Archive d’étiquettes pour : Café

François Debluë | Brasserie La Coupole 1912, Vevey (Suisse)

Photo : Alain Barbero | Texte : François Debluë

 

À la table voisine

 

À la table voisine de la mienne, ce matin, un jeune couple refait non pas le monde, mais sa propre vie de couple, en un moment où elle pourrait bien se défaire.
Je le devine au ton de l’échange, aux arguments qui parviennent par bribes jusqu’à moi.
Je ne tends pas l’oreille, je ne voudrais pas être indiscret, mais enfin l’établissement est de taille modeste, les tables sont proches les unes des autres et tous deux parlent assez fort pour qu’ils m’empêchent de lire les pages que je voudrais lire : «  – Moi, dit-il, je suis prêt à… – Tu comprends que…, réplique-t-elle – Ouais, mais je n’ai pas le choix… – Et moi, je ne veux pas te mentir… »
Les détails se perdent dans la rumeur alentour et l’on reprend sa lecture ou l’on feint de la reprendre.

À une autre table, une femme seule, la trentaine, fait la navette entre son ordinateur et son téléphone portable.
Le masculin du couple, entre temps, a monté le ton. Il parle maintenant du beurre et de l’argent du beurre.
Plus loin, deux femmes, face à face, séparées par l’écran de leurs ordis, ne disent mot, chacune plongée dans son propre monde et sa tasse de thé.
Juste à ma droite, un homme seul se gratte le nez et médite en silence, un journal replié devant lui, dont la lecture l’aura accablé, à moins qu’il ne l’ait pas encore entamée.

Voilà bien ce que nous offrent les cafés du monde et celui-ci en particulier, ce matin : des fragments de vies vivantes, des échanges, des rencontres ou des échantillons de cruelles solitudes.

L’heure du café, c’est cela aussi : le temps de se poser, celui de reprendre les forces nécessaires à la poursuite des grandes et petites manœuvres du jour.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
François Debluë : Elle sait assez son impuissance face au mal, face à la violence, à l’injustice.
Elle a cependant le devoir, parfois, de témoigner.
Je travaille en ce moment à des Poèmes par temps de guerre, après avoir publié naguère Trente-trois poèmes par temps de pandémie. Je sais bien ce qu’il y a de dérisoire à semblable démarche. Mais ai-je le choix ? J’aurais mauvaise conscience de mon silence, plus que je n’en éprouve à écrire ces pages.
Reste qu’il m’arrive aussi bien de dire la beauté du monde, la beauté de la relation humaine, la beauté d’une œuvre d’art…

C’est là une démarche, non pas une théorie de la littérature.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FB : Je les fréquente occasionnellement. Par gourmandise. Mais aussi par goût de la proximité des hommes et des femmes alentour. Je les observe, je les écoute…
Contrairement au Georges Haldas de La légende des Cafés , qui écrivait quasi exclusivement dans les cafés, je n’y écris guère. Je préfère la cellule de mon domicile, à l’abri du bruit et des regards et au milieu de mes livres. 

Où te sens-tu chez toi ?
FB : Chez moi. Mais aussi dans le théâtre du monde, dans les librairies, dans les salles de concert et de spectacle.

 

BIO

François Debluë est né près de Lausanne (Suisse), en 1950. Il a publié des proses, des récits, des réflexions et nombre de recueils poétiques. Parmi ses publications : Conversation avec RembrandtPour une part d’enfance (poèmes, dont un extrait a été traduit en allemand par Yla von Dach pour la revue viceversa 17, Rotpunktverlag Zürich, 2023), La seconde mort de Lazare, Prix suisse de littérature en 2020 ou Le livre des reflets et des ombres. Dans la traduction d’Yla von Dach est également paru le récit Troubles Fêtes (L’Age d’Homme, 1989 – Jubel Trubel, Benziger, Zürich 1993.) L’auteur représente la Suisse francophone dans plusieurs jurys en France. L’ensemble de son œuvre a été couronné par les Prix Schiller et Edouard Rod.

