Archive d’étiquettes pour : Café

Petra Ganglbauer | Café Dommayer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Petra Ganglbauer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

C’est ainsi que les choses passent,
A côté des représentations.
Tu les contemples comme il se doit
Dans l’alternance des saisons.
Que reste-t-il dans le silence ?

(De l’espace !)

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Petra Ganglbauer : La littérature nous ouvre le monde intérieur et extérieur et aiguise la conscience pour une perception plus précise de ce qui, pour nous les humains, est « compréhensible » (en référence à Arnold Schönberg).

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
PG : Les cafés sont des lieux intemporels qui permettent la proximité. Une proximité qui n’étouffe pas mais qui laisse une marge de manœuvre pour les processus intellectuels et psychiques.

Où te sens-tu chez toi ?
PG : Je me sens chez moi dans la nature, avec elle, avec tous les autres êtres et essences.

 

BIO

Petra Ganglbauer : née en 1958 à Graz, vit à Vienne.
Auteure, artiste radio, pédagogue de l’écriture. Travaux journalistiques.
Publications de poésie, de prose, d’essais, de pièces radiophoniques. Conceptions de projets intermédiaux. Conférences viennoises sur la littérature. A été présidente de l’assemblée des auteur(e)s de Graz et de l’association professionnelle autrichienne des pédagogues de l’écriture (BÖS)
Dernières publications : 
Lauergrenze, Mensch (Poésies, Limbus, 2023). Aschengeheimnis (Poésies, Edition Melos, 2023). Du oder Ich. Zu Maria Lassnig. In: Die wahren Bilder sind im Kopf (Dirigée par Edith Ulla Gasser, Braumüller, 2023).
Site: ganglbauer.mur.at

 

Matthieu Garrigou-Lagrange | L’Estampe, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Matthieu Garrigou-Lagrange

 

J’avais rédigé un petit texte sur ce café, l’Estampe. Je l’avais écrit au fond d’un canapé. C’était un moment agréable parce que je prenais tout le temps nécessaire pour choisir les mots qui décrivent cet endroit que j’aime bien. Je conversais avec moi-même, c’est-à-dire d’une façon plutôt déconstruite. Je me racontais la très grande vitrine qui est une membrane entre la rue et l’intérieur du café. Cet endroit, vu depuis sa grande vitre latérale, fait penser à un aquarium, parce que l’intérieur est peint en bleu-vert, la couleur de l’eau et des algues. Quand je passe devant, je ne peux pas m’empêcher de regarder ce qu’y font les gens, comme s’ils étaient des poissons. 
Je rêvassais aussi au sujet du parc des Buttes-Chaumont, qui entre plein cadre dans le décor, il est le grand voisin de l’Estampe, en fait intégralement partie. 
Mais j’ai perdu ce petit texte, impossible de le retrouver. Pas étonnant, à mon avis. Les idées de ce type disparaissent, elles sont trop légères pour rester à leur place. C’est ce qu’il se passe dans les cafés, l’apparition et la disparition d’idées dont la plupart s’envolent, mais dont il reste tout de même quelque chose. 

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Matthieu Garrigou-Lagrange : La littérature permet de se mettre à la place des autres, de suivre de l’intérieur l’expérience des personnages et donc de refaire sans cesse l’expérience que les autres ne pensent pas comme nous. Chacun vit dans un univers légèrement différent de celui de son voisin. Se le rappeler toujours, c’est se rapprocher les uns des autres. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MGL : Les cafés sont pour moi l’un des hauts-lieux de la civilité. Ils sont l’endroit où l’on fait les choses les plus importantes : discuter, s’approcher, réfléchir. Ils sont les lieux où même les solitaires se retrouvent ensemble. 

Où te sens-tu chez toi ?
MGL : Partout où l’horizon est dégagé. Ce peut être un appartement avec de grandes fenêtres, la terrasse d’un café avec vue, une rive de la côte Lisboète. Mais cela peut aussi être une forêt où, si on ne le voit pas, on peut ressentir partout la présence de l’horizon.

