucoup en écrivant. Balzac par exemple aurait bu jusqu’à 50 tasses de café par jour. Il paraît qu’il a dû boire tout ce café pour pouvoir écrire l’intégralité de ses nombreux romans. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire du soupçon qu’en réalité il en allait exactement à l’inverse. Je crois qu’il a tant écrit uniquement pour pouvoir boire une aussi énorme quantité de café.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
AU : En général, je vais au café pour écrire. Mais peut-être est-ce comme chez Balzac, et que je n’écris que pour avoir une bonne raison d’aller au café.

Où te sens-tu chez toi ?
AU : Là où je suis sans filtre.

 

BIO

Andreas Unterweger est écrivain et rédacteur en chef de la revue de littérature  manuskripte. Les six livres qu’il a publiés jusqu’ici ont paru aux éditions Droschl, dont le dernier, le roman So long, Annemarie (2022), se passe à Nantes. Ses textes en prose et ses poèmes ont été traduits en de nombreuses langues, tel Le Livre jaune (trad. L. Cassagnau, Paris, Lanskine, 2019). Il traduit, lui aussi, principalement du français (Laure Gauthier, Guillaume Métayer, Fiston Mwanza Mujila …).
Unterweger a reçu, entre autres, le prix manuskripte du Land de Styrie en 2016 et le prix de l’Académie de Graz 2009. En 2023, il a été intégré au programme de soutien schreibART du ministère autrichien des Affaires étrangères.
www.andreasunterweger.at

Julia Knaß & Michelle-Francine Ulz | Café Harrach, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Julia Knaß & Michelle-Francine Ulz | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

 


Interview des auteures

Que peut la littérature ?
Julia Knaß & Michelle-Francine Ulz : Rien. Pleurer. Tisser. Créer des liens. Poursuivre.
Tout. Déchirer, déchiqueter. Se manifester. Exprimer. Guérir.

Quelle est l’importance des cafés pour vous ?
JK&MU : Lieux de rencontre. Café. Pleurer. Créer des liens. Amitiés.
Être seule. Souvenir. Pleurer. Se créer. Rencontres.

Où vous sentez-vous chez vous ?
JK&MU : Dans les fissures. Quand ça brille. Dans le texte. Sous l’eau. Dans les larmes.
Partout où je ne peux pas être en ce moment.

 

BIO

Michelle-Francine Ulz et Julia Knaß écrivent à Graz et sur Internet. Elles se sont rencontrées par le biais de la revue littéraire mischen et travaillent depuis sur différents textes, avec toujours Brigitte Schwaiger en tête. Leur dernier projet est le court-métrage littéraire Fehlerleben (2023) qu’elles ont conçu et tourné avec Nadine Nebel.

Sandrine Malika Charlemagne | Le Surcouf, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Sandrine Malika Charlemagne

 

