Archive d’étiquettes pour : Café

Martina Jakobson | Café Schwarzenberg, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Martina Jakobson | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Le souffle coupé

Comme un enfant 
qui trébuche sur une pierre en jouant
et qui de douleur
en a un bref instant, le souffle coupé
c’est ainsi que j’ai trébuché sur ton mémorial
langue russe
Vienne place Schwarzenberg colonnade
au centre, la figure du soldat
février 2022 je décide 
en caressant mon genou écorché
de passer à côté de toi, toi ma deuxième langue si familière,
en silence
pendant de nombreuses années, tu m’as appâtée
comme une mère appâte son enfant blessé
avec des gâteaux sucrés
tes couches de grandeur,  puissance et violence 
sont trop amères pour moi
je te mets de côté 
on appelle cela du mutisme sélectif
ne parler que 
dans des lieux choisis soi-même
et avec qui l’on veut
encore et encore, tu hoches la tête
au milieu de la foule bruyante
toujours les mêmes slogans
tu n’as pas remarqué 
ton temps sur les places touche à sa fin
1956 Budapest
Prague
Varsovie
Sofia 
2024 Kiev – où allons-nous ?
fontaine réhaussée devant
mur installé dans ton dos
pierres peintes à la bombe en jaune et bleu
sourire assassiné rajouté
dans l’ombre de ton socle 
buissons, herbes et champs poussent
en boitillant, je suis entrée dans leur silence
et j’ai trouvé des trésors
brindilles pour faire un feu
scarabées vert cuivre
piroles dans les couronnes
moules du Vieux-Port de Marseille
restaurant Basso
baies sauvages 
sauts de lièvre
et en fouillant je suis tombée
sur la clairière de ma délicieuse langue
l’épuisette à la main
des chevreuils isolés

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Martina Jakobson : Contempler et douter ; c’est comme si je prenais une lampe de poche et que la lumière vive du langage éclairait le présent et le passé.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MJ : J’ai une passion secrète, j’aime observer les gens. Dans les cafés, les personnages les plus divers se rencontrent et les lieux où se trouvent ou ne se trouvent plus les cafés racontent des histoires. Mais à Vienne, j’aime aussi aller au café parce que le choix de pâtisseries est excellent. Lorsque j’ai déménagé à Vienne en 2016, j’ai visité plein de cafés différents au travers de dégustations de Sachertorte. Et on y rencontre des amis pour discuter ou assister à des lectures, une tradition que j’aime et qui me rappelle encore ma ville natale, Berlin.
Je me rends au Café Schwarzenberg pour me plonger dans l’histoire contemporaine.  D’ici, sur la Ringstraße, le regard tombe en plein dans l’axe de la place Schwarzenberg et ledit  Monument aux Russes de Vienne, érigé après la prise de Vienne par l’armée soviétique en 1945. Et même le mobilier du café, un grand miroir, en portait les traces jusque dans les années 1970, comme des fissures et des impacts de balles, car les officiers soviétiques y faisaient la fête. Un serveur m’a montré où ce miroir était placé autrefois, et c’est donc dans un contexte différent que je suis assise aujourd’hui dans cette partie du café.

Où te sens-tu chez toi ?
MJ : Je ne me sens plus chez moi nulle part, chez moi c’est un moment, là où j’ai exploré les recoins d’une ville et où je la reconnais plus tard, comme un chien avec son flair. J’ai vécu longtemps à Marseille. Lorsque j’ai trouvé sur le quai des Belges l’emplacement de l’ancien restaurant Basso, décrit par Walter Benjamin dans Haschich à Marseille, j’ai compris différemment l’atmosphère qui y était décrite. C’est pourquoi je me réfère notamment à ce lieu dans mon texte Le souffle coupé.

 

BIO

Née en 1966 à Berlin-Est, Martina Jakobson a grandi à Moscou et à Berlin dans une famille bilingue avec des racines russes et ukrainiennes. Elle est auteure, pédagogue et traductrice littéraire du russe, du biélorusse et du français. Depuis 2016, elle vit à Vienne et dans le sud du Burgenland (Autriche). Elle est membre de l’Association des traducteurs de Vienne (IG Übersetzerinnen Übersetzer Wien), du Forum Mare Balticum ainsi que du PEN Berlin.
Son recueil de poésie Hier biegen wir ab est paru en 2022 aux éditions lex liszt 12.