 

BIO 

Matthieu Garrigou-Lagrange est auteur, producteur et journaliste vivant à Paris et Lisbonne. Il produit et anime Salle des archives sur France Culture. Avant cela, il a présenté de nombreuses émissions (Une vie, une œuvre ; La Compagnie des auteurs/des œuvres ; Sans oser le demander ; Géographie à la carte). Dernier roman paru : Le Brutaliste (L’Olivier)

Juliette Mouquet | Boulangerie Bio Cézamie, Colmar

Photo : Alain Barbero | Texte : Juliette Mouquet

 

Cézamie

C’est un lieu qui parle de gourmandise et d’amitié. 

Il y a cette quête du végétal. Toujours en filigrane. Une rivière chante à l’ombre des arbres. Derrière la baie vitrée. 

Le pain chaud laisse des petites graines ensoleillées sur la table.

Le verre claque dans une affection immédiate. Les paroles ont soif de se rencontrer.

Et si on se mettait à l’abri de ce qui crame ? Surchauffe des commentaires derrière l’écran, dans les pots noirs de nos échappées qui nous rattrapent, dans l’insistance de l’empressement.

Et si le loup n’était pas dans le bois mais dans la plaie béante de sa friche.

On dessine avec nos rires des marelles invisibles. On saute à cloche-pied d’un jour à l’autre. On a l’idée du ciel. Alors on lance des cailloux de créativité pour l’atteindre. Une photo, une aquarelle, un poème. La montgolfière est hantée. Il nous faudra toujours recommencer. Sinon se satisfaire. Mais on trahirait la joie pure. Ephémère. D’être artiste.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Juliette Mouquet : La littérature peut décupler la vie et nous permettre d’accéder à une des lois fondamentales de l’univers : l’expansion.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
JM : Ce sont des escales pour l’écrivaine voyageuse que je suis. 

J’aime m’immerger dans leurs mélodies mêlant paroles, tintements des verres, vapeur du percolateur et notes d’une chanson. Cela m’inspire pour écrire.

J’aime y observer mes semblables entre deux mondes, celui du social et de l’intime. 

J’aime y boire du vin et applaudir des musiciens. 

J’aime ne plus y aller pour me réjouir d’y retourner. 

Où te sens-tu chez toi ?
JM : Dans la nature. 

C’est en elle que tout a commencé il y a 2,5 milliards d’années quand des bactéries se sont mises à capter la lumière du soleil pour larguer de l’oxygène dans l’atmosphère, formidable photosynthèse. Nous ne pourrions pas exister sans elle. J’ai une profonde conscience de nos origines et de l’interdépendance des êtres vivants. J’ai besoin de me relier à d’autres vies et d’autres énergies que celles des êtres humains. J’aime poser mon front contre le tronc des arbres pour ressentir le pouls imperceptible de leurs sèves. Lorsque je relève la tête, j’éprouve une légère ivresse et un profond sentiment d’humilité. Je crois que c’est ce qu’on appelle « la communion ». 

 

BIO 

Juliette Mouquet est ingénieure en santé environnementale et poétesse, écrivaine voyageuse, chanteuse. Elle a créé, en 2014, La Poésie vagabonde, un périple littéraire et humaniste mêlant animation d’ateliers d’écriture et de lectures musicales à travers le monde. Elle a publié huit livres et un album de chansons pop-folk. 

L’audace du sable, son huitième livre et son premier roman est sélectionné pour plusieurs prix littéraires : le prix du Lys 2024, le prix André Malraux 2024 et le prix Lions 2024-2025.

