Archive d’étiquettes pour : Café

Felix Kucher | Theatercafe Cho-Cho-San, Klagenfurt

Photo : Alain Barbero | Texte : Felix Kucher | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Il est de nouveau deux heures du matin, et de nouveau nous sommes les derniers assis au bar à méditer sur nos verres de bière vides. Seul Joe fait encore semblant de lire le FAZ, posé devant lui sur le comptoir. Karl vient juste de me demander de me représenter une partie de la population de Klagenfurt, la taille du groupe étant laissé à ma libre appréciation. Après la troisième bière, c’est l’ancien professeur qui prend le dessus chez lui. La ville compte environ cent mille habitants.
« Et la taille choisie n’a absolument aucune importance ?», demande-je. « De un à quatre-vingt-dix-neuf mille ».
Georg, à ma droite, pousse un grognement. 
« Peu importe », dit Karl. « Vroni, encore une tournée ». 
« Toute la population, c’est cent pour cent, logique », dit Karl de manière superflue.
« J’ai choisi un chiffre », dis-je.

Karl lève l’index. « Ne me dis pas lequel. Ecoute : J’envoie maintenant aux personnes que tu as sélectionnées un courrier dans lequel se trouve une carte postale blanche. Toutes les autres recevront une noire ».
Je devrais rentrer chez moi. Immédiatement. 
« Voici ma question : Quelle est la probabilité qu’en tant qu’habitant de cette ville, tu fasses partie du groupe le plus important ? ».
Il regarde tour à tour Georg et moi. J’imagine des gens qui reçoivent des cartes blanches et noires vierges, sur lesquelles rien n’est écrit. 
« Comment peut-on savoir si on est dans la partie la plus grande ou la plus petite ? », demande-je. « Si j’ai choisi un groupe représentant plus de cinquante pour cent, il est évident que j’ai plus de chances d’être dans celui-ci ». 
Les nouvelles bières sont arrivées. Nous buvons.
« Oui, je suis du même avis. Il y a plus d’habitants », ajoute Joe. 
« La question est de savoir pourquoi », dit Karl.
« Eh bien, parce qu’il y en a plus. Bon sang, Karl, il est sacrément tard ». 
« Non », dit Karl. « La probabilité est plus grande parce que tu en fais partie. Crois-le ou non, la taille attendue d’un groupe change selon que tu en fais partie ou non ».
Je regarde les verres sur l’étagère derrière le comptoir. Je ne veux être membre nulle part.  

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Felix Kucher : Tout ! Stimuler, calmer, consoler, attiser la colère, susciter la compassion (phobos kai eleos !), purifier, salir, réconcilier, diviser, égayer, attrister, endormir, réveiller. Ad infinitum. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FK : Importante ! Il y a des cafés comme le Theatercafé à Klagenfurt, où l’on est le seul client l’après-midi en semaine. Les haut-parleurs diffusent Di quella pira d’Alfredo Kraus, on ne se cache pas derrière un journal grand format, on regarde simplement par la fenêtre, en passant devant les Sansevieria d’un autre âge qui, tels des lances, repoussent le monde extérieur.
Et il y a des cafés comme le Jelinek, où je me retrouve avec mon vieil ami Edi entre des tables pleines à craquer pour boire une bière et manger un sandwich au jambon, où nous sommes immédiatement impliqués dans la conversation de la table voisine et où nous rentrons en remontant la rue Otto-Bauer bien plus tard qu’initialement prévu.

Où te sens-tu chez toi ?
FK : Là où j’ai des amis ou connaissances et où je peux les rencontrer.

 

BIO

Né le 23 octobre 1965 à Klagenfurt en Carinthie, Felix Kucher a fait des études de philologie classique, de théologie et de philosophie à Graz, Bologne et Klagenfurt. Il travaille pour le ministère régional de l’éducation pour la Carinthie et vit à Klagenfurt et à Vienne.
Publications:  Malcontenta. Roman, 2016. Kamnik. Roman, 2018. Sie haben mich nicht gekriegt. Roman, 2021. Vegetarianer. Roman, 2022. Tous chez Picus Verlag, Wien. Il a également réalisé de nombreuses contributions (histoires courtes, poésie) pour des anthologies et la chaîne de télévision ORF (Ö1). Dernièrement : Schnitt (nouvelle), diffusée sur Ö1 dans Radiogeschichten le 29.05.2022.