Anicée Willemin | Brasserie de Montelly, Lausanne

Photo : Alain Barbero | Texte : Anicée Willemin

 

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Anicée Willemin : La littérature peut tout, la poésie peut tout. C’est le seul endroit de liberté absolue.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
AW : Les cafés sont un catalyseur, une sorte d’observation participante qui ne dit pas son nom. Les cafés sont un adjuvant. Par moments, ils sont la vie même. Par moments, ils sont un instant poétique. Par moments, ils ne sont qu’un pâle reflet. Dans tous les cas de figure, ils incitent à l’observation. Une observation hors de soi et en soi, comme une profonde mélopée, comme une descente vertigineuse, comme une entropie qui n’en finit jamais.

Où te sens-tu chez toi ?
AW : Je me sens chez moi dans certains lieux, mais principalement en moi-même, ma plus grande source de passage vers l’extérieur. Si je me sens bien à l’intérieur de moi, je me sentirai bien au-dehors de moi. Je me sentirai bien partout. Mais le lieu où je me sens le plus chez moi est la poésie.

 

BIO

Anicée Willemin est a-ni-c. Elle est et devient ce qu’elle est en train de devenir. Portée par des souffles d’absolu vrombissant, c’est principalement vers des espaces poético-fragmentés qu’elle a tourné ses regards, et qu’elle a nourri sa musique, tandis que celle-ci la nourrissait. Elle vient d’un petit village jurassien, et est une fraîche quarantenaire qui caracole, qui cabriole à travers prés et qui n’a de cesse d’essayer la vie, et celle de l’écriture verdoyante. Son premier recueil de poèmes, Les balcons étaient comme des roses d’eau entêtantes, a paru en mars 2023 aux Éditions du Griffon, à Neuchâtel (Suisse).

Laura Nußbaumer | Café Zehnsiebzig, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Laura Nußbaumer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Café 1070

Je leur demande s’ils ont le latte aux noisettes, car il est sur la carte.
Non, mais ils ont en offre spéciale le latte vanille-cannelle. Est-ce que je veux le goûter ?
Oui, avec du lait de soja.
Je bois l’offre spéciale pendant quelques semaines, jusqu’à ce que je me présente une fois à trois heures de l’après-midi, dans l’espoir de manger un toast au fromage, mais ils ont maintenant de nouveaux horaires, et la cuisine est fermée après treize heures, alors je ne bois à nouveau que le latte vanille-cannelle offre spéciale, qui n’est pas sur la carte.
Tant qu’on peut en débattre, et on peut en débattre.
Je demande s’ils ont ce café et on me répond gentiment que non, et je demande s’il y a une prise électrique, mais ils n’en savent rien et nous cherchons ensemble, et ils me demandent si j’ai déjà regardé la carte ou si j’ai encore besoin de temps, et je consulte la carte et il est écrit, pâtisseries selon l’offre du jour, ou quelque chose comme ça.
Je décide de commander une Sachertorte, elle est même sur la carte. Mon amie de Graz me conseille, ce n’est pas vraiment une vraie Sachertorte. Tant qu’on peut en débattre, cela ne me dérange pas.
Ils ont élargi la carte des boissons, mais je bois toujours le latte vanille-cannelle, qui n’y est pas repris.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Laura Nußbaumer : Beaucoup de choses. La littérature peut émouvoir, bien sûr. La littérature peut répondre à des interrogations et en soulever. Je ne veux pas anticiper la question, mais la littérature m’accompagne tout au long de la journée et m’aide à me sentir un peu chez moi partout. Le fait d’avoir un livre ou un livre audio avec soi dans un lieu inconnu peut apporter beaucoup de sécurité. Je lis aussi plusieurs fois le même livre et avoir un livre familier avec soi aide doublement

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
LN : Pour moi, les cafés font partie de la vie sociale. J’y rencontre toutes sortes de personnes, que je connais plus ou moins, pour des échanges de toute nature. J’aime aussi écrire dans les cafés et j’aime le bruit de fond quand je travaille, cela m’aide souvent à me concentrer plus que le silence de l’appartement. C’est un peu comme la feuille blanche : une page griffonnée est souvent plus utile.