Plus de détails sur www.juliettemouquet.com

 

 

 

 

Léa Wiazemsky | Café Fleurus, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Léa Wiazemsky

 

Au Fleurus, il y a tous ces bruits qui nous entourent, si communs aux bistrots et qui me sont presque aussi doux qu’un chant d’oiseau tant ils me racontent une histoire.
Le bruit du percolateur, celui du verre sur le zinc, de la petite cuillère en métal dans la tasse à café que fait tourner une main distraite, celui des conversations chuchotées ou un peu trop fortes des autres clients, celui qui vient de la rue avec les rires des enfants qui sortent de l’école. J’aime écouter dans un café, j’aime regarder. M’imaginer des histoires, m’approcher de la vie des gens sans qu’ils s’en rendent compte. Car un bistrot n’est-ce pas tout un monde en soi ?
Sur cette photo, j’observe la rue, ce qu’il s’y passe, ce qu’il s’y joue. J’essaye d’oublier l’objectif. Je n’aime pas être photographiée, me dévoiler. Petit à petit mes pensées s’envolent et je me détends. Je pense à tous ces cafés qui ont fait partie de ma vie. J’ai souvent eu l’impression qu’ils étaient une seconde maison, une planque. Que sans eux, la vie serait bien pâle. Je leur dois beaucoup aux bistrots.

 


Interview

Que peut faire la littérature ?
Léa Wiazemsky : Pour moi, la littérature a une place centrale. J’y nage depuis que je suis née de part mon histoire familiale. Pourtant j’ai mis du temps à oser l’approcher. Jusqu’à mes quatorze ans, ouvrir un livre était une torture. J’étais dyslexique et dernière de ma classe. Et puis il y a eu le déclic à la plus grande joie de mes parents. Aujourd’hui avoir un livre entre les mains me procure une joie sans pareille.

BIO

Mon premier métier avant de devenir écrivain, est celui de comédienne que j’exerce toujours avec bonheur. Toujours ce rapport aux mots…

Elisabeth Wandeler-Deck | Caffetteria am Limmatplatz, Zurich

Photo : Alain Barbero | Texte : Elisabeth Wandeler-Deck | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

j’écoute le bruit émis par le doux contact d’une lèvre avec l’autre en prononçant un léger mmmm puis en ouvrant la bouche laissant libre cours au passage du souffle aaaaa je prête l’oreille au lieu. Ce lieu. Ce lieu qui m’est cher, la Caffetteria sur la Limmatplatz. Il naît dans l’écoute de l’écoute, là. mf. La machine à café, elle siffle. 

Il est déjà deux heures et demie. 

Je reproduis le tintement, les bruits, et je poursuis jusqu’à la limite de l’extinction du son, précisément jusqu’au bord ténu de la tasse de café. 

J’écoute. Je dis quelque chose. 

J’y vais ou j’y vais pas, je pousse le journal de côté, note un simple mot. ppp. Écrire. 

Là, surgit la grêle, la femme sur la banquette du café se caresse les bras, retrousse une manche, puis l’autre, d’abord la gauche sur la peau délicate et joliment dessinée du bras gauche, jusqu’à ce que le tissu semble sauvagement froncé, puis elle tourne la tête vers la rue, les boutons de rose sous la pluie incessante, ne pouvant pas éclore, expliquant que nous tous, oui, moi aussi, et je l’exprime à haute voix, louchons vers le café, les souvenirs de pâtisseries, mes mots placés dans la vitrine dont la vitre est repoussée, douceurs sucrées matinales se reflétant, rangées et saupoudrées de sucre perlé, consommer, lécher, trancher, découper, observer, ravir, pas rien. 

Sucre perlé ff, enveloppé bien cuit dans du papier de soie. 

Saupoudrage de pâtisseries. Eloignement du café. Conseil de pâtisseries. Quelqu’un le peut toujours. Question de contenu, tout simplement. Convenance disparue, elle, elle aussi. 

Sucre perlé mp

Pause je suis fatiguée, où m’allonger, où sont les miens, je cueille des citrons d’été. 

Sucre perlé. p. 

On aurait pu, les uns les autres, quelque chose, peut-être juste avant de le formuler, bruissement de mots, mf, silence, puis de nouveau bruissement de mots, rythmiques, decrescendo, crescendo, plus tard. Moi vieille femme. 

Pause. 

Et. 

Comment vas-tu. 

Il est déjà deux heures et demie. 

