Archive d’étiquettes pour : Café

Isabella Breier | Käuzchen, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Isabella Breier | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Isabella Breier : Une réponse nécessairement écourtée : avec un peu de chance, la littérature est en mesure – certes dans le cadre de ses possibilités (limitées) comme « art », comme une certaine « forme symbolique » (Cassirer) – de transmettre aux personnes qui l’acceptent la complexité et la beauté des structures linguistiques. En outre, elle peut amener les lecteurs à « associer par la pensée » différents aspects, niveaux ou couches de nos réalités, à percevoir diverses relations et peut-être à vouloir mieux les comprendre, au-delà de l’œuvre en elle-même.

Quelle signification les cafés ont-ils pour toi ?
IB : Déjà en tant qu’élève, j’aimais passer du temps dans les cafés. À Wels, où j’ai passé ma jeunesse, j’adorais les fréquenter avec ma meilleure amie. Nous passions des heures à notre table dans le recoin, à siroter du thé noir et à discuter de tout et n’importe quoi, et surtout de nous-mêmes. En outre, je participais à une sorte de rendez-vous récurrent : un groupe d’adolescents amis qui fréquentaient différents lycées ou autres institutions, ce qui nécessitait de comparer les emplois du temps respectifs afin de trouver un rendez-vous commun. Il ne fallait pas manquer les tournées d’école buissonnière qui avaient lieu dans le plus beau café de la ville.
Même en tant qu’étudiante ayant déménagé à Vienne, bavarder et jouer aux cartes dans des cafés ou des bistrots (si possible bon marché) avant, entre ou après les cours faisait partie du quotidien.

Où te sens-tu chez toi ?
IB : Je me sens chez moi par exemple à Vienne, dans le nord du Waldviertel, ou dans le sud du Mexique (Oaxaca), et souvent aussi en déplacement, dès que j’ai l’impression de connaître un peu un endroit qui m’était jusqu’alors encore totalement étranger, et que je m’imagine qu’une « familiarité » s’est développée. Je ne souffre guère du mal du pays, mais bien plus souvent de l’éloignement. (Certes, il faut que je m’assure constamment que mes proches vont bien. Mais – avouons-le ! – j’aime beaucoup voyager seule). En tout cas, ce dont j’ai besoin – partout – pour être « chez moi », c’est d’un espace de repli (temporaire) pour moi-même.

 

BIO

Née en 1976 à Gmünd (Autriche), études de philosophie et germanistique et doctorat en philosophie à l’Université de Vienne (2005 : thèse sur Cassirer et Wittgenstein). Collaboration avec des organisations socialistes et des initiatives féministes. En 2000, naissance de sa fille Hannah Medea. Enseignante d’allemand en tant que langue étrangère et seconde langue. Séjours réguliers dans le sud du Mexique.

http://www.literaturport.de/Isabella.Breier/

Dernières publications littéraires
– DesertLotusNest. Anmerkungen zur „Poetik des Phönix“. Bibliothek der Provinz. 2017
– mir kommt die Hand der Stunde auf meiner Brust so ungelegen, (…)
(Lyrik). fabrik.transit 2019
– Grapefruits oder Vom großen Ganzen (Groteske). fabrik.transit 2022/2023

Guillaume Métayer | Le Select Montparnasse, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Guillaume Métayer

 