Où te sens-tu chez toi ?
LN : Les livres et les livres audio m’aident certes en déplacement, mais je ne me sens vraiment chez moi qu’à la maison. J’apprécie beaucoup le Café 1070, pour son accueil chaleureux et bien sûr, pour son latte à la vanille-cannelle.

 

BIO

Née en 1997 à Bludenz, Laura Nußbaumer vit et étudie depuis 2018 à Vienne, enseigne dans une école viennoise. Elle est membre des associations Literatur Vorarlberg, du GAV et a suivi la formation Pédagogie de l’écriture auprès du BÖS (Berufsverband Österreichischer Schreibpädagog:innen). Elle propose des ateliers d’écriture à Vienne et dans le Vorarlberg. Elle écrit de la prose, de la poésie, des articles de journaux satiriques (diezeitungsente.com) et combine l’écriture et le dessin pour créer la Blackout Poetry. Son premier roman, Riesendisteln beißen nicht (Edition fabrik.transit), est paru en 2023.

Mamadou Mahmoud N’Dongo | Bar Bukowski, Amsterdam

Photo : Alain Barbero | Texte : Mamadou Mahmoud N’Dongo

 

Charles Bukowski (1920/1994), fut le premier écrivain dont lycéen, je lisais la biographieFigure pittoresque de la Côte Ouest, poète underground de la biture, du sexe, nouvelliste et conteur de l’absurde gothique, romancier du lumpenprolétariat. Écrivain généreux maniant l’autodérision et l’humour. Chroniqueur du L.A. artistique -c’est ainsi qu’il me permit de rencontrer l’œuvre de John Fante. Bukowski fut le portraitiste talentueux d’une autre Amérique faite de piliers de bars, de clochards célestes, de beautés éthérées merveilleusement incarnées par Faye Dunaway dans le formidable Barfly de Barbet Schroeder, où Mickey Rourke est Chinaski autant dire Bukowski ! 

Plusieurs décennies plus tard, joie et surprise de découvrir dans mon nouveau quartier à Amsterdam, le bien nommé Bar Bukowski !

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Mamadou Mahmoud N’Dongo : De mauvais écrivains

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MMN : Il y a une nouvelle de Borges qui a pour titre : L’Aleph, elle contient cette phrase :  « Mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers. »
Il t’est déjà arrivé de te promener dans un pays, une ville, un quartier ou bien une rue et au détour de cette rue, tu rencontres un café. Tu vois par son architecture, sa lumière, son décor et les personnes qui y sont que tu n’es plus dans une rue, ni un quartier, ni une ville ou un pays, mais que ce café est un univers entier, et parfois je dis parfois tu as l’impression d’être le personnage, le narrateur de L’Aleph… donc ce café, ce bar peut être une sorte d’« Horizon des événements », si tu franchis le seuil tu plonges !

Où te sens-tu chez toi ?
MMN : En mon for intérieur

 

BIO

Né en 1970 au Sénégal, Mamadou Mahmoud N’Dongo est un écrivain, dramaturge, photographe et cinéaste français vivant à Drancy et à Amsterdam. Il publie ses premiers romans, nouvelles, pièces de théâtre, récits à partir de 1997. Parallèlement à son œuvre littéraire dès 1991, il devient photographe documentaire tout en réalisant des films expérimentaux.

 

 

Isabella Breier | Käuzchen, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Isabella Breier | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Isabella Breier : Une réponse nécessairement écourtée : avec un peu de chance, la littérature est en mesure – certes dans le cadre de ses possibilités (limitées) comme « art », comme une certaine « forme symbolique » (Cassirer) – de transmettre aux personnes qui l’acceptent la complexité et la beauté des structures linguistiques. En outre, elle peut amener les lecteurs à « associer par la pensée » différents aspects, niveaux ou couches de nos réalités, à percevoir diverses relations et peut-être à vouloir mieux les comprendre, au-delà de l’œuvre en elle-même.