Dominique Manotti | Corso Quai de Seine, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Dominique Manotti

 

Quand François Mitterrand, premier secrétaire du Parti Socialiste, a été élu à la présidence de la République Française en 1981, au milieu de la liesse populaire, et après vingt ans de luttes sociales et politiques intenses en France, j’ai eu tout de suite le sentiment que cette élection sonnait le glas de la gauche et pour longtemps. Chaque fois que j’évoque ce souvenir dans une discussion, ou au cours d’une rencontre, mes interlocuteurs sont incrédules. Et pourtant…

Je suis de la génération de la guerre d’Algérie. Cette guerre m’a fait comprendre une bonne fois pour toutes qu’il ne faut pas se fier à ce que disent les gens et les organisations, politiques ou autres, mais à ce qu’elles font. Quand François Mitterrand arrive au pouvoir, je connaissais très bien son rôle de soutien à l’expansion coloniale de la France et son rôle majeur dans la guerre d’Algérie. En 1956, il vote les pouvoirs spéciaux à l’armée française sur le sol algérien, ouvrant ainsi cette boite de Pandore dont se sont échappés les démons maléfiques qui hantent toujours notre société. Dans les années 60 et 70, j’ai beaucoup milité dans la vie syndicale française, persuadée que nous étions en train de changer le monde. Et je n’étais pas la seule. Je connaissais donc, à travers cette expérience syndicale, l’ignorance profonde de l’appareil du Parti Socialiste des luttes sociales novatrices qui secouait le pays. Pour moi, leur arrivée au pouvoir et l’immense enthousiasme populaire qu’elle avait soulevé, plombés par le passé colonial occulté, sans réel enracinement dans les luttes sociales, finiraient dans l’impasse et le désengagement. Désespérée, j’ai cessé de militer, tenté de faire mon bilan, et une dizaine d’années plus tard, j’ai commencé à écrire des romans pour raconter comment ma génération s’était fracassée. Romans noirs évidemment, toujours raconter ce que font les gens, plutôt que ce qu’ils disent.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Dominique Manotti : Difficile de répondre à une question aussi générale. Pour moi, dans mon adolescence, les romans que j’ai dévorés m’ont ouvert le monde. J’ai rencontré des personnages avec qui j’ai dialogué pendant des années. Ils m’ont appris à aimer et à haïr. Je les ai recroisés de temps à autre, et ils m’ont aidée à comprendre qui j’étais. Maintenant quand je choisis un sujet de roman, quand je commence à écrire, c’est pour comprendre les évènements que je raconte, approfondir, ouvrir le dialogue avec les hommes et les femmes qui me liront.

Quelle est l’importance des cafés pour vous ?
DM : Le café Corso, à deux pas de chez moi, donne sur le bassin de la Villette, un des plus beaux lieux de Paris, dont la contemplation me rend toujours heureuse. Ce café se définit comme un « café parisien avec un goût d’Italie », tout ce que j’aime. Et il est accolé à un cinéma que je fréquente assidument. Le cinéma noir américain m’a fait découvrir la littérature noire, le cinéma influence mon écriture, j’adore le cinéma. Longue vie au café Corso où nous nous rencontrons entre amis pour discuter et partager les toiles que nous venons de nous offrir.

Où vous sentez vous chez vous ?
DM : Chez moi.

 

BIO

Née en 1942, à Paris. A enseigné l’histoire d’abord en lycée puis à la faculté de Vincennes et à l’Université Paris VIII.  Militante dès l’adolescence, d’abord pour l’indépendance de l’Algérie, puis dans les années 60 et 70, dans différents mouvements et syndicats, enfin romancière, sur le tard, (premier roman Sombre Sentier, 1995). Elle a écrit treize romans, tous traduits en allemand et de façon plus épisodique, en italien, anglais, espagnol, catalan, turc,  grec, suédois, roumain, russe.