Au café Select

Je suis à la terrasse du Sélect, il est tard, très tard, quand je crois voir passer une petite machine à coudre sur le sol. Elle est toute ronde et minuscule, pas plus grande qu’un biceps de petit frimeur. Ce muscle passe, comme si de rien n’était, au rythme régulier d’une fermeture éclair, d’une voiture électrique, sans dévier jamais. La régularité est sa formule magique d’invisibilité. Sa politique de l’autruche. De temps en temps le zip s’arrête, puis il repart soudain et pourtant sans sursaut. La couturière attentive, concentrée sur son ouvrage, suture en silence quelque chose sous les tables, répare sans doute un morceau du monde en sourdine. L’auto miniature se fige puis redémarre comme si elle s’était remontée toute seule. Elle semble aussi erratique que régulière, comme si son mécanisme était détraqué. Mais elle n’a pas du tout l’air cassée. Elle est toute lisse, au contraire, d’un parfait gris clair tout uni. Une atmosphère de calme et de sérénité se dégage de ses allers-venues alertes et ponctuelles. J’imagine qu’en suivant un à un, de pied de chaise en pied de chaise, les grains du risotto aux langoustines, le mégot noir d’une frite trop cuite, une miette de pain, elle dessine quelque chose qui est visible d’en haut. Elle fait son travail d’éboueuse discrète comme un aspirateur automatisé, et je suis fier de l’avoir aperçue, entre robot et rabot. Paris est encore plein de ces menus événements et émerveillements, de ces petits scandales sur lesquels on n’ouvre qu’à moitié les yeux, comme un chat fatigué. Ce matin, j’étais déjà là, dans mon café préféré : chasseur à la retraite, l’angora du patron allait de table en table par les chapelières. L’ogre, à cette heure, doit paillarder dans quelque étage céleste de ce conte de fée, le café. Il ne prête aucune attention à cette proie potentielle, à ce petit Poucet qui vogue de miette en miette pour figurer une Grande Ourse dont j’essaye sans y croire de suivre le fil somnolent.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Guillaume Métayer : Tout, plusieurs fois. Le monde donc : le faire et le refaire, sans arrêt. Mais c’est un tout pluriel et conditionnel, ce qui le rend supportable.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
GM : Ils me font un peu peur, comme des sables mouvants, la peur de ne plus savoir son chez-soi. Si bien que je ne les fréquente pas tant que sans doute je le devrais. Bien sûr, je prends des cafés avec mes amis, mes collègues, mais je n’ai pas trop l’habitude de travailler au café. J’aime bien le Select parce que son chic sans âge instaure comme un non-temps, la gentillesse de ses serveurs et l’absence de musique un non-lieu. Je me sens protégé par l’intemporel.

Où te sens-tu chez toi ?
GM : Dans certains métros, à certaines saisons. Je m’assois et j’attends que la rame sorte de terre et qu’elle revienne surplomber la Seine, côtoyer les balcons haussmanniens… Je tourne la tête pile au moment où entre les dents de la chance de deux immeubles apparaît la silhouette du Taj Mahal de Montmartre. Le parfum bon marché qui traîne dans l’air me rappelle les dimanches de mon adolescence. Rien n’est plus confortable alors qu’un strapontin.

 

BIO

Guillaume Métayer est poète, traducteur et historien de la littérature. Son dernier recueil de poèmes, Mains positives, vient de paraître à la Rumeur libre éditions (2024). Ses textes ont été traduits dans une douzaine de langues. Il porte nombre de voix centre-européennes en français, tant de poètes contemporains, tels István Kemény, Aleš Šteger, Krisztina Tóth ou Andreas Unterweger, que romantiques et modernes, comme Attila József, Ágnes Nemes Nagy, Sándor Petőfi ou encore les poèmes de Friedrich Nietzsche et d’Arthur Schopenhauer. 

Philippe Remy-Wilkin | Le Relais Saint-Job, Bruxelles

Photo : Alain Barbero | Texte : Philippe Remy-Wilkin

 

Le Relais de Saint-Job est mon lieu de rencontre et de suspension du temps idéal, d’autant qu’il caresse le centre de mon village, la place Saint-Job, cette merveille de sérénité et d’ancrage en pleine ville, mon Montmartre à moi et à bien d’autres, ce paradis des artistes et des bobos, avec son église, ses écoles, sa friterie et ses enseignes gastronomiques. Comme une extension de mon Home sweet home, situé à 100 mètres, un endroit à mi-chemin, et comme un sas, entre l’identité et l’altérité.
Je voue ma vie à l’Histoire et aux histoires, et elles affluent dans cet ancien relais de poste, elles courent le long de ses poutres, de ses boiseries, de son carrelage, de ses tables. Qui plus est, le Relais me ressemble ou résume mes aspirations, les métaphorisent. Les délices du temps jadis mais la modernité et l’éclectisme, l’exigence mais la fidélité et le confort. Le personnel convivial qu’on aime retrouver, le bar à l’arrière, et ses tables hautes, ses tabourets, sa salle de réception, le service-traiteur, la terrasse à front de place et cette autre sur les toits. Les produits frais renouvelés mais mon éternelle connexion au filet de bar ou au coquelet à l’estragon.
J’y ai entrevu des stars (Paul Van Himst), déjeuné ou soupé avec des personnalités (Jacques De Decker, Albert-André Lheureux, Joëlle Maison, Jean-Marc Rigaux, Maxime Benoît-Jeannin, etc.), des parents, des amis, des camarades. On y a fêté des retraites et des lancements de projets, des anniversaires et des retrouvailles.
Et ce Relais divin est ouvert 7 jours sur 7, on y est accueilli à toute heure depuis midi. Une cuisine de brasserie mais sophistiquée, très bien notée, à l’image de notre commune du sud de Bruxelles, qui préfère la qualité « sans esbrouffe » aux aléas des modes et démodes.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Philippe Remy-Wilkin : La littérature m’est toujours apparue comme une voie de sur-vie. Le réel n’est qu’une apparence parmi d’autres, autant choisir les mondes où l’on se balade, les compagnons qui s’y faufileront. Rien n’existe pleinement sans une mise en récit, une intensification, une métaphorisation.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
PRW : Les cafés et les restaurants sont pour moi des lieux de suspension du temps et de rencontre, loin du travail et des aléas de la vie. Ils doivent offrir un décor, une atmosphère propices à un bien-être maximalisé.