Quelle signification les cafés ont-ils pour toi ?
IB : Déjà en tant qu’élève, j’aimais passer du temps dans les cafés. À Wels, où j’ai passé ma jeunesse, j’adorais les fréquenter avec ma meilleure amie. Nous passions des heures à notre table dans le recoin, à siroter du thé noir et à discuter de tout et n’importe quoi, et surtout de nous-mêmes. En outre, je participais à une sorte de rendez-vous récurrent : un groupe d’adolescents amis qui fréquentaient différents lycées ou autres institutions, ce qui nécessitait de comparer les emplois du temps respectifs afin de trouver un rendez-vous commun. Il ne fallait pas manquer les tournées d’école buissonnière qui avaient lieu dans le plus beau café de la ville.
Même en tant qu’étudiante ayant déménagé à Vienne, bavarder et jouer aux cartes dans des cafés ou des bistrots (si possible bon marché) avant, entre ou après les cours faisait partie du quotidien.

Où te sens-tu chez toi ?
IB : Je me sens chez moi par exemple à Vienne, dans le nord du Waldviertel, ou dans le sud du Mexique (Oaxaca), et souvent aussi en déplacement, dès que j’ai l’impression de connaître un peu un endroit qui m’était jusqu’alors encore totalement étranger, et que je m’imagine qu’une « familiarité » s’est développée. Je ne souffre guère du mal du pays, mais bien plus souvent de l’éloignement. (Certes, il faut que je m’assure constamment que mes proches vont bien. Mais – avouons-le ! – j’aime beaucoup voyager seule). En tout cas, ce dont j’ai besoin – partout – pour être « chez moi », c’est d’un espace de repli (temporaire) pour moi-même.

 

BIO

Née en 1976 à Gmünd (Autriche), études de philosophie et germanistique et doctorat en philosophie à l’Université de Vienne (2005 : thèse sur Cassirer et Wittgenstein). Collaboration avec des organisations socialistes et des initiatives féministes. En 2000, naissance de sa fille Hannah Medea. Enseignante d’allemand en tant que langue étrangère et seconde langue. Séjours réguliers dans le sud du Mexique.

http://www.literaturport.de/Isabella.Breier/

Dernières publications littéraires
– DesertLotusNest. Anmerkungen zur „Poetik des Phönix“. Bibliothek der Provinz. 2017
– mir kommt die Hand der Stunde auf meiner Brust so ungelegen, (…)
(Lyrik). fabrik.transit 2019
– Grapefruits oder Vom großen Ganzen (Groteske). fabrik.transit 2022/2023

Guillaume Métayer | Le Select Montparnasse, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Guillaume Métayer

 

Au café Select

Je suis à la terrasse du Sélect, il est tard, très tard, quand je crois voir passer une petite machine à coudre sur le sol. Elle est toute ronde et minuscule, pas plus grande qu’un biceps de petit frimeur. Ce muscle passe, comme si de rien n’était, au rythme régulier d’une fermeture éclair, d’une voiture électrique, sans dévier jamais. La régularité est sa formule magique d’invisibilité. Sa politique de l’autruche. De temps en temps le zip s’arrête, puis il repart soudain et pourtant sans sursaut. La couturière attentive, concentrée sur son ouvrage, suture en silence quelque chose sous les tables, répare sans doute un morceau du monde en sourdine. L’auto miniature se fige puis redémarre comme si elle s’était remontée toute seule. Elle semble aussi erratique que régulière, comme si son mécanisme était détraqué. Mais elle n’a pas du tout l’air cassée. Elle est toute lisse, au contraire, d’un parfait gris clair tout uni. Une atmosphère de calme et de sérénité se dégage de ses allers-venues alertes et ponctuelles. J’imagine qu’en suivant un à un, de pied de chaise en pied de chaise, les grains du risotto aux langoustines, le mégot noir d’une frite trop cuite, une miette de pain, elle dessine quelque chose qui est visible d’en haut. Elle fait son travail d’éboueuse discrète comme un aspirateur automatisé, et je suis fier de l’avoir aperçue, entre robot et rabot. Paris est encore plein de ces menus événements et émerveillements, de ces petits scandales sur lesquels on n’ouvre qu’à moitié les yeux, comme un chat fatigué. Ce matin, j’étais déjà là, dans mon café préféré : chasseur à la retraite, l’angora du patron allait de table en table par les chapelières. L’ogre, à cette heure, doit paillarder dans quelque étage céleste de ce conte de fée, le café. Il ne prête aucune attention à cette proie potentielle, à ce petit Poucet qui vogue de miette en miette pour figurer une Grande Ourse dont j’essaye sans y croire de suivre le fil somnolent.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ? 
Guillaume Métayer : Tout, plusieurs fois. Le monde donc : le faire et le refaire, sans arrêt. Mais c’est un tout pluriel et conditionnel, ce qui le rend supportable.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
GM : Ils me font un peu peur, comme des sables mouvants, la peur de ne plus savoir son chez-soi. Si bien que je ne les fréquente pas tant que sans doute je le devrais. Bien sûr, je prends des cafés avec mes amis, mes collègues, mais je n’ai pas trop l’habitude de travailler au café. J’aime bien le Select parce que son chic sans âge instaure comme un non-temps, la gentillesse de ses serveurs et l’absence de musique un non-lieu. Je me sens protégé par l’intemporel.