Site :  dominiquemanotti.com

Maria Sterkl | Café Schopenhauer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Maria Sterkl | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Lundi

Ils portaient des pantalons de costume à plis et des chemises sans repassage, jamais on ne les voyait en jeans. En été, ils essuyaient la sueur de leur front ; en hiver, ils étaient assis dans la pièce bien chauffée, vêtus de vestes épaisses. Cinq, six, sept hommes étaient assis autour de la petite table de jeu, où deux d’entre eux étaient concentrés sur le plateau. Backgammon. Trictrac. Tavla. Shesh Besh. Ils venaient d’Égypte, m’ont-ils répondu quand je leur ai posé la question. Coptes, ont-ils ajouté sans que je le leur demande. Depuis le 11 septembre, quand on n’était pas blanc à Vienne, il fallait sans cesse écarter le soupçon d’être né dans l’islam. Tous les lundis, ils jouaient au café. Ceux qui ne poussaient pas leurs pions analysaient. Ceux qui ne fumaient pas donnaient du feu. Ils buvaient du thé, je les regardais. Je me demandais où étaient leurs femmes. Ils ne me demandaient pas qui j’étais, je ne savais pas comment ils s’appelaient. Nous nous laissions en paix. C’est ainsi qu’on disait à l’époque.
Un jour, ils ne sont plus venus le lundi. Je les ai cherchés dans tous les cafés du quartier, je ne les ai pas trouvés. J’ai cherché dans d’autres quartiers, d’autres arrondissements, je suis allée jusqu’à la périphérie de la ville et au-delà. J’ai cherché dans le désert, dans la mer, dans les décombres des maisons abandonnées. Je les cherche aujourd’hui encore, sauf les lundis où je fais une pause. Je leur demande alors conseil. Ils lancent des dés, soupirent, jouent leurs coups. Et me laissent en paix.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Maria Sterkl : La littérature peut consoler, déranger, secouer, apaiser, aliéner, offrir un chez-soi. La littérature peut mettre en danger les puissants, qui peuvent cependant aussi l’utiliser à mauvais escient. La littérature n’est pas une valeur en soi, mais je n’exagère pas en disant que la littérature m’a sauvé la vie.

Que représentent les cafés pour toi ?
MS : Être chez soi à l’extérieur. Le lieu est plus important que le bon café et le bon service, c’est pourquoi j’aime les vieux cafés viennois.

Pourquoi as-tu choisi le Café Schopenhauer ?
MS : Avant tout pour les bons souvenirs. J’aimais beaucoup venir ici à une certaine période de ma vie, surtout seule et pour écrire. J’aimais le silence, le côté sombre, les références obscures, les vieux hommes avec leurs parties de jeux de société. De plus, il y avait à l’époque un serveur très sympathique qui donnait son avis sur les différents journaux du café. Un jour, alors que je prenais le journal Die Krone, il m’a dit : « Pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contient ».

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
MS : La nuit, je dors la plupart du temps. Le jour, j’aime bien désespérer.

 

BIO

Née en 1978 à Krems/Donau, Autriche, Maria Sterkl vit à Jérusalem et à Haïfa. Études de commerce à Vienne, Sönderborg et Parme. Actuellement correspondante en Israël et Palestine pour le journal Der Standard, reportages réguliers également dans le Frankfurter Rundschau, le Badische Zeitung et diverses parutions du groupe de médias Funke à Berlin. Publications littéraires dans des anthologies et des revues littéraires, récemment nominée pour le prix Floriana 2022.

Dominika Meindl | Alter Schlachthof, Wels

Photo : Alain Barbero | Texte : Dominika Meindl | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

La vie après la mort des animaux

Depuis un quart de siècle, je ne mange presque pas de viande et, ces derniers temps, je supporte à peine la vue d’animaux morts sur le bord de la route. Pourtant, je me suis mariée l’année dernière dans un abattoir. C’était magnifique.