L’abîme. La virgule suivie de points, points d’interrogation, évoluant avec les hauts et les bas de la mélodie de la phrase. 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ? 
Elisabeth Wandeler-Deck : La littérature (?) ne peut (parfois) pas pouvoir / ne veut (peut-être) pas pouvoir transgresser (certaines) règles, célébrer la transgression, célébrer le langage dans la transgression, donner matière à célébrer ; la littérature, en tant que littérature, peut donc exposer la transgression dans son devenir à l’attention. La littérature peut éclairer, illuminer, et il y a encore bien d’autres choses qu’elle peut, et d’autres qu’elle ne peut pas. Potentiellement. Parfois elle peut, parfois elle a peur, elle veut s’inspirer, elle veut être célébrée… Elle ne peut rien du tout, il arrive de belles choses et parfois non. La littérature est un art humain. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
EWD : Les cafés sont des îles, où que ce soit. Des nœuds, mais comment. Ils interrompent, quoi que ce soit. 

Où te sens-tu chez toi ?
EWD : C’est la reine des questions. Quand je ne me la pose pas, là où je me trouve, je le sais. Zurich, Maggia, Le Caire, Visby, Zurich. Et dès qu’on me demande si je me sens chez moi à Zurich Affoltern, je m’embrouille – que veux-tu dire, toi qui poses cette question ?

 

BIO

Elisabeth WANDELER-DECK, née en 1939, vit à Zurich-Affoltern et ailleurs. À l’origine, elle est architecte et étudie la sociologie / Gestalt-analyse. En tant qu’écrivaine, elle a publié de nombreux livres ainsi que des publications dans des revues littéraires (dernièrement ZEITZOO et IDIOME ainsi que LICHTUNGEN, DAS NARR) et sur le net (notamment SIGNATUREN). Textes illustrés. Travaux scéniques. En tant que musicienne improvisatrice et rédactrice de textes, elle participe au quatuor d’improvisation bunte hörschlaufen. Collaboration avec des compositeurs et des musiciens. Elle a également réalisé un film. Publications, notamment : VERSIONENLUST, ECHO, Edition Howeg 2022 ; ANTIGONE BLÄSSHUHN ALPHABET SO NEBENHER, Ritter 2022 ; Füllflächen für Geräusche ab 09.10.2023, Klingental 2024. 

www.wandelerdeck.ch 

Tristan Ranx | Le Progrès Marais, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Tristan Ranx

 

Si je me souviens bien, lycéen, nous avions notre café, comme un QG, et je suppose que ce n’est pas une tradition uniquement française mais que cet art du café est partagé en Europe et ailleurs, sauf en Angleterre où les pubs sont évidemment hostiles aux lycéens.

Traditionnellement, bien avant les cafés, il y avait les tavernes, comme le capitaine Alatriste, personnage de Perez-Reverte, qui fréquentait la taverne du Turc à Madrid, pas différente des tavernes des trois mousquetaires.

Un café est une université « in taberna », on y apprend tout, le meilleur comme le pire, qui vont toujours mieux ensemble comme l’alcool et la poésie, l’ivresse et le roman, la fumée amérindienne, les volutes de films noirs, le jazz et la rengaine.

Le Progrès est mon dernier QG et j’y apprends toujours le meilleur et le pire, la séduction ou l’absence, l’aventure ou l’ennui, et les nuits à venir comme celles qui sont passées dans l’oblivion des fêtes parisiennes.

Le Progrès est un café littéraire, si on veut, comme tous les cafés, car il y a toujours des idiots et des ivrognes dans tous les cafés, même s’ils s’appellent Héraclite ou Platon, ils n’en sont pas les avatars, ni les disciples.

Un café doit d’abord être un pilier, une colonne, un roc dans l’espace et le temps. Imaginons qu’il s’agisse du Tigillum Sororium du culte du dieu Janus, dieu des commencements et des fins, des choix et des portes. Les mots « Approche Approche », situés virtuellement derrière le bar, semblent indiquer une forme d’imbrication de deux univers seulement visibles aux audacieux. Le verbe « approcher » voulant dire    « Être sur le point d’arriver en un lieu ». C’est la raison du Progrès.