Où te sens-tu chez toi ?
GM : Dans certains métros, à certaines saisons. Je m’assois et j’attends que la rame sorte de terre et qu’elle revienne surplomber la Seine, côtoyer les balcons haussmanniens… Je tourne la tête pile au moment où entre les dents de la chance de deux immeubles apparaît la silhouette du Taj Mahal de Montmartre. Le parfum bon marché qui traîne dans l’air me rappelle les dimanches de mon adolescence. Rien n’est plus confortable alors qu’un strapontin.

 

BIO

Guillaume Métayer est poète, traducteur et historien de la littérature. Son dernier recueil de poèmes, Mains positives, vient de paraître à la Rumeur libre éditions (2024). Ses textes ont été traduits dans une douzaine de langues. Il porte nombre de voix centre-européennes en français, tant de poètes contemporains, tels István Kemény, Aleš Šteger, Krisztina Tóth ou Andreas Unterweger, que romantiques et modernes, comme Attila József, Ágnes Nemes Nagy, Sándor Petőfi ou encore les poèmes de Friedrich Nietzsche et d’Arthur Schopenhauer. 

Philippe Remy-Wilkin | Le Relais Saint-Job, Bruxelles

Photo : Alain Barbero | Texte : Philippe Remy-Wilkin

 

Le Relais de Saint-Job est mon lieu de rencontre et de suspension du temps idéal, d’autant qu’il caresse le centre de mon village, la place Saint-Job, cette merveille de sérénité et d’ancrage en pleine ville, mon Montmartre à moi et à bien d’autres, ce paradis des artistes et des bobos, avec son église, ses écoles, sa friterie et ses enseignes gastronomiques. Comme une extension de mon Home sweet home, situé à 100 mètres, un endroit à mi-chemin, et comme un sas, entre l’identité et l’altérité.
Je voue ma vie à l’Histoire et aux histoires, et elles affluent dans cet ancien relais de poste, elles courent le long de ses poutres, de ses boiseries, de son carrelage, de ses tables. Qui plus est, le Relais me ressemble ou résume mes aspirations, les métaphorisent. Les délices du temps jadis mais la modernité et l’éclectisme, l’exigence mais la fidélité et le confort. Le personnel convivial qu’on aime retrouver, le bar à l’arrière, et ses tables hautes, ses tabourets, sa salle de réception, le service-traiteur, la terrasse à front de place et cette autre sur les toits. Les produits frais renouvelés mais mon éternelle connexion au filet de bar ou au coquelet à l’estragon.
J’y ai entrevu des stars (Paul Van Himst), déjeuné ou soupé avec des personnalités (Jacques De Decker, Albert-André Lheureux, Joëlle Maison, Jean-Marc Rigaux, Maxime Benoît-Jeannin, etc.), des parents, des amis, des camarades. On y a fêté des retraites et des lancements de projets, des anniversaires et des retrouvailles.
Et ce Relais divin est ouvert 7 jours sur 7, on y est accueilli à toute heure depuis midi. Une cuisine de brasserie mais sophistiquée, très bien notée, à l’image de notre commune du sud de Bruxelles, qui préfère la qualité « sans esbrouffe » aux aléas des modes et démodes.

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Philippe Remy-Wilkin : La littérature m’est toujours apparue comme une voie de sur-vie. Le réel n’est qu’une apparence parmi d’autres, autant choisir les mondes où l’on se balade, les compagnons qui s’y faufileront. Rien n’existe pleinement sans une mise en récit, une intensification, une métaphorisation.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
PRW : Les cafés et les restaurants sont pour moi des lieux de suspension du temps et de rencontre, loin du travail et des aléas de la vie. Ils doivent offrir un décor, une atmosphère propices à un bien-être maximalisé.