Jusqu’à l’année de ma naissance, des centaines de milliers de bovins et de porcs ont été tués à cet endroit, j’ose à peine l’imaginer. Aujourd’hui, l’Alte Schl8hof Wels se dénomme aussi sociocultural center * unestablished since 1985. Jusqu’à il y a 15 ans, Wels ne signifiait absolument rien pour moi – et si cela a changé du tout au tout, ce n’est pas seulement grâce à l’homme que je m’habitue à appeler “mon mari”. J’ai eu le coup de foudre pour le Schl8hof. Il y avait de quoi lancer quelque chose de nouveau, pensais-je.

A Vienne, quand tu veux mettre quelque chose sur pied, les gens te regardent avec pitié et te disent sarcastiquement « super, on allait t’appeler ». A Linz, ils disent « super, lance-toi ». A Wels, ils disent « super ! De quoi as-tu besoin ? ». Et ils le pensent vraiment. Wels n’est pas une ville cool, elle est entourée d’autoroutes et de centres commerciaux, son maire est d’extrême droite. Il déteste le Schl8hof, et c’est à mes yeux synonyme d’une recommandation chaleureuse pour cet endroit.

Le bar du Schl8hof n’est évidemment pas un café, même si de bonnes volontés ont sauvé une banquette de l’ancien café légendaire et honteusement démoli l’Urbann et l’ont installée ici. Pendant la séance photo, tout était calme. Je ne connais pas cet endroit comme ça, je l’associe à la musique, aux rires et aux gens que j’aime. Depuis 2016, j’organise ici avec le centre culturel waschaecht les événements littéraires experiment literatur. J’ai le droit d’inviter des collègues que j’admire. Que peut-on rêver de mieux ?

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Dominika Meindl : Beaucoup trop peu. Mais peut-être que j’en demande trop à la littérature. Peut-on imaginer un livre qui transforme Vladimir Poutine en une épave repentante ? Comme ce serait beau ! Bien sûr, la littérature représente le monde pour moi. La transmettre aux autres, c’est le sens de mon travail. D’un autre côté, j’aime les excursions dans un monde qui se passe de lettres, dans la région du Massif mort (Totes Gebirge) par exemple. Ce sont des heures dans un monde qui se débrouille très bien sans moi. Quand j’en reviens, je suis à nouveau entièrement disponible pour les lettres.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
DM : Dans sa forme classique, il n’en ont pas vraiment pour moi, même si j’apprécie beaucoup d’y lire le journal ou d’y discuter de choses professionnelles. Je suis probablement plus une habituée des bistrots. Lorsque je vais au Black Horse, à l’extrazimmer ou au Schl8hof, le thème musical de Cheers me traverse parfois la tête :

Making your way in the world today
Takes everything you’ve got…
Sometimes you wanna go
Where everybody knows your name
And they’re always glad you came

Où te sens-tu chez toi ?
DM : A Wilhering, sur le Danube, à Wels, dans la région du Massif mort (Totes Gebirge).

 

BIO

Dominika Meindl, née en 1978, Présidente fédérale de la République d’Autriche. Se déplace entre la région centrale de la Haute-Autriche et la région du Massif mort (Totes Gebirge), en tant qu’écrivaine, présentatrice, journaliste et organisatrice de manifestations littéraires. Dirige le mouvement Original Linzer Worte, fondé avec Anna Weidenholzer, Klaus Buttinger et René Monet, la plus ancienne scène de lecture d’Autriche. Organise les événements experiment literatur à Wels. Porte-parole régionale de la GAV OÖ, l’Association d’écrivains d’Haute-Autriche.
Blog Une femme avec assez peu de qualités : www.dominikameindl.at

Marcus Fischer | Café Weidinger, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Marcus Fischer | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le café Weidinger

Tu es comme un vieux monsieur vêtu d’un habit usé, déchiré, porté depuis des décennies, et qui n’a rien perdu de sa dignité. Les jeunes admirent ton style. Moi aussi, tout comme le calme qui émane de toi. Et les personnages loufoques et attachants qui t’entourent.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Marcus Fischer : La littérature peut nous montrer les gens de l’intérieur. Nous ressentons les personnages avec leurs peurs, leur honte, leur envie, leur amour, leur colère, leur désespoir. Cette vision intérieure, c’est la littérature qui la rend mieux que tout autre média.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MF : Il m’est souvent plus facile de m’isoler et de me concentrer lorsqu’il règne autour de moi une agitation régulière et houleuse. Les cafés sont l’endroit idéal pour cela. Je mets alors des écouteurs, j’écoute souvent la même chanson pendant des heures et je me plonge dans mon histoire.