Où te sens-tu chez toi ?
PRW : D’abord, dans mon bureau d’auteur, au 4e des 4 niveaux de notre demeure, isolé, au milieu de mes livres et de ma documentation, glissant parfois les yeux vers le plateau verdoyant qui surplombe ma rue, sa venelle mystérieuse et sa bâtisse en contrehaut, où j’entrevois l’ombre des Bates. Ensuite, quelques lieux extérieurs me renvoient une douce impression d’adéquation, vécue en couple nécessairement, à Bruges, Damme, Linkebeek ou Beersel, au Coq ou à Tournai, à Saint-Véran ou à Bonneval.

 

BIO

Philippe Remy-Wilkin, né à Bruxelles lors d’une pause familiale entre des années africaines et hennuyères, navigue entre appétit du grand large et attraction des racines. Après des études philologiques, il organise sa vie autour de l’écriture, se partageant entre la création et la médiation (19 livres et plus de 400 articles publiés à ce jour). En 2024, il quitte ses chroniques radiophoniques pour devenir éditeur, sollicité par Edern éditions, qui entend révolutionner les pratiques en cours. http://philipperemywilkin.com

Rhea Krčmářová | Dorotheum Café, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Rhea Krčmářová | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Une fois / une découverte lors de recherches pour un livre / un endroit reposant avec peu de touristes / un regard / sur des objets précieux à vendre aux enchères / sur des impressions de l’artiste Kumpf et / sur la vitrine à gâteaux / où se trouvait autrefois un couvent / Bohdana rencontre Dorothea / dans l’héritage impérial / un cadeau de Dieu dans le cadeau de Dieu

Deux fois / assis à l’intérieur et au-dessus d’un décor artistique changeant / des scintillements achetables / presque occultes au-dessus des toits de la ville / dans le bureau des cessions et des requêtes / parmi les pauses des collectionneurs / les salles des enchères hautes sous plafond / peut-être des bijoux de chanteuses décédées prématurément / ou dans la cour vitrée de rares objets asiatiques / et sur la galerie / pas de prix d’appel record pour / l’annonce de talents impériaux en pâtisserie  

Adjugé / des restes d’adrénaline / qui retombent / sur les chasseurs d’antiquités et sur Madame Sensalin / chargée de catalogues et avide de bouquiner / un pari / sur ce qui va rester / et une enchère minimale de vingt-sept spécialités de café / je n’en bois pas une seule / moi l’amatrice de thé dans le temple du café / alors ici aussi / rien de vraiment nouveau

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Rhea Krčmářová : La littérature peut : montrer de nouvelles perspectives / remettre en question ses propres croyances, convictions, narrations / divertir / être un refuge / ravir avec de belles phrases / faire germer des questions au plus profond de soi / trouver des mots pour quelque chose dont on ne savait même pas qu’il sommeillait en nous

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RK: Les cafés sont parfois appelés home outside the home. En tant que personne qui a besoin de calme pour écrire, ce ne sont pas des lieux d’écriture pour moi, plutôt des salons délocalisés, pour des interviews et des rencontres pour mes recherches, pour des réunions de relecture et comme lieux de transition avec un ordinateur portable et un livre. J’aime visiter des lieux que je ne connais pas encore et partager ensuite mes découvertes avec des amis – comme le Café Dorotheum, où je suis allée à plusieurs reprises ces derniers mois.