Je l’ai regardé se hisser sur le haut tabouret, quelque peu emprunté, fragile silhouette dans sa veste de cuir malgré ce plein soleil au dehors. Il a calé sa canne contre le comptoir, cherché l’équilibre. Ses yeux fendus, couleur de glacier, ont un instant croisé les miens où j’ai cru y voir vaciller la nostalgie d’un temps dont il était l’unique gardien.
La douceur émanait de ce visage blanchi par les années. Un habitué du quartier ? Je ne l’avais encore jamais croisé au café. De profil, il avait le port d’un aiglon, ses cheveux gris pâle clairsemés en légers duvets. Le dos courbé, les jambes flottant dans son pantalon de toile grossière, il fixait une ligne au loin. Le petit homme esquissa un sourire dans sa tranquille solitude. J’eus soudain envie d’aller vers lui, de lui prendre la main, de sentir la chaleur de sa peau entre mes doigts. A quoi pensait-il ? Je me suis demandé s’il sentait que je le regardais. Et puis, le mirage de la vie. J’ai vu l’homme assis sur une vieille valise à la sortie d’une gare où des gens pressés passaient devant lui sans même le voir. Je l’ai vu tendre la main. Attendre un geste de compassion, de bienveillance, d’amitié fugace. Mais seuls les oiseaux l’entouraient d’un semblant d’affection. Lui, sur sa valise, au milieu des pigeons, il souriait, de ce sourire qui rehaussait la délicatesse de ses traits amaigris. Il souriait à la vie qui bientôt, comme dans un livre, se refermerait sur lui.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Sandrine Malika Charlemagne : Elle donne à voir des mondes – du plus quotidien au plus baroque – elle aide à se construire – à se tenir éveillé – à s’émerveiller – et parfois elle guérit l’âme en souffrance. C’est aussi le lieu du secret. Une toile où l’on découvre mille et un paysages. Avec la littérature, on va partout. Un peu comme dans un film. Les personnages sont éternels. On se sent vivant quand on lit. On respire autrement. On pense autrement. On diversifie notre approche de la langue. On aime peut-être aussi autrement. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SMC : Des lieux de passage où l’on peut regarder les gens, les écouter parler ou écouter leur silence. Rêver sur ceux qui nous entourent.

Où te sens-tu chez toi ?
SMC : Face à l’immensité de la nature. Montagnes. Forêts. Déserts. Océans.

 

BIO

Sandrine Malika Charlemagne a commencé une formation de comédienne au cours Nordey, joué notamment au théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis sous la direction de Jean-Claude Fall, a écrit Anastasia, mise en onde sur France Culture, publié trois romans, deux pièces de théâtre, deux recueils de poésie, animé des ateliers à Vitry-sur-Seine, Sevran-Beaudottes, Cergy-Saint-Christophe, Saint-Denis et bourlingué ici et là.
Publié en novembre 2023 : La traqueuse – Editions Velvet

Véronique Sels | L’Ultime Atome, Bruxelles

Photo : Alain Barbero | Texte : Véronique Sels

 

J’aime séjourner dans une géographie parallèle qui n’est plus celle des arrondissements administratifs mais celle des populations. J’aime Matongé, le plus grand quartier commerçant et associatif africain de Bruxelles, homonyme du quartier de la fête à Kinshasa en République Démocratique du Congo. J’aime la Place Saint-Boniface, jadis populaire et aujourd’hui gentrifiée, conquise par des trentenaires fonctionnaires de la communauté européenne qui ne viennent qu’y boire et y manger. J’aime entendre parler l’allemand, l’anglais, l’espagnol et le ligala sur le même périmètre. J’aime les frontières invisibles, l’incarnation physique des villes, leurs fêtes, leurs bombances, leurs danses, leurs résistances aux ultimatum (ultimatum : injonction par laquelle un État présente à un autre État certaines revendications en cours de négociation). J’aime le dernier atome de résistance qui subsiste en chacun de nous.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ? 
Véronique Sels : C’est d’abord un lieu. C’est le seul endroit habitable en ce qui me concerne. Le lieu où la réalité se laisse pénétrer en profondeur, où comme des scaphandriers nous pouvons descendre (aussi bien en lisant qu’en écrivant) au cœur des événements et des existences. Je ne fais pas de différence entre lecture et écriture. Écrivains et lecteurs habitent le même pays illimité. 

Quelle importance ont les cafés pour toi ? 
VS : Je ne suis pas douée pour la vie domestique. Très jeune j’ai su que je ne voulais pas assurer les repas et tenir la maison. Les cafés, et surtout les brasseries où on peut à la fois boire et manger, sont pour moi des lieux de liberté et d’émancipation. Les convives sont disponibles, ne doivent pas présenter leurs excuses si le plat a brûlé ou est trop salé. J’ai beaucoup de considération pour les serveuses et les serveurs qui me permettent de vivre ces moments de disponibilité.  