Le Progrès est ma taverne du Turc et, même si je n’y croise pas Quevedo, j’y rencontre des muses, des passantes et des hommes de bonne volonté, des anonymes, des amis, des fantômes.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Tristan Ranx : La littérature, dans la grande majorité des cas, ne fait rien, pas plus que des cacahuètes à l’apéro. Mais, dans le meilleur ou le pire des cas, elle peut influencer, changer, bouleverser et enflammer le futur. Nul besoin de prix ou de reconnaissance critique. Des petits romans comme Tarzan ou Zorro, comme l’a fait remarquer Umberto Eco, peuvent créer des mythes modernes pour les siècles à venir, là où des prix littéraires admirablement bien écrits finiront à la poubelle en six mois.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
TR : Les cafés, depuis ceux de la Révolution française, où les idées des Lumières circulaient sous le manteau, les cafés de Turin et de Genève où Garibaldi préparait l’unification de l’Italie, les cafés dadaïstes de Zurich, les cafés de Schwabing à Munich où Otto Gross rencontrait Gusto Gräser et Erich Mühsam, les cafés de Buenos Aires où Che Guevara apprenait à tirer par la queue les prémisses de son destin révolutionnaire. Dans ces conditions, dans tous les pays du monde, les cafés devraient être interdits. Et ils le sont déjà, en vérité, car ils disparaissent peu à peu, remplacés par des succursales du gobelet en carton et des caméras de surveillance.

Où te sens-tu chez toi ?
TR : Dans un café de Belgrade, Budapest ou Cluj-Napoca, entre autres cafés et autres villes, avec Le Monde des Ā de Van Vogt devant moi ( j’ai prévu de le relire).

 

BIO

Tristan Ranx est un écrivain et journaliste français. Il étudie l’histoire à l’Université Paris VII. Il réside en Transylvanie où il rencontre et fréquente à l’université de Cluj Napoca , le cercle du professeur François Breda (Breda Ferenc), surnommé « le dernier Transylvain », spécialiste du théâtre hongrois. Il obtient en 2016, un doctorat en histoire à l’université d’Oradea, avec sa thèse sur le mythe de l’Eldorado.

Il commence à écrire dans des revues comme Supérieur Inconnu, Bordel, et des articles dans Libération, standard, Chronic’art, Technikart et Transfuge . En 2009, Ranx publiait son premier roman notable, La Cinquième Saison du monde, sur les derniers pirates de l’Adriatique à Fiume en 1919. Il se distingue par une écriture alliant aventures et voyages, érudition et immersion, notamment dans Nuevo Dorado (Gallimard – 2021), retraçant la quête de la cité d’or à travers un récit de voyage dans les forêts équinoxiales du Guyana sur la trace des conquistadors.

Tristan Ranx continue de jouer un rôle actif à travers ses chroniques littéraires dans le magazine Transfuge.

Farah Nayeri | The Pilgrm, Londres

Photo : Alain Barbero | Texte : Farah Nayeri

 

Club Entropy

Il existe aujourd’hui un petit club d’auteurs et d’autrices qui se targuent d’avoir un portrait signé Alain Barbero. J’en fais partie ! Je dois ce bonheur à Alain, et à notre amie commune Corinne Maier, autrice de talent, et membre éminente du club. 
Ma rencontre avec Alain se fait un matin ensoleillé à Londres. Nous avons rendez-vous dans le café où j’écris : le Pilgrm, qui se trouve dans l’espace façon « lounge » d’un hôtel près de la gare de Paddington. En vérité, j’ai un petit battement de cœur à l’idée qu’on tire mon portrait devant le personnel et les clients. J’imagine Alain débarquant avec un équipement encombrant : projecteurs, réflecteurs, trépied …
Il n’en est rien ! Alain arrive de Belgique, patrie d’Hergé, muni d’un petit sac à dos. Avec ses mèches rebelles et son boîtier Reflex, il a un petit air de Tintin ! Nous nous installons un moment en terrasse pour faire connaissance et prendre un bon cappuccino. Il est souriant et aimable : me voilà rassurée. 
La séance de pose est aussi légère que le matériel photographique. Nous nous asseyons à une petite table, face à face, et nous continuons notre causerie, discrètement et à voix basse. Alain prend cliché sur cliché sans que son déclencheur ne fasse le moindre bruit ; les personnes autour ne remarquent rien. Pour me mettre à l’aise, il jubile devant chaque pose — « Ah oui ! C’ est très bien ! » — même si nous savons très bien tous les deux qu’il en faudra bien d’autres avant que la mission soit accomplie. 
Plusieurs douzaines de clichés plus tard, la séance s’arrête, et le déjeuner commence. Alain commande une assiette de saumon fumé, accompagné d’un verre de Bergerac. Puis je le raccompagne jusqu’aux grilles de Hyde Park, et je le remercie. Appareil en main, Alain (alias Tintin) repart allègrement à la conquête de nouvelles plumes pour son club.