Où te sens-tu chez toi ?
RK: Pour moi, la maison est moins un lieu physique que la présence de personnes avec lesquelles je peux rire et discuter, qui m’inspirent et me mettent au défi, avec lesquelles je m’ouvre. En ce sens, je suis un peu chez moi partout et nulle part…

 

BIO

Rhea Krčmářová (Krtch-mar-cho-va) est auteure et artiste trasmédiale. Viennoise d’origine pragoise, elle a étudié le chant, l’art dramatique et le théâtre et est diplômée en arts du langage. Elle a reçu de nombreux prix et bourses, récemment une bourse de projet du BMKK (Ministère autrichien de l’Art et de la Culture), une bourse pour le jubilé de LiterarMechana et une bourse de travail de la ville de Vienne. 2023 Dramalab des Wiener Wortstaetten. Rhea écrit de la prose, des textes de théâtre, des libretti, des essais et de la poésie (notamment sur Instagram) et expérimente l’art transmédial, la vidéopoésie, la broderie, la performance et l’art du livre. Son nouveau roman MONSTROSA (chez Kremayr & Scheriau) est paru en septembre, et son premier recueil de poèmes paraîtra en 2024 (chez Limbus).

 

 

 

Peter Hodina | Pasticceria Duca D’Este, Ferrare

Photo : Alain Barbero | Texte : Peter Hodina | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

C’est plus par hasard que nous avons choisi la Pasticceria Duca D’Este, ici à Ferrare : l’averse nous y a poussés. À part nous, il n’y a personne pendant l’heure de la sieste : c’est d’autant plus facile de parler, de se mettre en scène et de prendre des photos. Le décor sans clients a quelque chose de direct, presque brutal. Même ma façon de m’asseoir ici, en buvant une bière brune après l’autre, n’est pas feinte, n’est pas posée. Ou alors j’ai été placé là, comme je suis fondamentalement. Quand je vais seul dans les cafés, c’est toujours entre deux et de manière imprévue. 

Mais si nous regardons par la fenêtre, un de mes monuments préférés apparaît immédiatement sous nos yeux : le Castello Estense, entouré de ses douves, qui servait de résidence aux ducs de Ferrare, ce à quoi fait allusion le nom de notre café. Cet imposant édifice se retrouve notamment sur les toiles de Giorgio de Chirico, le principal représentant de la Peinture métaphysique.

J’aime me promener le soir autour de ces murs rouges et je ne peux pas m’empêcher d’être ébahi. C’est pour moi le symbole de la persévérance erratique à travers le temps. Je veux m’inspirer de cette construction pour une œuvre personnelle : c’est le symbole de mon futur livre philosophique, autour duquel je tourne. Je lève les yeux vers l’horloge de la tour pour voir l’heure qu’il est pour moi. Charles Dickens n’aimait pas le Castello, qu’il appelait « une ville sombre et ténébreuse à elle seule ». Le monument dédié à Savonarole, né à Ferrare en 1452, parachève cette impression. 

J’ai fait récemment un rêve dans lequel le duc Borso d’Este, qui n’a pas eu d’enfants, m’a dit : « Ce que tu as apporté en toi d’oppressant, ta vieille rengaine ne compte pas ici dans le rayon d’action de mon sceptre. Tu peux l’appeler utopie, après coup. Jamais un souverain ne s’est senti plus à l’aise dans son oeuvre ».

Sur le parvis se trouve un vieux canon sur lequel je grimpais déjà à l’âge de douze ans pour constater qu’il était obstrué à l’avant. À l’époque, j’avais aussi très envie d’arracher l’une des boules en pierre du pavé, comme s’il s’agissait d’une friandise très spéciale. Aujourd’hui encore, j’ai le même appétit pour elles, mais je me contente de les photographier.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ? 
Peter Hodina : Tout et rien à la fois. Et beaucoup de choses entre ces deux positions. Je voudrais répondre à cette question sans modestie et de manière beaucoup plus optimiste que d’habitude. L’Autriche sans Thomas Bernhard ne serait pas la même. 
Peut-être a-t-elle aussi entravé des monstres potentiels de telle manière que nous n’avons jamais rien su d’eux. Ainsi, la littérature pourrait avoir neutralisé des forces destructrices. Elles auraient alors pris le rôle de lecteur plutôt que d’auteur. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ? 
PH : Ils n’en ont pas vraiment. Je ne me mettrais jamais dans mon café habituel avec mon ordinateur portable, à la vue de tous, pour montrer que je travaille. D’ailleurs, je n’ai même pas de café habituel. 