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
VS : Les cinq premières heures de la journée, j’écris. Les suivantes, je lis ou je vais marcher, en ville ou dans la forêt. Marche et écriture sont intimement liées. C’est le mariage parfait, du récit et du mouvement. 

 

BIO

Véronique Sels, née à Bruxelles en 1958. Patries de cœur : la danse et la littérature. Diplômée de l’Institut de Rythmique Émile Jaques-Dalcroze, elle a enseigné la danse et la rythmique, a exercé le métier de conceptrice-rédactrice et publié 5 romans dont La ballerine aux gros seins, traduit en coréen et adapté au Sinchon Theater à Séoul en 2021. Lauréate de la bourse Sarane Alexandrian de la Société des Gens de Lettres, elle a également écrit Même pas mort !, une biographie fictionnelle sur Stéphane Mandelbaum, peintre néo-expressionniste belge assassiné en 1986 suite au vol d’un Modigliani. 

Cordula Simon | Skurril Café Bar, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Cordula Simon | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le café Skurril n’est pas bizarre comme pourrait le sous-entendre son nom, c’est même ce qu’il y a de moins bizarre ici : le café est bon, le petit-déjeuner est bon, les boissons sont bonnes. Un café bizarre, qu’est-ce que ça pourrait bien être ? C’est au milieu de Geidorf, le quartier des étudiants et des veuves de conseillers de la cour ; là aussi, pas de bizarrerie. Les professeurs comme les habitants du quartier s’y retrouvent. Le Bica, en face, a probablement fermé trois fois au cours des dix dernières années et a régulièrement changé de propriétaire. Le Churchill, également en face, est certes chic, mais c’est un bar et non un café. Au Skurril, comme à l’Alchimiya à l’époque, on m’apporte automatiquement le premier café sans que je le demande. La bonne âme du skurril sait. Elle ne se trompe jamais. Le café Einstein ? Le Liebig ? Plusieurs changements de propriétaires. Un café où l’on va régulièrement ne peut tout de même pas être soumis à des changements substantiels en permanence – comment peut-on avoir une place préférée comme ici, devant la grande vitre, si les meubles changent constamment. Le mazagran de café ? Il n’existe plus. De l’autre côté de l’université ? Au Zinzendorf ? Pas beaucoup de différence avec le Heinrich de ce côté : un va-et-vient continuel. Entre les deux : Fotter ? Harrach ? Un autre ? Ils existent depuis longtemps, pourtant. Pourtant : tant de cafés, mais dès que les étudiants sont partis, hop, tout est fermé ! Déjà pendant le semestre, tout est fermé le dimanche, parce que tout le monde rentre chez maman. Aller prendre un petit déjeuner le samedi matin ? Bonne chance ! Il reste seulement le Skurril, lui, il est fiable. Le Skurril a aussi des jours où il est fermé : le premier janvier. Sinon, le café skurril est là. Il ne te laisse pas tomber. Tu ne sais pas quoi faire ? Tu veux aller au café car pour être seul, tu veux être entouré des autres ? Tu veux passer des heures à regarder la rue à travers la fenêtre ? Des chiens, des promeneurs, des chalands ? Tout le reste, ici, est instable dans son tourbillon, sauf celui-ci. Bizarrement Skurril, non ?

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
Où te sens-tu chez toi ?

Cordula Simon : La littérature peut nous rapprocher les uns des autres, nous confronter à de belles choses dites de manière laide et à des choses laides dites de manière belle et, en rompant avec l’habituel, nous ouvrir les yeux sur les sentiments, les points de vue et les mondes des autres. Ce faisant, la littérature montre souvent que nous ne sommes pas si différents les uns des autres. Peu importe où je vais, je découvre les cafés. J’ai écrit mes deux premiers livres au café Alchimiya dans la rue Deribasovskaya à Odessa. Je m’y suis sentie chez moi. Mais j’ai aussi appris que je peux me sentir chez moi partout où je pose ma tête, tant que je suis entourée des bonnes personnes. Que ce soit en Allemagne, au Sri Lanka ou ailleurs, cela s’est toujours confirmé. Ceci dit : je n’ai jamais rencontré les mauvaises personnes, que ce soit dans les cafés ou ailleurs, toutes étaient au moins réelles, comme les sentiments, les points de vue et les mondes dans la littérature – C’est là que je suis chez moi. Dans le monde entier.