 

Natacha Henry | Les Bancs Publics, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Natacha Henry

 

Téméraire, la rue de Nantes fait la jonction entre la grande avenue de Flandre et le gentil canal de l’Ourcq. On est du côté modeste du XIXème arrondissement de Paris, avec ses hautes tours, ses points relais pour téléphones recyclés, le fast-food Chicken’s King et son intrigante apostrophe. Au bord du canal siège Les Bancs publics, café-restaurant de quartier. Pendant des années, on ne voyait rien de l’intérieur. Un beau matin, ils ont fait d’ambitieux travaux, installé d’immenses baies vitrées. Boboïsation, peut-être. Il y a cent ans, sur ce même bras d’eau, les péniches ouvrières véhiculaient charbon et tonnes de briques. L’on entendait fulminer les abattoirs. Les hommes ployaient sous le poids des carcasses, les femmes s’abîmaient les yeux à trier les soies des porcs pour en faire des brosses à cheveux. De nos jours, on cause ici spectacle vivant et tiers-lieux ouverts sur la Petite Ceinture. Il y a du punch dans des bocaux, du Viognier bio, un menu à la craie. Avec Alain Barbero, on a squatté pendant des heures. À partager un café crème et un cappuccino, à parler beaux livres et capitales européennes, à observer que, le télétravail n’empêchant pas le travail, les autres clients s’étaient peu à peu volatilisés. Sur l’eau dorée du canal, un cygne blanc voguait vers la place Stalingrad. 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ? 
Natacha Henry : En littérature jeunesse, où j’ai publié mes derniers livres, on peut faire beaucoup. J’écris sur des personnages qui ont tout donné, jeunes, pour que leurs ambitions deviennent réalité. Marie et Bronia (sur la jeunesse de Marie Curie), Rosa Bonheur l’audacieuse*… Des modèles ! Un élève m’a dit récemment : « Je n’avais jamais lu de livre avant que la prof ne nous oblige à lire le vôtre, et je l’ai fini en une nuit ». Ça, c’est immense. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
NH : Le café, c’est la liberté. Ça date du lycée, on filait après les cours au Café des Arts. On prenait un déca, le truc le moins cher, et ce mot « déca » qui sonnait adulte. Assises près du juke box, on mettait Je ne t’écrirai plus de Claude Barzotti. Les garçons jouaient au flipper. Mon amie annonçait d’un air grave : « Je suis sûre qu’il va lui réécrire quand même ». Dans cette chanson, cette phrase terrible, « la tempête a cessé, j’ai fini de t’aimer ». Ça alors, pensais-je à quinze ans, peut-on finir d’aimer quelqu’un ? 

Où te sens-tu chez toi ?
NH : Chez moi, ce sont les lieux avec lesquels j’ai des liens au long court : la gare du Nord, le terminal 2D à Roissy, le bassin de la Villette, Southbank à Londres, un bar à Florence, un café en Espagne, n’importe quelle bibliothèque, la plupart des théâtres, des librairies, des forêts et des piscines.

*Tous deux chez Albin Michel Jeunesse.

 

BIO

Natacha Henry a compris assez tôt qu’il lui faudrait faire œuvre utile pour se donner une constance. Diplômée de Paris IV Sorbonne et de la London School of Economics, elle a publié douze livres, essais, biographies, romans jeunesse. Ils vantent tous les mérites de l’optimisme et de la solidarité. En même temps, consultante internationale auprès du Conseil de l’Europe sur les questions sexistes, elle a trouvé sa place dans un monde cosmopolite, féministe et éclairé. Site : natachahenry.com

Erwin & Johanna Uhrmann | Café Stein, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Erwin & Johanna Uhrmann | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet   

 