Où te sens-tu chez toi ? 
PH : Là où l’abattage d’un arbre ou la démolition d’une vieille maison me touchent personnellement. Là où je reste éveillé de nombreuses heures la nuit pour reconstruire ce qui a été perdu en moi. Je peux passer le reste de ma vie attristé par l’élimination, après des décennies, d’une racine sur un chemin forestier que je devais enjamber avec ma grand-mère quand j’étais enfant. Ou de l’élimination de cet arbre dont les branches avaient recouvert un panneau d’interdiction de circuler, qui clignait comme la paupière d’un œil en écorce.

 

BIO

Né le jour de l’an 1963, Peter Hodina vit à Salzbourg, Berlin, Silberwald et Vienne. 
Publications de livres : 
Steine und Bausteine 1-3, Berlin: Avinus, 2009-2014. 
Sternschnuppen über Hyrkanien, St. Wolfgang/Wien: Edition Art Science, 2012. 
Spalier der Farne. Notate, Wien: Fabrik.Transit, 2022.

Muriel Augry | Les Éditeurs, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Muriel Augry

 

Saint-Germain des Prés, le Boul’Mich, ce sont inévitablement les quartiers des années de l’Université, des journées aussi folles que studieuses, aussi studieuses que folles… des années de rencontres, de découvertes d’un ailleurs, d’un autre.
C’est la boulimie des livres, des heures passées en bibliothèque et puis le diabolo menthe à la sortie, à l’angle d’une table pour y laisser s’épanouir le Livre en plein centre.
«  Les Éditeurs », un café au nom qui fait rêver. Etre éditée, être lue… Depuis mes huit ans, dans mon école primaire de la banlieue parisienne, un désir d’aligner les mots, de les coucher sur le papier, désir encouragé par l’institutrice qui me récompensait par un livre lorsque j’avais fini, avant les autres élèves, le devoir demandé. Désir grandissant de les faire vivre ensuite, de les offrir en partage,  de les faire prendre leur envol.
Des années plus tard, Paris, lieu des réunions professionnelles, des rendez-vous familiaux. La capitale à la croisée de tant de chemins. Que de lieux visités, de pays parcourus, d’est en ouest, du nord au sud. L’aéroport espace d’attentes, le café espace de rencontres…
Être à Paris, si entourée et si seule, combiner les contraires. Vivre entre une passion et une autre. Refuser la monotonie et écrire. Écrire.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Muriel Augry : J’aimerais dire que la littérature peut tout. Je voudrais y croire. Mais cela dépend de la relation que nous avons à son égard. Elle est pour moi un credo. Elle m’accompagne depuis toujours. Elle est une compagne fidèle qui ne me déçoit jamais. La littérature transmet un enseignement, la littérature nous invite à aiguiser notre esprit critique, la littérature distrait et nous convie au dépaysement spatial et temporel. Celui qui ne la fréquente pas a un manque dans son existence.

Quelle est l’importance des cafés pour toi?
MA : Ils sont d’une importance capitale pour moi. J’ai vécu, travaillé de nombreuses années à l’étranger et j’ai toujours recherché les cafés : ce lieu de pause dans une journée bien remplie, ce lieu de vie, désordonné. J’aime y aller de préférence seule et puis faire connaissance avec ma voisine, mon voisin de table. Je peux parfaitement m’y isoler, comme dans une bulle que je me crée. J’écris de courts textes dans les cafés, souvent de la poésie…

Où te sens-tu chez toi ?
MA : Je n’ai pas vraiment de chez-moi. Ou plutôt, j’ai de nombreux chez-moi. Ce sont les villes où j’ai habité en Europe, en Afrique. Où j’ai noué de belles amitiés. Où je me sens à l’aise. Je suis une héritière de Stendhal : Ubi bene, ibi patria. (La vraie patrie est celle où l ‘on rencontre le plus de gens qui nous ressemblent). Elle peut donc être ici ou là. Là où l’on sent le plus fortement des affinités du cœur et de l’esprit… et nous voici de retour à la littérature !

 

BIO

Muriel Augry a deux passions : les voyages et l’écriture. Elle vit actuellement à Paris, après avoir travaillé dans la diplomatie culturelle en Italie, au Maroc et en Roumanie et enseigné à l’Université de Turin. Elle a publié une dizaine de recueils poétiques en écho avec des artistes peintres. Elle a obtenu un prix de l’Académie française pour son essai Le cosmopolitisme dans les textes courts de Stendhal et Mérimée et le prix Vénus Khoury Ghata de la Poésie illustrée pour le Beau livre Les lignes de l’attente. 