 

BIO

Née le 27.3.1986 à Graz, Cordula Simon a fait des études de philologie allemande et russe ainsi que des études sur le genre à Graz et Odessa jusqu’en 2011. Animatrice aux Ateliers de littérature pour la jeunesse de Graz. Auteure indépendante, elle a résidé à Odessa jusqu’en 2014 et travaille maintenant de nouveau à Graz. Membre de la GAV (Association des auteur(e)s de Graz). Membre de l’ACIPSS (Austrian Center for Intelligence, Propaganda and Security Studies) avec pour dominante les activités scientifiques portant sur la linguistique des médias, la littérarité des médias et la prévention de la radicalisation dans l’espace numérique. Collaboration à Bestattung PIUS Graz. Nombreuses publications littéraires et scientifiques, prix et bourses. Dernièrement : Die Wölfe von Pripyat (roman, Residenz 2022).

Katharina Godler | Lendhafencafe LC, Klagenfurt

Photo : Alain Barbero | Texte : Katharina Godler | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Condensé

Hier, découvertes
d’odeurs

Un courant d’air 
vers le café
comme le jus de mélisse
et le citron

Ces commodes
qui racontent des
histoires | friables
Comme le lilas

Du tabac à pipe
des tasses à moka
sur ta table d’habitués
restent, abandonnés

Les marrons tombent
dans le Lendhafen
sur le sol | craquements
humides au goût de noisette

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Katharina Godler: Être dans le moment présent.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
KG: Ce sont des endroits où je respire l’odeur du café fraîchement moulu 24 heures sur 24. Je peux même mettre cette odeur dans mon sac à dos et l’emporter chez moi.
Ils ont donc une grande importance !

Où te sens-tu chez toi ?
KG: Entre une feuille de bouleau en automne et mes cher(e)s ami(e)s.

 

BIO

Katharina Godler est née en 1991 à Vienne et vit aujourd’hui à Klagenfurt. Elle a étudié la littérature comparée et la philologie allemande.
De 2015 à 2019, elle a effectué des recherches à l’Académie des sciences et aux Archives littéraires de Carinthie de l’Université de Klagenfurt sur Ilse Aichinger, Thomas Bernhard, Josef Winkler et Robert Musil.
Aujourd’hui, elle travaille comme autrice, lectrice et journaliste pour la radio et la presse. Publications dans les revues littéraires autrichiennes Die Rampe et manuskripte, ainsi que dans le quotidien Die Presse.

Radka Denemarková | Café Trabant, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Radka Denemarková | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Chaque fois que je suis à Vienne, j’habite dans la Kulturdrogerie. Au coin de la rue, il y a le Café Trabant. Au printemps, j’y ai rencontré Alain Barbero. Mon surnom est
« l’hirondelle de Prague » et j’ai trouvé mon « nid d’hirondelle » dans ce café.

Le café est une sorte de chez-soi qui respecte le profil de son environnement et le cultive avec émotion. C’est comprendre profondément les gens, là où la ville et la rue ont leur caractère particulier, leur atmosphère unique, leur style et leur culture. La vie humaine ne s’y réduit pas au stéréotype de la production et de la consommation.

Au Café Trabant, nous avons décidé avec Alain : nous pouvons tous entreprendre quelque chose, ici et maintenant. Personne ne le fera à notre place et nous ne pouvons attendre personne. Il faut – dans des conditions difficiles, toutes proportions gardées – revivre une vie indépendante et non manipulable. Et seule une telle orientation peut manifestement conduire à un développement de structures sociales dans lesquelles l’homme est à nouveau une personne humaine concrète.