Peut-on vraiment travailler sur des textes dans des cafés ? Impossible. Se rencontrer, bavarder, boire trop de café noir ou de thé, oui. Mais travailler ? Non. Tout au plus répondre à un e-mail, prendre quelques notes, faire semblant de feuilleter un livre sur lequel on ne peut de toute façon pas se concentrer en raison du bruit, ou écouter les conversations indiscrètes des voisins.  
Bien sûr, Vienne est la ville de la littérature de café. Ce qui est étonnant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un phénomène historique de la fin du siècle ou de l’après-guerre. Il y a toujours quelqu’un assis quelque part qui tape la tête baissée sur son clavier voire qui écrit à la main. Certains aiment ça ? Grand bien leur fasse  !
Ce qu’il y a de plus beau dans les cafés viennois n’a cependant rien à voir avec l’écriture, ou peut-être que si, d’une certaine manière. Il s’agit tout simplement d’un phénomène, qui semble s’y produire automatiquement et qui fait que l’on a tendance à oublier le temps, même en pleine journée. Un phénomène qui nous frappe généralement après minuit, que la science appelle Mind after Midnight, et qui, dans le meilleur des cas, naît d’une certaine euphorie face au quotidien ou du rationnel qui s’estompe. En plein milieu de la journée. On se fiche alors soudain d’être en retard à un quelconque autre rendez-vous. Il y a encore tant de choses à se dire. Les conversations deviennent soudain elles-mêmes de la littérature. On peut s’enraciner, entre 13 et 16 heures (et non pas, comme le chante Rainhard Fendrich, « entre une et quatre heures » – en référence à l’heure précédant le lever du soleil). Tout cela se passe sans aucune ivresse. Deux doubles expressos, un soda citron ou un thé vert suffisent. C’est pourquoi l’intérieur d’un café est toujours préférable à l’extérieur. C’est comme monter à bord d’un vaisseau spatial qui glisse à travers la nuit éternelle. Cette description s’applique parfaitement au Café Stein qui, contrairement à de nombreux autres cafés, est ouvert jusque tard dans la nuit. À la table à droite de l’escalier, dans le coin, se trouve le pont. Nous avons pu nous en rendre compte nous-mêmes une fois à une heure très tardive. 

 

 


Interview des auteur(e)s

Que peut la littérature ?
Erwin & Johanna Uhrmann : La littérature peut à peu près tout. Surtout lorsqu’elle se présente en grand nombre. Une bibliothèque pleine, par exemple, est un monde complexe. Deux étagères pleines constituent déjà deux mondes complexes. Un appartement entier rempli de livres, ou même une bibliothèque, est un vaste enchevêtrement de mondes. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi/vous ?
EU & JU : On apprend à apprécier les cafés en visitant des endroits où il n’y en a pas. Si l’on est assis dans un café où l’on reçoit l’addition dès que l’on a été servi, il est clair que l’on doit s’en aller après avoir terminé son verre – et qu’on n’aura pas le sentiment qu’il s’agit d’un espace sans contraintes. Il va de soi que l’on doit consommer dans un café. Mais on finit aussi par l’oublier. Tout comme on oublie, en se promenant, que chaque mètre carré est occupé par quelqu’un. Dans les cafés aussi, on oublie le monde où prime la propriété et on considère l’espace comme un bien commun. 

Où te sens-tu toi / Où vous sentez-vous chez vous ?
EU & JU : Chez soi est une notion qui s’étend constamment à partir d’un point. Nous sommes chez nous dans notre appartement à Vienne, devant les tableaux de Michaela Mück ou d’Oswald Tschirtner, dans une maison de Frank Lloyd Wright, dans les ruelles de Ribe, sur le marché aux choux à Brno, et souvent aussi dans les livres.

 

BIO

Erwin Uhrmann est auteur, éditeur, rédacteur et vit à Vienne. Il a publié les romans Der lange Nachkrieg, Glauber Rocha, Ich bin die Zukunft, Toko, Zeitalter ohne Bedürfnisse, les recueils de poésie Nocturnes et Abglanz Rakete Nebel ainsi que le recueil K.O.P.F. – Kartografisch Orientierte Passagen Fragmente, en collaboration avec Karlheinz Essl. Depuis 2016, il est éditeur de la série de poésies Limbus Lyrik, et depuis 2021, rédacteur littéraire au Spectrum du quotidien Die Presse.  www.erwinuhrmann.com
Johanna Uhrmann est graphiste, photographe, historienne de l’art et vit à Vienne. Elle a notamment publié un livre scientifique sur l’architecte viennois Anton Valentin et conçoit des catalogues et des livres d’art pour des musées ainsi que des ouvrages spécialisés et des magazines. Elle aime l’architecture et les voyages. www.johannauhrmann.at
Johanna et Erwin Uhrmann écrivent ensemble des livres de voyage. 