Elke Steiner | Brixton House, Bratislava

Photo : Alain Barbero | Texte : Elke Steiner | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

De l’autre côté

Échapper à la géométrie. De l’idée qu’une droite est la solution simple d’un calcul, comme calculer des poutres. Des poutres effrayantes comme étalon de toute chose, et réfléchissons un instant à la différence. Ce que l’on ressent quand on est mis à l’étroit par des limites, des barrières ou lorsque deux enfances plus tard, on prend simplement un ticket en disant : Bratislava, me voilà !
Trouver de nouvelles lignes, c’est dessiner à main levée, des liaisons sans calculs, comme des après-midi débordants entre deux villes, des liaisons ferroviaires sinueuses sans traverses, sans contrôles, comme une promesse de charme. Un voyage dans un passé commun, dans une beauté empreinte de prestance, ruelles baroques ou pavées, plus tard des poèmes.
Tracer des lignes de séparation comme des clôtures, fermer, défendre violemment et parler le langage de la division ou alors : déterminer d’autres positions. L’amour des lignes, comme l’amour des lignes de chemin de fer, presque un culte du train, et puis venir de toutes les directions. Boire du thé avec de la lavande et du miel.
Échapper à la géométrie. De l’idée que dans un coin (trois ! pays ! coin !), on est à l’étroit. Il serait sombre et anguleux, un espace limité, et la plus grande prudence serait de mise à chaque rapprochement et réfléchissons un instant à la différence. Ce que l’on ressent quand on est mis à l’étroit ou lorsque deux enfances plus tard, on copie le ciel, il n’y a pas de poutres.

Soutenu par le Land du Burgenland.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Elke Steiner : La littérature a sur moi un effet fortifiant à tous points de vue. Elle est un camp d’entraînement pour mon esprit, un bootcamp et parfois un spa. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
ES : Il n’y a pas de séjour dans une ville sans aller dans un café. J’aime découvrir de nouveaux cafés, mais j’adore aussi les vieux cafés viennois, le murmure et le cliquetis, les pâtisseries. Je me réserve souvent une à deux heures pour travailler sur un texte, cela fonctionne plutôt bien, à condition qu’il y ait devant moi une grande tranche de gâteau – idéalement avec beaucoup de mousse de sucre – et un allongé. En quelques minutes, l’assiette est vide, puis je plonge. 

Où te sens-tu chez toi ?
ES : Dans mes textes. J’entre par une porte invisible et je me déplace dans les pièces, là je suis seule et je peux tranquillement déplacer des meubles, rêver ou observer mes personnages.

 

BIO

Elke Steiner vit et travaille comme auteure, médiatrice littéraire et enseigne l’écriture dans le Burgenland et à Vienne. Elle est membre de l’association des auteures de Graz, du cercle littéraire Podium et de l’association professionnelle autrichienne des enseignants de l’écriture. Elle anime des ateliers d’écriture créative pour adultes et enfants.
Elle a publié de nombreux articles dans des revues littéraires, des anthologies et à la radio. Ses deux romans Über das Licht gedreht et Die Frau im Atelier sont parus en 2018 et 2021 aux éditions keiper. En automne 2024, le polar lyrique hast dein Federkleid gelöscht paraîtra aux Editions lex liszt 12.

Bessora | La Demeure Monceau, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Bessora

 