Où te sens-tu chez toi ?
MF : Réponse simple : dans mes textes, quel que soit l’endroit où je les écris. Et dans la nature, entouré de personnes familières et dans des lieux chers et inspirants – comme le café.

 

BIO

Né en 1965 à Vienne, il étudie la germanistique à Berlin, écrit de la prose et de la poésie. Après ses études, il travaille comme professeur d’allemand langue étrangère et comme rédacteur dans des agences de publicité à Berlin et à Vienne. Publications dans des anthologies, des revues littéraires et à la radio. Son roman Die Rotte (Leykam Verlag), paru en 2022, a été récompensé par le prix littéraire Rauriser Literaturpreis 2023 pour le meilleur premier roman en langue allemande.

Jade Samson-Kermarrec | Nathanja & Heinrich, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Jade Samson-Kermarrec

 

Jule se demande bien à quoi ressemblent Nathanja et Heinrich. Existent-iels seulement ? La question l’effleure sans pour autant la préoccuper tout à fait. Depuis le temps qu’elle vient ici, elle aurait pu interroger l’un des barmans. Pour être honnête, Jule l’a certainement déjà fait, une fois encore qu’elle était raide à chier et que sa mémoire baignant dans l’alcool avait abdiqué, arrêtant d’enregistrer de nouvelles informations jusqu’à nouvel ordre.

Impossible de se souvenir quand il n’y a pas de souvenirs.

Assise sur une banquette adossée aux baies vitrées, Jule tripote nerveusement l’élastique de son carnet en observant les mouvements experts derrière le comptoir.

Jule buvait et ne boit plus.

Et depuis, toute la gravité de son addiction et de ses conséquences ne cessent de la heurter, sans crier gare. Pourtant, elle ne peut s’empêcher d’avoir envie de boire le cocktail que la barmaid est en train de préparer. Jule ferme les yeux. Elle exhume dans sa mémoire sensorielle le goût du Gin Basil, la feuille de basilic qui chatouille le nez, l’odeur franche et acidulée du gin et du citron, le froid vif du caillou glacé qui trône au milieu du verre à whisky. La promesse du goût, de la fraîcheur et de l’ivresse, l’équilibre si parfait qu’elle sent à peine l’alcool, le premier verre si bon et si traître qu’il en appelle un autre puis encore un et finit par rameuter tous ses potes. Jule réprime une moue, le goût du trop lui revient, l’élocution qui se fait la malle en même temps que les neurones, la décence et la pudeur. Elle rouvre les yeux. La convocation a fait effet, l’envie est passée.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Jade Samson-Kermarrec : Beaucoup de choses, elle est plurielle. Elle peut tout autant servir d’échappatoire que d’exutoire. Plus qu’une fenêtre sur un univers ou une incursion dans un autre endroit, je crois que la littérature peut opérer de profonds bouleversements à l’intérieur de soi comme à l’extérieur. J’aime l’idée de la littérature comme un mouvement, une onde qui naît à l’intérieur pour ensuite se propager. J’aime qu’elle puisse convoquer tous les paradoxes, c’est ce qui, à mes yeux, la rend complexe, totale et surtout infinie.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JSK : Parisienne, j’ai connu la culture du café en tant que lieu de sociabilisation dès mon adolescence. “Prendre un café” faisait partie du quotidien. A Berlin, les cafés sont différents, plus hybrides, moins calibrés. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours associé les cafés à l’expérience humaine, l’observation des client.e.s ou des passant.e.s, la gestuelle des barmans.maids et des serveur.euses. J’aime l’anonymat pas tout à fait anonyme qui y règne, j’aime cet entre-deux, la possibilité d’être spectatrice du manège humain sans pour autant s’en retirer complètement. Un café (dans le sens du lieu et toutes les déclinaisons qui en existent), c’est une mine d’or.