Ana Marwan | Zum Schwarzen Flamingo, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Ana Marwan | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Au café Au flamant noir

Bien sûr, le nom est important. Souvent, la rose a une odeur différente lorsqu’elle s’appelle flamant noir.
Je suppose que le fait d’être rose aide beaucoup le vrai flamant rose à être populaire auprès des gens. Car on est rarement rose. Mais il est encore plus rare qu’un flamant soit noir. C’est très rare, bien que le noir soit une couleur animale courante.
Il est également rare de trouver un café cool, qui est rarement fréquenté. La première fois que je suis allée au Flamingo noir, il était vide. Maintenant, il est plein de couleurs. Rose, pourrait-on dire.
Au Schwarzer Flamingo, on n’est pas censé se faire photographier si on est un mouton rose. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Ana Marwan : Elle me convainc toujours que le monde n’est pas désert et vide, et que nous avons tous un noyau commun qui est tout simplement humain. Et un peu flamant rose.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AM : Les cafés me murmurent à l’oreille que « tout va bien » lorsque j’y entre. Le monde reste dehors, sous la pluie ou dans la chaleur ou le froid, alors que nous sommes à l’abri. Il ne peut plus nous atteindre qu’à travers les journaux des cafés. Il est donc irréel, comme un flamant rose plié dans du papier. La seule chose qui puisse m’arriver, c’est que le serveur ou la serveuse ne tienne pas compte de ma tentative d’établir un contact visuel. Mais cela aussi doit être fait, même les flamants roses chient en noir et blanc. 

Où te sens-tu chez toi ?
AM : En fait, je me sens vite chez moi quelque part. Je laisse un renflement dans le siège et un cheveu sur le dossier, marquant ainsi mon territoire. J’adore les hôtels et les cafés – mes conquêtes du monde. 

 

BIO

Ana Marwan, a grandi à Ljubljana, où elle a étudié la littérature comparée. Depuis 2005, elle vit à Vienne et écrit en slovène et en allemand. Son premier roman, Der Kreis des Weberknechts, est paru chez Otto Müller Verlag en 2019. Pour son deuxième roman, Zabubljena (Beletrina, 2021 ; traduction allemande : Verpuppt, 2023), elle a reçu en Slovénie le prix de la critique Kritiško sito pour le meilleur livre de l’année 2021. Son histoire Wechselkröte a reçu le prix Bachmann en 2022. Depuis 2023, elle est rédactrice en chef de la revue Literatur und Kritik. 

Petra Ganglbauer | Café Dommayer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Petra Ganglbauer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

C’est ainsi que les choses passent,
A côté des représentations.
Tu les contemples comme il se doit
Dans l’alternance des saisons.
Que reste-t-il dans le silence ?

(De l’espace !)

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Petra Ganglbauer : La littérature nous ouvre le monde intérieur et extérieur et aiguise la conscience pour une perception plus précise de ce qui, pour nous les humains, est « compréhensible » (en référence à Arnold Schönberg).

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
PG : Les cafés sont des lieux intemporels qui permettent la proximité. Une proximité qui n’étouffe pas mais qui laisse une marge de manœuvre pour les processus intellectuels et psychiques.

Où te sens-tu chez toi ?
PG : Je me sens chez moi dans la nature, avec elle, avec tous les autres êtres et essences.

 

BIO

Petra Ganglbauer : née en 1958 à Graz, vit à Vienne.
Auteure, artiste radio, pédagogue de l’écriture. Travaux journalistiques.
Publications de poésie, de prose, d’essais, de pièces radiophoniques. Conceptions de projets intermédiaux. Conférences viennoises sur la littérature. A été présidente de l’assemblée des auteur(e)s de Graz et de l’association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture (BÖS)
Dernières publications : 
Lauergrenze, Mensch (Poésies, Limbus, 2023). Aschengeheimnis (Poésies, Edition Melos, 2023). Du oder Ich. Zu Maria Lassnig. In: Die wahren Bilder sind im Kopf (Dirigée par Edith Ulla Gasser, Braumüller, 2023).
Site: ganglbauer.mur.at

 

Matthieu Garrigou-Lagrange | L’Estampe, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Matthieu Garrigou-Lagrange

 