Ces moments dans le calme d’un café viennois étaient tout simplement une manifestation de la vie. Face au monde des apparences et de l’interprétation, il y a soudain la vérité – la vérité des gens qui veulent vivre à leur manière. Dans ce contexte, le café m’apparaît comme une manifestation élémentaire et spontanée de ce sentiment de vie contre toute forme de manipulation. Quel est le sens de cette vie à notre époque? Personne n’évolue dans le vide. La période pendant laquelle l’homme grandit et mûrit influence toujours sa pensée. Il s’agit plutôt de savoir de quelle manière l’homme se laisse influencer, en bien ou en mal. L’espoir, nous l’avons en nous ou nous ne l’avons pas. Merci, Alain. Vive la liberté !

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Radka Denemarková : La littérature est l’ensemble des formes d’art, d’amour, d’amitié et de pensée qui permettent à l’homme d’être moins esclave. Percevoir la littérature de cette manière est la forme la plus pure de l’amour.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RD : Le monde occidental et le monde oriental, bien que différents à bien des égards, traversent une crise unique et commune. Dans les cafés, on peut commencer à réfléchir à une meilleure alternative du monde.  On essaie aussi de saisir plus profondément certains thèmes fondamentaux de l’époque et de les articuler vraiment, ce n’est pas seulement un cri d’authenticité, mais une tentative d’analyse. Radka et Alain. Deux personnes autour d’une table.

Où te sens-tu chez toi ?
RD : À Prague. Sur l’île d’Amrum.

 

BIO

Née en 1968, Radka Denemarková vit à Prague. Elle écrit de la prose, des essais, des pièces de théâtre, traduit depuis l’allemand (notamment Bertolt Brecht, Thomas Bernhard, Herta Müller : Atemschaukel). Dernière publication : Stunden aus Blei (2022) chez Hoffmann und Campe Verlag. Pour le roman Ein herrlicher Flecken Erde (DVA, 2009), elle a notamment reçu le prix du livre Georg-Dehio de Berlin en 2012 et a été nominée en 2017 à l’International Writers’ Stage at Kulturhuset Stadsteatern suédois (short-list). Elle a notamment reçu le prix littéraire Spycher de Loèche 2019 en Suisse pour son roman Ein Beitrag zur Geschichte der Freude, ainsi que le prix littéraire Brücke-Berlin 2022 et le prix littéraire autrichien du Land de Styrie pour son roman Stunden aus Blei. En 2007, 2009, 2011, 2019, elle a reçu le plus grand prix littéraire tchèque Magnesia Litera. Elle fut l’écrivaine de la ville de Graz (Stadtschreiberin) en 2017/2018. Sur invitation de l’Institut des Sciences Humaines (IWM), elle a séjourné en 2023 à Vienne.

 

Kamel Bencheikh | Café de la Gare, Paris [2/2]

Photo : Alain Barbero | Texte : Kamel Bencheikh

….

Cette ville qui forme mon environnement prémédité se replie sur ma marche, elle me donne l’occasion de la transpercer comme si elle s’était changée en un chas instable. La passerelle des Arts est désormais allégée des cadenas prometteurs d’amour inépuisable. La rue de Seine la bien nommée me jette dans les bras du boulevard Saint-Germain où les lumières des cafés illuminent les conciliabules des personnes attablées.

La nuit est humide sous le regard fluorescent des porches. Je parle de clarté alors qu’il n’y a que l’éclairage des lampadaires tout au long des trottoirs. Le soleil, même de jour, n’accorde que rarement ses flambeaux à la ville. L’astre vedette a pris l’habitude de se dissimuler sans oser faire admirer ses dards luminescents. Vers le nord, la colline de Montmartre profite pourtant de cette lumière pour anoblir les raisins sur les pentes du clos des Saules. C’est ici, sur les hauteurs de la mégalopole, que la Babel moderne se souvient de ses terres généreuses et prophétiques.