Où te sens-tu chez toi ?
JSK : Ça, c’est une question qui peut occuper toute une vie. J’ai posé les pieds à Berlin pour la première fois en 2003, j’avais 16 ans et je me suis immédiatement sentie à la maison alors que je comprenais vraiment pas grand chose à ce qu’on me racontait. Ça a été comme une évidence et depuis, je ne me suis jamais départie de ce sentiment d’être ici “aussi” à la maison. Je me suis donc retrouvée avec plusieurs “chez moi”, un luxe qui peut quand même avoir l’inconvénient de ne se sentir vraiment complète nulle part. Ceci dit, Berlin, c’est chez moi, c’est la maison, c’est là où je peux être moi.

 

BIO

Jade Samson-Kermarrec est née à Paris en 1987 et vit à Berlin depuis 2013. En 2018, elle fonde la compagnie de théâtre franco-allemande Theater im Nu et en 2022 le festival de théâtre Le Lampenfieber. Elle rejoint le réseau des autrices de Berlin en 2021 et contribue activement aux différentes initiatives du réseau (Hôtel des Autrices, Calendrier de l’Avent, La CoLec…).

Maud Ruget | Café Butter, Berlin

Photo : Alain Barbero | Texte : Maud Ruget

 

Écrire dans un café. Regarder par la fenêtre les vélos, le tram, les promeneurs à poussette ou à chien. Entendre les crachats du percolateur et la musique douce de l’après-midi. Sentir dans l’air la vapeur agrume d’un thé Oolong. N’être pourtant qu’à moitié là, l’esprit buissonnant à l’intersection de la sensation et du verbe. S’accouder à la table du souvenir, puis observer au fond d’une tasse l’avenir frétillant à la lisière des possibles. Arpenter d’autres mondes pas encore tout à fait nés qu’un Wissen Sie schon ? peut engloutir à tout moment.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ? 
Maud Ruget : Je me suis longtemps méfiée des pouvoirs prêtés à la littérature. J’ai envie de croire qu’un livre peut changer le monde. Parfois, je doute. Et je pense que c’est très bien comme ça. Il faut se sentir un peu impuissante, sinon à quoi bon écrire ?

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MR : Aller travailler dans les cafés me force à sortir de mon antre. Je fais trente minutes de métro pour aller dans mes cafés favoris, des endroits gemütlich, et surtout lumineux, où j’ai pris mes marques à mon arrivée à Berlin. J’aime y observer les gens, retrouver les visages des quelques habitué.es et des serveur.euses. Ça me donne l’illusion d’une stabilité dans un quotidien en chantier permanent. Je n’y écris peut-être pas si bien que ça, mais les cafés ont le mérite de m’aérer l’esprit (et de servir des gâteaux, soyons honnête).

Où te sens-tu chez toi ?
MR : Berlin, wo sonst ? Parfois, la ville me fatigue, mais j’y reviens toujours en ayant la sensation d’être à la maison.

 

BIO

Née en 1990 à Dijon, Maud Ruget a bourlingué sur plusieurs continents avant de poser ses valises à Berlin en 2016. Son travail d’écriture est transdisciplinaire. Ses centres d’intérêt sont la poétique de la relation, l’éco-poétique, et l’écriture post-traumatique. Elle est la candidate de la France dans la catégorie littérature aux Jeux de la Francophonie 2023 avec sa nouvelle Maelstrom.

Maria Seisenbacher | Café Ritter Ottakring, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Maria Seisenbacher | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

je témoigne […]

Neige ne nous atteint que
loin dans des lieux ramifiés
dans l’accordement conflictuel
aussi longtemps que
si longtemps

Sommeil trouve
puis s’attarde
sans avoir plongé le regard l’un dans l’autre
de la probabilité
aussi longtemps que
si longtemps

Cristaux protègent petites cicatrices
Une seule fois la gorge est tombée
Toux, excès d’air dans
le néant
aussi longtemps que
si longtemps

je sais :
doigts forment un foie –
mollusque isolé sans bras
je sais : rien
de l’image d’histoires ciblées
aussi longtemps que
si longtemps

déclenche au hasard des contours, des vagues
des surfaces ou des galets
ensuite je témoigne
devant ma peau :
jenem’étaispasregardéedepuislongtemps

aussi longtemps que
le monde ne dévie pas
si longtemps


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Maria Seisenbacher : Un lieu de refuge, d’apprentissage, d’expérience et de travail que l’on s’est choisi, rempli de passion physique et spirituelle.