J’avais rédigé un petit texte sur ce café, l’Estampe. Je l’avais écrit au fond d’un canapé. C’était un moment agréable parce que je prenais tout le temps nécessaire pour choisir les mots qui décrivent cet endroit que j’aime bien. Je conversais avec moi-même, c’est-à-dire d’une façon plutôt déconstruite. Je me racontais la très grande vitrine qui est une membrane entre la rue et l’intérieur du café. Cet endroit, vu depuis sa grande vitre latérale, fait penser à un aquarium, parce que l’intérieur est peint en bleu-vert, la couleur de l’eau et des algues. Quand je passe devant, je ne peux pas m’empêcher de regarder ce qu’y font les gens, comme s’ils étaient des poissons. 
Je rêvassais aussi au sujet du parc des Buttes-Chaumont, qui entre plein cadre dans le décor, il est le grand voisin de l’Estampe, en fait intégralement partie. 
Mais j’ai perdu ce petit texte, impossible de le retrouver. Pas étonnant, à mon avis. Les idées de ce type disparaissent, elles sont trop légères pour rester à leur place. C’est ce qu’il se passe dans les cafés, l’apparition et la disparition d’idées dont la plupart s’envolent, mais dont il reste tout de même quelque chose. 

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Matthieu Garrigou-Lagrange : La littérature permet de se mettre à la place des autres, de suivre de l’intérieur l’expérience des personnages et donc de refaire sans cesse l’expérience que les autres ne pensent pas comme nous. Chacun vit dans un univers légèrement différent de celui de son voisin. Se le rappeler toujours, c’est se rapprocher les uns des autres. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MGL : Les cafés sont pour moi l’un des hauts-lieux de la civilité. Ils sont l’endroit où l’on fait les choses les plus importantes : discuter, s’approcher, réfléchir. Ils sont les lieux où même les solitaires se retrouvent ensemble. 

Où te sens-tu chez toi ?
MGL : Partout où l’horizon est dégagé. Ce peut être un appartement avec de grandes fenêtres, la terrasse d’un café avec vue, une rive de la côte Lisboète. Mais cela peut aussi être une forêt où, si on ne le voit pas, on peut ressentir partout la présence de l’horizon.

 

BIO 

Matthieu Garrigou-Lagrange est auteur, producteur et journaliste vivant à Paris et Lisbonne. Il produit et anime Salle des archives sur France Culture. Avant cela, il a présenté de nombreuses émissions (Une vie, une œuvre ; La Compagnie des auteurs/des œuvres ; Sans oser le demander ; Géographie à la carte). Dernier roman paru : Le Brutaliste (L’Olivier)

Juliette Mouquet | Boulangerie Bio Cézamie, Colmar

Photo : Alain Barbero | Texte : Juliette Mouquet

 

Cézamie

C’est un lieu qui parle de gourmandise et d’amitié. 

Il y a cette quête du végétal. Toujours en filigrane. Une rivière chante à l’ombre des arbres. Derrière la baie vitrée. 

Le pain chaud laisse des petites graines ensoleillées sur la table.

Le verre claque dans une affection immédiate. Les paroles ont soif de se rencontrer.

Et si on se mettait à l’abri de ce qui crame ? Surchauffe des commentaires derrière l’écran, dans les pots noirs de nos échappées qui nous rattrapent, dans l’insistance de l’empressement.

Et si le loup n’était pas dans le bois mais dans la plaie béante de sa friche.

On dessine avec nos rires des marelles invisibles. On saute à cloche-pied d’un jour à l’autre. On a l’idée du ciel. Alors on lance des cailloux de créativité pour l’atteindre. Une photo, une aquarelle, un poème. La montgolfière est hantée. Il nous faudra toujours recommencer. Sinon se satisfaire. Mais on trahirait la joie pure. Ephémère. D’être artiste.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Juliette Mouquet : La littérature peut décupler la vie et nous permettre d’accéder à une des lois fondamentales de l’univers : l’expansion.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JM : Ce sont des escales pour l’écrivaine voyageuse que je suis. 

J’aime m’immerger dans leurs mélodies mêlant paroles, tintements des verres, vapeur du percolateur et notes d’une chanson. Cela m’inspire pour écrire.

J’aime y observer mes semblables entre deux mondes, celui du social et de l’intime. 

J’aime y boire du vin et applaudir des musiciens. 

J’aime ne plus y aller pour me réjouir d’y retourner. 