 


 Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Farah Nayeri : Elle nous permet d’être beaucoup plus conscients de notre commune humanité.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FN : Primordiale : en début de journée, avec un bon cappuccino, j’ai une concentration bien meilleure et une productivité bien plus importante qu’à mon bureau…

Où te sens-tu chez toi ?
FN : À Londres et à Paris : dans les deux endroits. C’est le meilleur des mondes.

 

BIO

Farah Nayeri est autrice de Takedown : Art and Power in the Digital Age paru aux USA en 2022. Journaliste culturelle au New York Times depuis une dizaine d’années, elle est d’origine iranienne, et habite entre Londres et Paris. Farah a été correspondante de Bloomberg à Paris, Rome et Londres. Elle présente également le podcast CultureBlast qu’elle a lancé il y a trois ans.

 

Gundula Schiffer | Café Feynsinn, Cologne

Photo : Alain Barbero | Texte : Gundula Schiffer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Au café Feynsinn, je sais que le puissant Beit Haknesset, avec sa délicate mais solide étoile de David qui s’élève vers le ciel au sommet du toit pyramidal, est près de moi. Le portail me fait penser aux portes de Jérusalem. Le Beit Hacafé, autrement dit le café, regarde comme un frère vers le Beit Haknesset, la synagogue : l’art et la prière ne s’affrontent pas, non, ils se respectent, s’enlacent avec curiosité. Le rideau de velours de la porte, les lustres et les miroirs scintillants transforment le Feynsinn en salle de théâtre. Sur chaque table, une fleur coupée est posée dans un vase élégant comme une plume dans un encrier. Une brise parisienne traverse l’entrée – le café se trouve dans l’un de ces beaux bâtiments anciens, les lettres à boucles rouges de Feynsinn brillent au-dessus de la porte. C’est sur la place de Rathenau que Cologne est la plus française, que sa liberté est la plus noble. Un petit groupe se penche sur les boules de pétanque à terre comme les hommes se penchent sur la Torah depuis le Bimah le jour du Shabbat. 
En été, la place de Rathenau a pour moi un air de Proche-Orient. La poussière est proche du sable. Le sable – le voilà ! « Que mon âme se taise à ceux qui me maudissent ; que mon âme soit comme de la poussière pour tous ». Ce verset est prononcé lors de l’Amida, la prière centrale de chaque service religieux juif. La poussière apparaît sans éclat, sans support, devant le verre de cristal dans lequel la lumière du soleil et la lumière électrique se réfractent, en rayons solides et tranchants. Les pieds dans les sandales brûlent, ce quelque chose de français devient israélien : un morceau de désert. Parce qu’Abraham a obéi sans douter, s’apprêtant à offrir à Dieu son fils unique en holocauste, le sable et les étoiles sont devenus les signes d’une bénédiction plus éclatante, plus durable que n’importe quelle luxure, la récompense de l’Eternel pour les pieux. Ainsi, de tous les cafés de Cologne, je préfère me rendre au Feynsinn, où une rigueur biblique et abrahamique souffle sur une légèreté sensuelle et amusante – les deux se retrouvent dans le goût âpre et sucré d’une tasse de café au lait, qui m’inspire des mots. 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Gundula Schiffer : « Triomphe de la vulnérabilité », tel était une fois le titre d’une critique de danse-théâtre. Etreinte par les séquelles de la terreur et par la mort dans la guerre, je ne voulais pas rester inactive dans une résidence d’écrivains en Israël en décembre. J’ai trouvé un hôpital pour faire du bénévolat. Et j’ai quand même choisi mes outils – l’écriture et la traduction, je ne sais guère faire autre chose de bien. Ingold a traduit la réponse de Beckett à la question de savoir pourquoi il écrivait – « Bon qu’à ça » – par « Bonkassa ! » Elie pouvait ressusciter un enfant mort. Une feuille avec un poème est sans défense là où un coup de feu est tiré. Mais ce « malgré tout » vulnérable recèle un contre-pouvoir durable. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
GS : Cette atmosphère gracieuse qui se dégage des cafés ressemble à de petits théâtres, elle me rappelle les scènes. Dans les cafés, j’écris des notes et des réflexions spontanées. Pour les textes, je recherche le recueillement, les choses familières autour de moi. Dans les cafés, j’apprécie les conversations avec des amis, l’agitation.        