Que représentent les cafés pour toi ?
MS : Un refuge pour échapper au fait de devoir travailler seule. Au café, j’écoute, je vois, je lis et j’observe les autres et moi-même.

Pourquoi as-tu choisi le Café Ritter Ottakring ?
MS : En raison de son architecture, du silence, de l’emplacement, des banquettes recouvertes de velours avec des pâtisseries dans le café.

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
MS : Beaucoup de choses et rien, puis rien du tout et beaucoup de rien.

 

BIO

Maria Seisenbacher vit et travaille à Vienne comme poétesse et traductrice en langue facile à comprendre (Leichte Sprache). Maîtrise de littérature comparée, diplômée en pédagogie sociale. Participation à des festivals internationaux de poésie, titulaire de bourses et prix. Parution dernièrement du recueil de poèmes Hecken sitzen aux éditions Limbus avec des illustrations d’Isabel Peterhans.
www.mariaseisenbacher.com

Andrea Grill | Mediamatic, Amsterdam

Photo : Alain Barbero | Texte : Andrea Grill | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Questionnaire

  1. Êtes-vous nostalgique ?
  2. Cette nostalgie concerne-t-elle une personne ou un lieu ?
  3. Si oui, qui ?
  4. Ou bien, où ?
  5. Que feriez-vous pour assouvir votre nostalgie ?
  6. Souhaitez-vous vraiment l’assouvir ?
  7. Quitteriez-vous pour cela l’endroit où vous vivez ? Pour toujours ?
  8. Renonceriez-vous à votre être cher / compagnon de vie pour cela ?
  9. Votre amour est-il / elle l’objet de cette nostalgie ?
  10. Votre nostalgie vous ramène-t-elle encore et toujours à une époque où vous étiez plus jeune ?
  11. Etes-vous nostalgique de votre mère ?
  12. Si non, de votre père ?
  13. Qui aimeriez-vous le plus avoir à vos côtés en ce moment-même ?
  14. Est-ce un être humain ?
  15. Voudriez-vous passer la nuit avec cette personne ?
  16. Selon vous, combien y a-t-il de raisons d’être nostalgique ?
  17. Vous est-il déjà arrivé d’être dans un endroit où toutes les nostalgies se sont envolées ?

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Andrea Grill : Tout. (Et rien).

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AG : J’aime depuis toujours les bars italiens.
On les appelle bars, mais ils sont déjà ouverts à sept heures du matin.
Tu peux toujours y aller seule.
Ou à plusieurs.
Tu n’as pas besoin de t’asseoir.
Le café n’est pas cher, il est délicieux.
Tu paies debout à la caisse.
Tout le monde jacasse sans arrêt.
Les fenêtres sont hautes.
Le comptoir brille.
En été, il y a de la glace.

Autrefois, à Vienne, je corrigeais toujours mes textes dans les cafés. J’aimais pouvoir commander et être servie ; mais aussi pouvoir rester assise pendant des heures sans commander quelque chose d’autre.

Le café est ma boisson préférée.

À Amsterdam, ce qui est le plus important dans les cafés, ce sont les terrasses, le fait de s’asseoir sous l’immensité du ciel.

Où te sens-tu chez toi ?
AG : Là où se trouvent mes pieds. C’est ce que j’aurais dit autrefois. Depuis, je dirais plutôt : les langues que je parle et que je comprends sont mon chez-moi. Là où je peux commander au café ; et plaisanter. Et que les gens rient avec moi.