Où te sens-tu chez toi ?
JM : Dans la nature. 

C’est en elle que tout a commencé il y a 2,5 milliards d’années quand des bactéries se sont mises à capter la lumière du soleil pour larguer de l’oxygène dans l’atmosphère, formidable photosynthèse. Nous ne pourrions pas exister sans elle. J’ai une profonde conscience de nos origines et de l’interdépendance des êtres vivants. J’ai besoin de me relier à d’autres vies et d’autres énergies que celles des êtres humains. J’aime poser mon front contre le tronc des arbres pour ressentir le pouls imperceptible de leurs sèves. Lorsque je relève la tête, j’éprouve une légère ivresse et un profond sentiment d’humilité. Je crois que c’est ce qu’on appelle « la communion ». 

 

BIO 

Juliette Mouquet est ingénieure en santé environnementale et poétesse, écrivaine voyageuse, chanteuse. Elle a créé, en 2014, La Poésie vagabonde, un périple littéraire et humaniste mêlant animation d’ateliers d’écriture et de lectures musicales à travers le monde. Elle a publié huit livres et un album de chansons pop-folk. 

L’audace du sable, son huitième livre et son premier roman est sélectionné pour plusieurs prix littéraires : le prix du Lys 2024, le prix André Malraux 2024 et le prix Lions 2024-2025.

Plus de détails sur www.juliettemouquet.com

 

 

 

 

Léa Wiazemsky | Café Fleurus, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Léa Wiazemsky

 

Au Fleurus, il y a tous ces bruits qui nous entourent, si communs aux bistrots et qui me sont presque aussi doux qu’un chant d’oiseau tant ils me racontent une histoire.
Le bruit du percolateur, celui du verre sur le zinc, de la petite cuillère en métal dans la tasse à café que fait tourner une main distraite, celui des conversations chuchotées ou un peu trop fortes des autres clients, celui qui vient de la rue avec les rires des enfants qui sortent de l’école. J’aime écouter dans un café, j’aime regarder. M’imaginer des histoires, m’approcher de la vie des gens sans qu’ils s’en rendent compte. Car un bistrot n’est-ce pas tout un monde en soi ?
Sur cette photo, j’observe la rue, ce qu’il s’y passe, ce qu’il s’y joue. J’essaye d’oublier l’objectif. Je n’aime pas être photographiée, me dévoiler. Petit à petit mes pensées s’envolent et je me détends. Je pense à tous ces cafés qui ont fait partie de ma vie. J’ai souvent eu l’impression qu’ils étaient une seconde maison, une planque. Que sans eux, la vie serait bien pâle. Je leur dois beaucoup aux bistrots.

 


Interview

Que peut faire la littérature ?
Léa Wiazemsky : Pour moi, la littérature a une place centrale. J’y nage depuis que je suis née de part mon histoire familiale. Pourtant j’ai mis du temps à oser l’approcher. Jusqu’à mes quatorze ans, ouvrir un livre était une torture. J’étais dyslexique et dernière de ma classe. Et puis il y a eu le déclic à la plus grande joie de mes parents. Aujourd’hui avoir un livre entre les mains me procure une joie sans pareille.

BIO

Mon premier métier avant de devenir écrivain, est celui de comédienne que j’exerce toujours avec bonheur. Toujours ce rapport aux mots…

Elisabeth Wandeler-Deck | Caffetteria am Limmatplatz, Zurich

Photo : Alain Barbero | Texte : Elisabeth Wandeler-Deck | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

j’écoute le bruit émis par le doux contact d’une lèvre avec l’autre en prononçant un léger mmmm puis en ouvrant la bouche laissant libre cours au passage du souffle aaaaa je prête l’oreille au lieu. Ce lieu. Ce lieu qui m’est cher, la Caffetteria sur la Limmatplatz. Il naît dans l’écoute de l’écoute, là. mf. La machine à café, elle siffle. 

Il est déjà deux heures et demie. 

Je reproduis le tintement, les bruits, et je poursuis jusqu’à la limite de l’extinction du son, précisément jusqu’au bord ténu de la tasse de café. 

J’écoute. Je dis quelque chose. 

J’y vais ou j’y vais pas, je pousse le journal de côté, note un simple mot. ppp. Écrire. 