Où te sens-tu chez toi ?
GS : Comme je suis liée depuis plus de la moitié de ma vie à la langue hébraïque, au judaïsme et à la terre d’Israël, mon cœur est aussi tourné vers Jérusalem, je ne me sens pas entière en Allemagne. C’est toujours un plaisir pour moi d’aménager rapidement une petite pièce en Israël : Des cahiers, un ordinateur, des livres, quelques photos, une tasse de café, et voilà. Je me partage encore entre deux lieux.

 

BIO

Née en 1980 à Bergisch Gladbach, Gundula Schiffer vit comme poète et traductrice à Cologne. Elle écrit de la poésie principalement en allemand, mais aussi en hébreu et se traduit elle-même en allemand. Elle a étudié la littérature comparée ainsi que la langue et la littérature hébraïques à Munich et à Jérusalem et a obtenu un doctorat sur la poésie des psaumes. Soutenue par une bourse de travail artistique de la région de Rhénanie du Nord-Westphalie (Kunststiftung NRW), elle rédige actuellement son quatrième recueil de poésie Fremde Einkehr, qui sortira à l’automne 2024 aux éditions Ralf Liebe. 

Martina Jakobson | Café Schwarzenberg, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Martina Jakobson | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le souffle coupé

Comme un enfant 
qui trébuche sur une pierre en jouant
et qui de douleur
en a un bref instant, le souffle coupé
c’est ainsi que j’ai trébuché sur ton mémorial
langue russe
Vienne place Schwarzenberg colonnade
au centre, la figure du soldat
février 2022 je décide 
en caressant mon genou écorché
de passer à côté de toi, toi ma deuxième langue si familière,
en silence
pendant de nombreuses années, tu m’as appâtée
comme une mère appâte son enfant blessé
avec des gâteaux sucrés
tes couches de grandeur,  puissance et violence 
sont trop amères pour moi
je te mets de côté 
on appelle cela du mutisme sélectif
ne parler que 
dans des lieux choisis soi-même
et avec qui l’on veut
encore et encore, tu hoches la tête
au milieu de la foule bruyante
toujours les mêmes slogans
tu n’as pas remarqué 
ton temps sur les places touche à sa fin
1956 Budapest
Prague
Varsovie
Sofia 
2024 Kiev – où allons-nous ?
fontaine réhaussée devant
mur installé dans ton dos
pierres peintes à la bombe en jaune et bleu
sourire assassiné rajouté
dans l’ombre de ton socle 
buissons, herbes et champs poussent
en boitillant, je suis entrée dans leur silence
et j’ai trouvé des trésors
brindilles pour faire un feu
scarabées vert cuivre
piroles dans les couronnes
moules du Vieux-Port de Marseille
restaurant Basso
baies sauvages 
sauts de lièvre
et en fouillant je suis tombée
sur la clairière de ma délicieuse langue
l’épuisette à la main
des chevreuils isolés