La remontée vers Ménilmontant par la rue Oberkampf, c’est la montée du Golgotha pour l’athée que je suis. La pluie s’est découragée face à ma ténacité mais la nébulosité de la nuit s’est métamorphosée en compagne dévouée et silencieuse. Serait-ce elle qui vient de mettre sa main sur mon épaule à l’instant précis où j’écris ce passage et qui me convainc que ma solitude est un éloge qu’il faut volontiers savoir recevoir ? Ou bien est-ce l’appel du vendredi soir, non pas celui de la prière, mais celui d’un demi de bière chez Akli au Café de la Gare avec mon ami Youcef ?

La ville m’a escorté jusqu’aux buttes Chaumont comme une amie rêveuse et bruyante. Ma mémoire ardente connaît chaque sinuosité de ces rues dans lesquelles mes pas m’ont conduit au pèlerinage des enseignes qui s’éteignent. Il faut monter maintenant un peu plus pour que mon dos puisse se caler enfin sur le sofa gris qui m’attend. Et c’est alors que la vue de la butte Montmartre me sera offerte comme le cadeau radieux que je ne présumais plus.

 


BIO

Né à Sétif, sur les Hauts-plateaux de l’Est algérien, Kamel Bencheikh habite à Paris. 
Poète, nouvelliste et romancier. Ses dernières publications balayent ces différents domaines littéraires : Poètes algériens de langue française (anthologie), La Reddition de l’hiver (recueil de nouvelles), L’Impasse (roman), Là où tu me désaltères (recueil de poésie).
Ses textes ont été publiés par des dizaines de revues dont Promesses, Alif, Artère, Les Refusés, À l’Index, A littérature action, Écriture française dans le monde
Son roman Un si grand brasier et son essai L’Islamisme ou la crucifixion de l’Occident sont à paraître respectivement aux éditions Frantz Fanon (Algérie) et Altava (France).
Il a participé aux ouvrages collectifs La Révolution du sourire (éditions Frantz Fanon) et Les Années Boum (Chihab éditions). Il est également chroniqueur dans divers journaux et revues dont Le Matin d’Algérie, L’Orient-Le Jour, Tribune Juive, Le Vif
Kamel Bencheikh est connu en tant que féministe et militant universaliste. Il a été à l’initiative de l’appel pour l’instauration de la laïcité en Algérie.

 

Kamel Bencheikh | Café de la Gare, Paris [1/2]

Photo : Alain Barbero | Texte : Kamel Bencheikh

 

En flânant dans les rues de Paris, je me demandais comment qualifier l’hospitalité de cette cité si vulnérable ? Rien ne me permet de la soupeser lorsqu’aucun visage connu ne se reflète dans mes yeux. La ville est comme une prétention à se serrer sur les tréteaux d’un même théâtre, c’est l’apparence de gens occupés qui courent sans motif, c’est un couple qui se tient par la main dans la douceur apaisante du soir, les terrasses des cafés sur le quai de Valmy, le charivari quotidien. La ville fait semblant de te recevoir avec les ovations que tu mérites, tu essaies de lui murmurer des douceurs à l’oreille et tu ne reçois aucun écho. Le silence tumultueux est sa façon de te répondre. La ville te fuit. Tu n’as pas d’autre choix que de lui courir après. Son ciel, pluvieux ou assailli de torchères, est sempiternellement au même endroit — il a définitivement choisi d’être à l’étage le plus élevé !