Là, surgit la grêle, la femme sur la banquette du café se caresse les bras, retrousse une manche, puis l’autre, d’abord la gauche sur la peau délicate et joliment dessinée du bras gauche, jusqu’à ce que le tissu semble sauvagement froncé, puis elle tourne la tête vers la rue, les boutons de rose sous la pluie incessante, ne pouvant pas éclore, expliquant que nous tous, oui, moi aussi, et je l’exprime à haute voix, louchons vers le café, les souvenirs de pâtisseries, mes mots placés dans la vitrine dont la vitre est repoussée, douceurs sucrées matinales se reflétant, rangées et saupoudrées de sucre perlé, consommer, lécher, trancher, découper, observer, ravir, pas rien. 

Sucre perlé ff, enveloppé bien cuit dans du papier de soie. 

Saupoudrage de pâtisseries. Eloignement du café. Conseil de pâtisseries. Quelqu’un le peut toujours. Question de contenu, tout simplement. Convenance disparue, elle, elle aussi. 

Sucre perlé mp

Pause je suis fatiguée, où m’allonger, où sont les miens, je cueille des citrons d’été. 

Sucre perlé. p. 

On aurait pu, les uns les autres, quelque chose, peut-être juste avant de le formuler, bruissement de mots, mf, silence, puis de nouveau bruissement de mots, rythmiques, decrescendo, crescendo, plus tard. Moi vieille femme. 

Pause. 

Et. 

Comment vas-tu. 

Il est déjà deux heures et demie. 

L’abîme. La virgule suivie de points, points d’interrogation, évoluant avec les hauts et les bas de la mélodie de la phrase. 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Elisabeth Wandeler-Deck : La littérature (?) ne peut (parfois) pas pouvoir / ne veut (peut-être) pas pouvoir transgresser (certaines) règles, célébrer la transgression, célébrer le langage dans la transgression, donner matière à célébrer ; la littérature, en tant que littérature, peut donc exposer la transgression dans son devenir à l’attention. La littérature peut éclairer, illuminer, et il y a encore bien d’autres choses qu’elle peut, et d’autres qu’elle ne peut pas. Potentiellement. Parfois elle peut, parfois elle a peur, elle veut s’inspirer, elle veut être célébrée… Elle ne peut rien du tout, il arrive de belles choses et parfois non. La littérature est un art humain. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
EWD : Les cafés sont des îles, où que ce soit. Des nœuds, mais comment. Ils interrompent, quoi que ce soit. 

Où te sens-tu chez toi ?
EWD : C’est la reine des questions. Quand je ne me la pose pas, là où je me trouve, je le sais. Zurich, Maggia, Le Caire, Visby, Zurich. Et dès qu’on me demande si je me sens chez moi à Zurich Affoltern, je m’embrouille – que veux-tu dire, toi qui poses cette question ?

 

BIO

Elisabeth WANDELER-DECK, née en 1939, vit à Zurich-Affoltern et ailleurs. À l’origine, elle est architecte et étudie la sociologie / Gestalt-analyse. En tant qu’écrivaine, elle a publié de nombreux livres ainsi que des publications dans des revues littéraires (dernièrement ZEITZOO et IDIOME ainsi que LICHTUNGEN, DAS NARR) et sur le net (notamment SIGNATUREN). Textes illustrés. Travaux scéniques. En tant que musicienne improvisatrice et rédactrice de textes, elle participe au quatuor d’improvisation bunte hörschlaufen. Collaboration avec des compositeurs et des musiciens. Elle a également réalisé un film. Publications, notamment : VERSIONENLUST, ECHO, Edition Howeg 2022 ; ANTIGONE BLÄSSHUHN ALPHABET SO NEBENHER, Ritter 2022 ; Füllflächen für Geräusche ab 09.10.2023, Klingental 2024. 

www.wandelerdeck.ch 

Tristan Ranx | Le Progrès Marais, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Tristan Ranx

 

Si je me souviens bien, lycéen, nous avions notre café, comme un QG, et je suppose que ce n’est pas une tradition uniquement française mais que cet art du café est partagé en Europe et ailleurs, sauf en Angleterre où les pubs sont évidemment hostiles aux lycéens.