Où te sens-tu chez toi ?
PRW : D’abord, dans mon bureau d’auteur, au 4e des 4 niveaux de notre demeure, isolé, au milieu de mes livres et de ma documentation, glissant parfois les yeux vers le plateau verdoyant qui surplombe ma rue, sa venelle mystérieuse et sa bâtisse en contrehaut, où j’entrevois l’ombre des Bates. Ensuite, quelques lieux extérieurs me renvoient une douce impression d’adéquation, vécue en couple nécessairement, à Bruges, Damme, Linkebeek ou Beersel, au Coq ou à Tournai, à Saint-Véran ou à Bonneval.

 

BIO

Philippe Remy-Wilkin, né à Bruxelles lors d’une pause familiale entre des années africaines et hennuyères, navigue entre appétit du grand large et attraction des racines. Après des études philologiques, il organise sa vie autour de l’écriture, se partageant entre la création et la médiation (19 livres et plus de 400 articles publiés à ce jour). En 2024, il quitte ses chroniques radiophoniques pour devenir éditeur, sollicité par Edern éditions, qui entend révolutionner les pratiques en cours. http://philipperemywilkin.com

Rhea Krčmářová | Dorotheum Café, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Rhea Krčmářová | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Une fois / une découverte lors de recherches pour un livre / un endroit reposant avec peu de touristes / un regard / sur des objets précieux à vendre aux enchères / sur des impressions de l’artiste Kumpf et / sur la vitrine à gâteaux / où se trouvait autrefois un couvent / Bohdana rencontre Dorothea / dans l’héritage impérial / un cadeau de Dieu dans le cadeau de Dieu

Deux fois / assis à l’intérieur et au-dessus d’un décor artistique changeant / des scintillements achetables / presque occultes au-dessus des toits de la ville / dans le bureau des cessions et des requêtes / parmi les pauses des collectionneurs / les salles des enchères hautes sous plafond / peut-être des bijoux de chanteuses décédées prématurément / ou dans la cour vitrée de rares objets asiatiques / et sur la galerie / pas de prix d’appel record pour / l’annonce de talents impériaux en pâtisserie  

Adjugé / des restes d’adrénaline / qui retombent / sur les chasseurs d’antiquités et sur Madame Sensalin / chargée de catalogues et avide de bouquiner / un pari / sur ce qui va rester / et une enchère minimale de vingt-sept spécialités de café / je n’en bois pas une seule / moi l’amatrice de thé dans le temple du café / alors ici aussi / rien de vraiment nouveau

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Rhea Krčmářová : La littérature peut : montrer de nouvelles perspectives / remettre en question ses propres croyances, convictions, narrations / divertir / être un refuge / ravir avec de belles phrases / faire germer des questions au plus profond de soi / trouver des mots pour quelque chose dont on ne savait même pas qu’il sommeillait en nous

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RK: Les cafés sont parfois appelés home outside the home. En tant que personne qui a besoin de calme pour écrire, ce ne sont pas des lieux d’écriture pour moi, plutôt des salons délocalisés, pour des interviews et des rencontres pour mes recherches, pour des réunions de relecture et comme lieux de transition avec un ordinateur portable et un livre. J’aime visiter des lieux que je ne connais pas encore et partager ensuite mes découvertes avec des amis – comme le Café Dorotheum, où je suis allée à plusieurs reprises ces derniers mois.

Où te sens-tu chez toi ?
RK: Pour moi, la maison est moins un lieu physique que la présence de personnes avec lesquelles je peux rire et discuter, qui m’inspirent et me mettent au défi, avec lesquelles je m’ouvre. En ce sens, je suis un peu chez moi partout et nulle part…

 

BIO

Rhea Krčmářová (Krtch-mar-cho-va) est auteure et artiste trasmédiale. Viennoise d’origine pragoise, elle a étudié le chant, l’art dramatique et le théâtre et est diplômée en arts du langage. Elle a reçu de nombreux prix et bourses, récemment une bourse de projet du BMKK (Ministère autrichien de l’Art et de la Culture), une bourse pour le jubilé de LiterarMechana et une bourse de travail de la ville de Vienne. 2023 Dramalab des Wiener Wortstaetten. Rhea écrit de la prose, des textes de théâtre, des libretti, des essais et de la poésie (notamment sur Instagram) et expérimente l’art transmédial, la vidéopoésie, la broderie, la performance et l’art du livre. Son nouveau roman MONSTROSA (chez Kremayr & Scheriau) est paru en septembre, et son premier recueil de poèmes paraîtra en 2024 (chez Limbus).