Le ciel se cale sur ses stratus ou sur les étincelles de son glorieux luminaire alors que les pavés que tu foules se dérobent à tes pieds. On ne se pose jamais la question de savoir pourquoi le ciel est suspendu alors que la terre, quand on marche longtemps dessus, a l’air d’un tapis mécanique qui fuit vers l’arrière. Les immeubles se transforment en montagnes urbaines, les rues en canyons. La mélancolie creuse son sillon dans ta poitrine que tu tentes de soustraire au vent. Le sourire sur le visage des passants ne fait pas contrepoids à l’austérité du temps. Ce sourire reflète l’accord tacite des citadins en mal de palabres. Le regard des inconnus est un délateur de l’état d’âme de la ville, aussi précis que le clapotis des canaux. Les vrais poètes ne demandent pas à être accompagnés. Je ne suis peut-être pas un vrai poète. J’écris des sentiments que me rapporte la nuit dont l’obscurité tamisée encercle les escaliers brillants de la rue de Crimée. Je traverse seul la ville du haut de Belleville à règle droite jusqu’à toucher, de la prunelle, l’énorme fleuve qui sépare les berges jumelles. D’un bout à l’autre de mon parcours, le même éclat de lumière qui se multiplie à mesure que j’avance. Des monceaux d’obscurité venus d’un ciel comateux envahissent les recoins des parcs. Il se pourrait que ce soit ma solitude qui me réprimande et me donne des leçons.

à suivre

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Kamel Bencheikh : On entre en littérature comme on entre dans un combat. Les mots constituent pour moi comme une combinaison de survie. J’écris pour  ne pas m’agenouiller, pour ne pas accepter l’inacceptable. Les mots sont un coup de poing dans le ventre de la bête. La littérature peut libérer la femme et l’homme de l’inéluctable qui se profile. La littérature, c’est assurément la victoire de la lumière sur les ténèbres.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
KB : Les cafés sont les patries de celles et ceux qui ne peuvent que socialiser avec leurs semblables, c’est un endroit où l’on peut être seul tout en étant entouré. Et c’est aussi le lieu où l’on retrouve ses semblables, ses autres moi pour échanger nouvelles, tapes dans le dos, embrassades fraternelles et émotions.

Où te sens-tu chez toi ?
KB : Je me sens chez moi là où je respire un air non vicié, où la liberté n’est marchandée, où le droit de dire ce qui nous passe par la tête est garanti. Je suis partout chez moi où la laïcité est la règle absolue, où les valeurs républicaines ne sont pas que des mots lancés en l’air mais une réalité palpable que l’on mesure tous les jours.

 

BIO

Né à Sétif, sur les Hauts-plateaux de l’Est algérien, Kamel Bencheikh habite à Paris. 
Poète, nouvelliste et romancier. Ses dernières publications balayent ces différents domaines littéraires : Poètes algériens de langue française (anthologie), La Reddition de l’hiver (recueil de nouvelles), L’Impasse (roman), Là où tu me désaltères (recueil de poésie).
Ses textes ont été publiés par des dizaines de revues dont Promesses, Alif, Artère, Les Refusés, À l’Index, A littérature action, Écriture française dans le monde
Son roman Un si grand brasier et son essai L’Islamisme ou la crucifixion de l’Occident sont à paraître respectivement aux éditions Frantz Fanon (Algérie) et Altava (France).
Il a participé aux ouvrages collectifs La Révolution du sourire (éditions Frantz Fanon) et Les Années Boum (Chihab éditions). Il est également chroniqueur dans divers journaux et revues dont Le Matin d’Algérie, L’Orient-Le Jour, Tribune Juive, Le Vif
Kamel Bencheikh est connu en tant que féministe et militant universaliste. Il a été à l’initiative de l’appel pour l’instauration de la laïcité en Algérie.