Marco Polo  et moi

Comme son nom ne l’indique pas, Marco Polo est un thé. Noir, vert ou blanc, il se sert dans les cafés, pour faire de vous un globe-trotteur immobile. Ses senteurs de fleurs, de fruits de Chine et du Tibet vous transforment en Émissaire Impérial en Asie Centrale. Comme Marco Polo, vous voilà ambassadeur du pape en Chine, Occident voyageur devant l’éternel et devant le Grand Khan Kubilaï.
Tout ça sans bouger le cul de votre chaise. 
Votre petit cul est bien au chaud dans les fauteuils rembourrés de La Demeure Monceau, Paris. Cette Demeure vous emmène dans un autre temps, dix-neuvième siècle celui-là, tonalités d’une maison bourgeoise où  Marco Polo pourrait déclamer ses récits de voyage. Seulement il est mort depuis 1324. 
Alors, hiver 2023,  vos mains se réchauffent au teapot vintage années 30s, regrettées années 1930, si photogéniques. Dans la théière infuse le marvellous fruity & flowery black tea, nostalgique de certaines époques et peut-être de certaines suprématies. Comment prendre la pause face au gentil photographe qui déploie ses meilleurs efforts pour vous portraiturer ? 
Se rappeler qu’autrefois, on aimait les cafés. 
Y retrouver le grand-père qui avait  l’habitude d’y jouer aux cartes, avec ses potes piliers de bar. C’étaient Le Dôme ou  la Bergerie, à côté du commerce des grands-parents. On buvait un Sinalco, un Grapillon ou un Rivella rouge.
Adolescente, c’était la Rhumerie, le fanta orange chimique qui changeait la couleur de la langue. Parfois, sociabilisation dans un boui-boui du Cap Lopez avec des amis qui se bourraient la gueule à l’alcool de riz ou au vin de palme. 
Plus tard, dans les cafés d’Occident de Marco Polo, des candides s’étonnent : tu ne bois pas ? Pouquoi… Tu es musulmane ?  
Non. 
On n’est rien du tout.  Mais celui qui ne boit pas ET dont la peau est trop brune est le suspect idéal de la dérive islamiste. Surtout quand il commande un tilleul. Trop bizarre. 
Et subrepticement, le café devient l’étendard de la civilisation contre la barbarie. Le barbare, c’est la gueule de métèque qui ne va pas au café et qui boit de la tisane.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ? 
Bessora : Pas grand chose, mais c’est mieux que rien du tout.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
B : Je n’aime plus tellement. Mais je ne les ai pas non plus totalement rayés de la carte. Ma grand-tante a  tenu un café-restaurant toute sa vie. Et je l’ai trop souvent retrouvée chez Nyfnegger à Lausanne pour que le motif « café » disparaisse de ma vie. D’autant qu’elle m’offrait des bonbons. Des Sugus. What else.  

Où te sens-tu chez toi ?
B : Où je suis.

 

BIO

Bessora publie depuis 25 ans en littérature, jeunesse, bande dessinée, et prête sa plume à des personnalités en témoignages et documents. Elle préside aussi le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC).
Son avant-dernier roman Les Orphelins (Lattès-Harper Collins) est traduit en allemand (Ihr werdet glücklich sein chez Peter Hammer Verlag). 
Dernier roman : Vous, les ancêtres  (Lattès, Harper Collins)
Best European Fiction 2016, English Pen 2016, Grand Prix Filiga d’Honneur 2022, Chevalier des Arts et des Lettres 2022, Prix Kourouma 2024, Prix Suisse de Littérature 2024. 

  

Simone Buchholz | Kurhaus, Hambourg

Photo : Alain Barbero | Texte : Simone Buchholz | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Peut-être que le Kurhaus est mon véritable chez-moi, ou peut-être que je ne suis qu’une sorte de meuble au Kurhaus, je ne le saurai certainement jamais, car ta maison ne te dit pas « au fait, je suis ta maison ! », et personne ne dit à un meuble « au fait, tu es un canapé ! ».
Ce qui plaide en faveur de mon chez-moi, c’est que je connais chaque recoin du bar, que je me fiche de savoir à quoi je ressemble quand je suis dans tel ou tel coin, qu’il y a peu d’endroits où je me sens autant aimée, et que mon père aimait beaucoup me rendre visite là-bas pour y boire et fumer avec moi en cachette, quand il le pouvait encore.
Ce qui plaide en faveur du meuble, c’est que je connais depuis plus de 25 ans la vue sur le petit carrefour devant le Kurhaus, et ce en toute saison, à toute heure, et par tous les temps (c’est idyllique quand il neige et que tout est calme, et aussi quand il fait 30 degrés et que Hambourg s’emballe joyeusement), et que je ne peux nulle part ailleurs être aussi agréablement invisible tout en étant simplement présente.
Peut-être que cela n’a pas d’importance de savoir ce que représente exactement le Kurhaus ou ce que je suis précisément, il n’y a pas tant de différence entre « se sentir quelque part chez soi » et « être un quelconque meuble quelque part ».

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Simone Buchholz : Libérer les pensées et ouvrir les cœurs, la littérature est un antifa international.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SB : Ils sont les seuls feux de camp que nous ayons encore.

Où te sens-tu chez toi ?
SB : En fait, dans tous les bons bars.

 

BIO

Simone Buchholz est née en 1972 à Hanau et a grandi dans le Spessart. En 1996, elle a déménagé à Hambourg à cause du temps. Ses romans paraissent aux éditions Suhrkamp, la série Chastity Riley a reçu de nombreux prix, notamment le Prix allemand du Roman policier et l’International Dagger Award. En septembre 2022, elle a publié Unsterblich sind nur die anderen.
Simone Buchholz vit à St. Pauli et écrit régulièrement la chronique Getränkemarkt dans le magazine SZ ainsi que des articles pour DIE ZEIT.