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Martina Jakobson : Contempler et douter ; c’est comme si je prenais une lampe de poche et que la lumière vive du langage éclairait le présent et le passé.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MJ : J’ai une passion secrète, j’aime observer les gens. Dans les cafés, les personnages les plus divers se rencontrent et les lieux où se trouvent ou ne se trouvent plus les cafés racontent des histoires. Mais à Vienne, j’aime aussi aller au café parce que le choix de pâtisseries est excellent. Lorsque j’ai déménagé à Vienne en 2016, j’ai visité plein de cafés différents au travers de dégustations de Sachertorte. Et on y rencontre des amis pour discuter ou assister à des lectures, une tradition que j’aime et qui me rappelle encore ma ville natale, Berlin.
Je me rends au Café Schwarzenberg pour me plonger dans l’histoire contemporaine.  D’ici, sur la Ringstraße, le regard tombe en plein dans l’axe de la place Schwarzenberg et ledit  Monument aux Russes de Vienne, érigé après la prise de Vienne par l’armée soviétique en 1945. Et même le mobilier du café, un grand miroir, en portait les traces jusque dans les années 1970, comme des fissures et des impacts de balles, car les officiers soviétiques y faisaient la fête. Un serveur m’a montré où ce miroir était placé autrefois, et c’est donc dans un contexte différent que je suis assise aujourd’hui dans cette partie du café.

Où te sens-tu chez toi ?
MJ : Je ne me sens plus chez moi nulle part, chez moi c’est un moment, là où j’ai exploré les recoins d’une ville et où je la reconnais plus tard, comme un chien avec son flair. J’ai vécu longtemps à Marseille. Lorsque j’ai trouvé sur le quai des Belges l’emplacement de l’ancien restaurant Basso, décrit par Walter Benjamin dans Haschich à Marseille, j’ai compris différemment l’atmosphère qui y était décrite. C’est pourquoi je me réfère notamment à ce lieu dans mon texte Le souffle coupé.

 

BIO

Née en 1966 à Berlin-Est, Martina Jakobson a grandi à Moscou et à Berlin dans une famille bilingue avec des racines russes et ukrainiennes. Elle est auteure, pédagogue et traductrice littéraire du russe, du biélorusse et du français. Depuis 2016, elle vit à Vienne et dans le sud du Burgenland (Autriche). Elle est membre de l’Association des traducteurs de Vienne (IG Übersetzerinnen Übersetzer Wien), du Forum Mare Balticum ainsi que du PEN Berlin.
Son recueil de poésie Hier biegen wir ab est paru en 2022 aux éditions lex liszt 12.

Anicée Willemin | Brasserie de Montelly, Lausanne

Photo : Alain Barbero | Texte : Anicée Willemin

 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Anicée Willemin : La littérature peut tout, la poésie peut tout. C’est le seul endroit de liberté absolue.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AW : Les cafés sont un catalyseur, une sorte d’observation participante qui ne dit pas son nom. Les cafés sont un adjuvant. Par moments, ils sont la vie même. Par moments, ils sont un instant poétique. Par moments, ils ne sont qu’un pâle reflet. Dans tous les cas de figure, ils incitent à l’observation. Une observation hors de soi et en soi, comme une profonde mélopée, comme une descente vertigineuse, comme une entropie qui n’en finit jamais.

Où te sens-tu chez toi ?
AW : Je me sens chez moi dans certains lieux, mais principalement en moi-même, ma plus grande source de passage vers l’extérieur. Si je me sens bien à l’intérieur de moi, je me sentirai bien au-dehors de moi. Je me sentirai bien partout. Mais le lieu où je me sens le plus chez moi est la poésie.

 

BIO

Anicée Willemin est a-ni-c. Elle est et devient ce qu’elle est en train de devenir. Portée par des souffles d’absolu vrombissant, c’est principalement vers des espaces poético-fragmentés qu’elle a tourné ses regards, et qu’elle a nourri sa musique, tandis que celle-ci la nourrissait. Elle vient d’un petit village jurassien, et est une fraîche quarantenaire qui caracole, qui cabriole à travers prés et qui n’a de cesse d’essayer la vie, et celle de l’écriture verdoyante. Son premier recueil de poèmes, Les balcons étaient comme des roses d’eau entêtantes, a paru en mars 2023 aux Éditions du Griffon, à Neuchâtel (Suisse).