Felix Kucher | Theatercafe Cho-Cho-San, Klagenfurt

Photo : Alain Barbero | Texte : Felix Kucher | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Il est de nouveau deux heures du matin, et de nouveau nous sommes les derniers assis au bar à méditer sur nos verres de bière vides. Seul Joe fait encore semblant de lire le FAZ, posé devant lui sur le comptoir. Karl vient juste de me demander de me représenter une partie de la population de Klagenfurt, la taille du groupe étant laissé à ma libre appréciation. Après la troisième bière, c’est l’ancien professeur qui prend le dessus chez lui. La ville compte environ cent mille habitants.
« Et la taille choisie n’a absolument aucune importance ?», demande-je. « De un à quatre-vingt-dix-neuf mille ».
Georg, à ma droite, pousse un grognement. 
« Peu importe », dit Karl. « Vroni, encore une tournée ». 
« Toute la population, c’est cent pour cent, logique », dit Karl de manière superflue.
« J’ai choisi un chiffre », dis-je.

Karl lève l’index. « Ne me dis pas lequel. Ecoute : J’envoie maintenant aux personnes que tu as sélectionnées un courrier dans lequel se trouve une carte postale blanche. Toutes les autres recevront une noire ».
Je devrais rentrer chez moi. Immédiatement. 
« Voici ma question : Quelle est la probabilité qu’en tant qu’habitant de cette ville, tu fasses partie du groupe le plus important ? ».
Il regarde tour à tour Georg et moi. J’imagine des gens qui reçoivent des cartes blanches et noires vierges, sur lesquelles rien n’est écrit. 
« Comment peut-on savoir si on est dans la partie la plus grande ou la plus petite ? », demande-je. « Si j’ai choisi un groupe représentant plus de cinquante pour cent, il est évident que j’ai plus de chances d’être dans celui-ci ». 
Les nouvelles bières sont arrivées. Nous buvons.
« Oui, je suis du même avis. Il y a plus d’habitants », ajoute Joe. 
« La question est de savoir pourquoi », dit Karl.
« Eh bien, parce qu’il y en a plus. Bon sang, Karl, il est sacrément tard ». 
« Non », dit Karl. « La probabilité est plus grande parce que tu en fais partie. Crois-le ou non, la taille attendue d’un groupe change selon que tu en fais partie ou non ».
Je regarde les verres sur l’étagère derrière le comptoir. Je ne veux être membre nulle part.  

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Felix Kucher : Tout ! Stimuler, calmer, consoler, attiser la colère, susciter la compassion (phobos kai eleos !), purifier, salir, réconcilier, diviser, égayer, attrister, endormir, réveiller. Ad infinitum. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FK : Importante ! Il y a des cafés comme le Theatercafé à Klagenfurt, où l’on est le seul client l’après-midi en semaine. Les haut-parleurs diffusent Di quella pira d’Alfredo Kraus, on ne se cache pas derrière un journal grand format, on regarde simplement par la fenêtre, en passant devant les Sansevieria d’un autre âge qui, tels des lances, repoussent le monde extérieur.
Et il y a des cafés comme le Jelinek, où je me retrouve avec mon vieil ami Edi entre des tables pleines à craquer pour boire une bière et manger un sandwich au jambon, où nous sommes immédiatement impliqués dans la conversation de la table voisine et où nous rentrons en remontant la rue Otto-Bauer bien plus tard qu’initialement prévu.

Où te sens-tu chez toi ?
FK : Là où j’ai des amis ou connaissances et où je peux les rencontrer.

 

BIO

Né le 23 octobre 1965 à Klagenfurt en Carinthie, Felix Kucher a fait des études de philologie classique, de théologie et de philosophie à Graz, Bologne et Klagenfurt. Il travaille pour le ministère régional de l’éducation pour la Carinthie et vit à Klagenfurt et à Vienne.
Publications:  Malcontenta. Roman, 2016. Kamnik. Roman, 2018. Sie haben mich nicht gekriegt. Roman, 2021. Vegetarianer. Roman, 2022. Tous chez Picus Verlag, Wien. Il a également réalisé de nombreuses contributions (histoires courtes, poésie) pour des anthologies et la chaîne de télévision ORF (Ö1). Dernièrement : Schnitt (nouvelle), diffusée sur Ö1 dans Radiogeschichten le 29.05.2022.