 

BIO

Andrea Grill vit comme poétesse et écrivaine à Vienne et Amsterdam, réalise des courts-métrages et traduit plusieurs langues européennes. Elle a reçu de nombreux prix, notamment le Prix de soutien pour le Prix littéraire de Brême (2011) et le prix Anton Wildgans (2021). Son roman Cherubino a été nominé pour le Prix du livre allemand (Deutscher Buchpreis) en 2019. Son recueil de poèmes Happy Bastards figure sur la liste des recueils recommandés par l’Académie allemande de langue et de poésie. www.andreagrill.org

Andras Foldvari | Café Gerbeaud, Budapest

Photo : Alain Barbero | Texte : Andras Foldvari | Traduction (du hongrois) : Christian Szabo

 

Je n’avais pas encore 21 ans lorsque j’ai trouvé un emploi dans le département tourisme d’une compagnie aérienne hongroise, qui avait à l’époque son siège dans un bâtiment situé au cœur de ma ville, dans un immeuble de la place Vörösmarty.
Il n’y avait pas de salle de réunion, donc si nous devions avoir un meeting, nous allions au merveilleux café sur la place, célèbre pour sa machine à café en porcelaine Herend.
Si quelqu’un appelait pour moi, on lui disait qu’Andras était dans la salle de réunion.
Les rencontres ici ont eu beaucoup plus de succès que si nous les avions tenues dans les salles grises du bâtiment.

 

Original (hongrois)

Még 21 éves sem voltam amikor a magyar légitársaság idegenforgalmi osztályán kaptam állást, melynek akkori központja városom szívében egy lakóházból kialakított épületben volt a Vörösmarty téren.
Nem volt kialakított tárgyaló terem, így ha megbeszélést kellett tartani inkább a téren levő csodálatos – herendi porcelán kávéfőző gépéről híres – kávézóba mentünk. 
Ha bárki keresett csak azt mondták András a tárgyalóban van.
Sokkal sikeresebbek is voltak az itt folytatott tárgyalások mintha azokat az épület szürke szobáiban tartottuk volna.

 


Interview de l’auteur

Pourquoi les voyages ?
Andras Foldvari : Le voyage est une mission pour moi !
Aller dans des pays aux cultures étrangères, connaître le quotidien des gens qui y vivent est pour moi une expérience rafraîchissante, regarder derrière les rideaux, se rapprocher des trésors cachés, qu’ils soient dans un musée ou sur l’étagère d’un appartement.
Je suis un citadin. J’accorde plus d’importance à l’environnement créé par les hommes, aux beaux bâtiments ou aux lieux de culte qu’à la beauté de la nature. Qu’il s’agisse d’un monticule de pierre tibétain ou d’une cathédrale africaine monstrueuse.
Voyager, c’est toujours découvrir quelque chose de nouveau, ce qui donne plus d’énergie pour de nouvelles expériences.

Que représentent pour toi les cafés ?
AF : Les cafés et les maisons de thé sont des sanctuaires de la culture urbaine. De nombreux événements de l’histoire hongroise sont liés aux cafés et de nombreux artistes ont créé des chefs-d’œuvre dans des cafés.
Selon la légende, les clés du New York Café de Pest ont été jetées dans le Danube par des habitués, afin qu’il soit toujours ouvert pour la création de chefs-d’œuvre.

Où te sens-tu chez toi ?
AF : Je suis un peu cosmopolite, peut-être pas aussi attaché à ma maison que la plupart des gens.
J’ai commencé à écrire mon premier livre sur la terrasse d’un petit bungalow dans les îles Salomon.
Le fabuleux décor de bord de mer a inspiré mes histoires urbaines de l’époque.
J’ai ensuite poursuivi dans un studio en Malaisie et terminé à l’ombre de la cathédrale de Malaga.

 

BIO

Andràs Foldvari est né en 1952. Il commence à voyager dès l’adolescence. Amoureux des langues il étudie le tourisme et le marketing, puis travaille dans quatre compagnies aériennes et un tour-opérateur, ce qui le conduit à visiter près de 900 aéroports dans 205 pays du monde.
Il écrit son premier livre autour des 80 meilleurs récits de ses voyages, livre qui connaît un énorme succès en Hongrie. L’éditeur devra le réimprimer cinq fois. Son deuxième livre a moins de succès, mais reste populaire.
Bien qu’en retraite depuis 2018, il continue de découvrir de nouveaux endroits, comme récemment Sainte-Hélène. Il rassemble ainsi de la matière, pour peut-être un nouveau volume de la trilogie.