Regina Hilber | Bar Ariosto, Ferrare

Photo : Alain Barbero | Texte : Regina Hilber | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le tintement sourd des tasses à espresso aux parois épaisses sur le comptoir en marbre du bar Ariosto résonne en ce moment à mes oreilles, une tonalité qui ne peut produire ce son reconnaissable parmi tous que dans un bar italien. Les tasses sont en porcelaine ou en faïence épaisses. Le comptoir est toujours en marbre, le sol de l’établissement est recouvert de véritable terrazzo, le plan du bar allongé et étroit, le mur du fond avec les étagères pour les verres et les spiritueux recouvert de miroirs. Ce n’est qu’à ce moment-là que le bar italien, où l’on reste debout au comptoir, est traversé par ce son sourd. Pour s’attarder, il y a les petites tables à l’extérieur, avec les sommités du coin.
Déposer sa tasse à espresso sur le comptoir en marbre avec un son fort et sourd contrebalancé par le ton clair et lumineux de la cuillère à espresso sur la soucoupe, tandis que le barista fait déjà claquer bruyamment les sous-tasses suivantes sur le comptoir de marbre. Peut-être que l’air doit aussi vibrer sous l’effet de la chaleur, comme ici à Ferrare un après-midi d’août, juste avant que l’orage quotidien ne vienne apporter son lot d’humidité. Je ne peux alors m’empêcher d’adorer le chant des cigales, à trois heures de l’après-midi, assise sous le portique du palais regardant l’étendue s’offrant à moi vers la Piazza Ariosto, alors que le beau terrazzo n’est jamais exempt de déchets. Le parfum des pins masque ce petit défaut esthétique, le gomme. Pas un défaut qui ne soit compensé par une autre beauté. Les grands fils de Ferrare – l’épopée médiévale en vers de Ludovico Ariosto, le Roland furieux, et le roman italien du siècle de Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi-Contini , résonnent doucement entre les stridulations assourdissantes des cigales. Des cirrus ? De la fumée de cigare du Signore à la petite table en face, avec sa Bugatti trônant et étalant sa puissance. Un Roland furieux, fou de vitesse !

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Regina Hilber : Je ne sais pas quelle attirance est la plus forte – est-ce la littérature (ou les expériences de lecture) qui m’amène à des lieux spécifiques, ou est-ce que certains lieux me conduisent à une littérature spécifique. Les deux sont possibles et les deux impulsions se retrouvent dans mes essais, dans lesquels les topographies sont remixées avec des inputs. C’est comme avec le poème apopempticon et son pendant le propempticon : qu’est-ce qui était en premier ? Le poème d’adieu de celui qui part à ceux qui restent, ou inversement, le poème de celui qui reste à celui qui part, celui qui se retire ? C’est de celui qui part qu’émane l’intention. Il sait en général avant ceux qui, debout sur une rive, sont tenus d’observer le départ de celui qui s’en va au loin. À Ferrare, on n’a pas l’intention de faire des poèmes homériques – l’Antiquité, c’était hier – et ce qui se trouve maintenant au centre de l’attention, consciemment ou par hasard, ou ce qui se traîne dans les nids de poule et les flaques d’eau sur les routes secondaires, prend place à côté de Lucrèce Borgia, la future duchesse de Ferrare. Giorgio de Chirico et Filippo de Pisis n’habitent pas seulement dans des musées, de Pisis orne également les salles d’attente des histoires ferraraises de Bassani.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
RH : Un capo in B, un aperitivo, les passerelles sont ouvertes : debout à l’intérieur (travail, politique, réseautage), ou assise à l’extérieur (sommités et dolce vita) – peu importe que ce soit à Milan, Trieste, Naples ou Ferrare – on trouve toujours du mouvement dans un bar italien, qui n’est jamais un îlot statique pour le plaisir du café.

Où te sens-tu chez toi ?
RH : Ma maison, c’est mon corps. Je le suis partout.

 


BIO

Née en 1970, Regina Hilber est à l’aise dans de nombreuses langues et vit à Vienne en tant qu’auteure indépendante. Sont parus dernièrement son recueil d’essais Am Rande – Zwischenaufnahmen aus der Mitte Europas (2024) et son recueil de poèmes Super Songs Delight (2022).