Traditionnellement, bien avant les cafés, il y avait les tavernes, comme le capitaine Alatriste, personnage de Perez-Reverte, qui fréquentait la taverne du Turc à Madrid, pas différente des tavernes des trois mousquetaires.

Un café est une université « in taberna », on y apprend tout, le meilleur comme le pire, qui vont toujours mieux ensemble comme l’alcool et la poésie, l’ivresse et le roman, la fumée amérindienne, les volutes de films noirs, le jazz et la rengaine.

Le Progrès est mon dernier QG et j’y apprends toujours le meilleur et le pire, la séduction ou l’absence, l’aventure ou l’ennui, et les nuits à venir comme celles qui sont passées dans l’oblivion des fêtes parisiennes.

Le Progrès est un café littéraire, si on veut, comme tous les cafés, car il y a toujours des idiots et des ivrognes dans tous les cafés, même s’ils s’appellent Héraclite ou Platon, ils n’en sont pas les avatars, ni les disciples.

Un café doit d’abord être un pilier, une colonne, un roc dans l’espace et le temps. Imaginons qu’il s’agisse du Tigillum Sororium du culte du dieu Janus, dieu des commencements et des fins, des choix et des portes. Les mots « Approche Approche », situés virtuellement derrière le bar, semblent indiquer une forme d’imbrication de deux univers seulement visibles aux audacieux. Le verbe « approcher » voulant dire    « Être sur le point d’arriver en un lieu ». C’est la raison du Progrès.

Le Progrès est ma taverne du Turc et, même si je n’y croise pas Quevedo, j’y rencontre des muses, des passantes et des hommes de bonne volonté, des anonymes, des amis, des fantômes.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Tristan Ranx : La littérature, dans la grande majorité des cas, ne fait rien, pas plus que des cacahuètes à l’apéro. Mais, dans le meilleur ou le pire des cas, elle peut influencer, changer, bouleverser et enflammer le futur. Nul besoin de prix ou de reconnaissance critique. Des petits romans comme Tarzan ou Zorro, comme l’a fait remarquer Umberto Eco, peuvent créer des mythes modernes pour les siècles à venir, là où des prix littéraires admirablement bien écrits finiront à la poubelle en six mois.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
TR : Les cafés, depuis ceux de la Révolution française, où les idées des Lumières circulaient sous le manteau, les cafés de Turin et de Genève où Garibaldi préparait l’unification de l’Italie, les cafés dadaïstes de Zurich, les cafés de Schwabing à Munich où Otto Gross rencontrait Gusto Gräser et Erich Mühsam, les cafés de Buenos Aires où Che Guevara apprenait à tirer par la queue les prémisses de son destin révolutionnaire. Dans ces conditions, dans tous les pays du monde, les cafés devraient être interdits. Et ils le sont déjà, en vérité, car ils disparaissent peu à peu, remplacés par des succursales du gobelet en carton et des caméras de surveillance.

Où te sens-tu chez toi ?
TR : Dans un café de Belgrade, Budapest ou Cluj-Napoca, entre autres cafés et autres villes, avec Le Monde des Ā de Van Vogt devant moi ( j’ai prévu de le relire).

 

BIO

Tristan Ranx est un écrivain et journaliste français. Il étudie l’histoire à l’Université Paris VII. Il réside en Transylvanie où il rencontre et fréquente à l’université de Cluj Napoca , le cercle du professeur François Breda (Breda Ferenc), surnommé « le dernier Transylvain », spécialiste du théâtre hongrois. Il obtient en 2016, un doctorat en histoire à l’université d’Oradea, avec sa thèse sur le mythe de l’Eldorado.

Il commence à écrire dans des revues comme Supérieur Inconnu, Bordel, et des articles dans Libération, standard, Chronic’art, Technikart et Transfuge . En 2009, Ranx publiait son premier roman notable, La Cinquième Saison du monde, sur les derniers pirates de l’Adriatique à Fiume en 1919. Il se distingue par une écriture alliant aventures et voyages, érudition et immersion, notamment dans Nuevo Dorado (Gallimard – 2021), retraçant la quête de la cité d’or à travers un récit de voyage dans les forêts équinoxiales du Guyana sur la trace des conquistadors.

Tristan Ranx continue de jouer un rôle actif à travers ses chroniques littéraires dans le magazine Transfuge.