 

 

 

Peter Hodina | Pasticceria Duca D’Este, Ferrare

Photo : Alain Barbero | Texte : Peter Hodina | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

C’est plus par hasard que nous avons choisi la Pasticceria Duca D’Este, ici à Ferrare : l’averse nous y a poussés. À part nous, il n’y a personne pendant l’heure de la sieste : c’est d’autant plus facile de parler, de se mettre en scène et de prendre des photos. Le décor sans clients a quelque chose de direct, presque brutal. Même ma façon de m’asseoir ici, en buvant une bière brune après l’autre, n’est pas feinte, n’est pas posée. Ou alors j’ai été placé là, comme je suis fondamentalement. Quand je vais seul dans les cafés, c’est toujours entre deux et de manière imprévue. 

Mais si nous regardons par la fenêtre, un de mes monuments préférés apparaît immédiatement sous nos yeux : le Castello Estense, entouré de ses douves, qui servait de résidence aux ducs de Ferrare, ce à quoi fait allusion le nom de notre café. Cet imposant édifice se retrouve notamment sur les toiles de Giorgio de Chirico, le principal représentant de la Peinture métaphysique.

J’aime me promener le soir autour de ces murs rouges et je ne peux pas m’empêcher d’être ébahi. C’est pour moi le symbole de la persévérance erratique à travers le temps. Je veux m’inspirer de cette construction pour une œuvre personnelle : c’est le symbole de mon futur livre philosophique, autour duquel je tourne. Je lève les yeux vers l’horloge de la tour pour voir l’heure qu’il est pour moi. Charles Dickens n’aimait pas le Castello, qu’il appelait « une ville sombre et ténébreuse à elle seule ». Le monument dédié à Savonarole, né à Ferrare en 1452, parachève cette impression. 

J’ai fait récemment un rêve dans lequel le duc Borso d’Este, qui n’a pas eu d’enfants, m’a dit : « Ce que tu as apporté en toi d’oppressant, ta vieille rengaine ne compte pas ici dans le rayon d’action de mon sceptre. Tu peux l’appeler utopie, après coup. Jamais un souverain ne s’est senti plus à l’aise dans son oeuvre ».

Sur le parvis se trouve un vieux canon sur lequel je grimpais déjà à l’âge de douze ans pour constater qu’il était obstrué à l’avant. À l’époque, j’avais aussi très envie d’arracher l’une des boules en pierre du pavé, comme s’il s’agissait d’une friandise très spéciale. Aujourd’hui encore, j’ai le même appétit pour elles, mais je me contente de les photographier.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ? 
Peter Hodina : Tout et rien à la fois. Et beaucoup de choses entre ces deux positions. Je voudrais répondre à cette question sans modestie et de manière beaucoup plus optimiste que d’habitude. L’Autriche sans Thomas Bernhard ne serait pas la même. 
Peut-être a-t-elle aussi entravé des monstres potentiels de telle manière que nous n’avons jamais rien su d’eux. Ainsi, la littérature pourrait avoir neutralisé des forces destructrices. Elles auraient alors pris le rôle de lecteur plutôt que d’auteur. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ? 
PH : Ils n’en ont pas vraiment. Je ne me mettrais jamais dans mon café habituel avec mon ordinateur portable, à la vue de tous, pour montrer que je travaille. D’ailleurs, je n’ai même pas de café habituel. 

Où te sens-tu chez toi ? 
PH : Là où l’abattage d’un arbre ou la démolition d’une vieille maison me touchent personnellement. Là où je reste éveillé de nombreuses heures la nuit pour reconstruire ce qui a été perdu en moi. Je peux passer le reste de ma vie attristé par l’élimination, après des décennies, d’une racine sur un chemin forestier que je devais enjamber avec ma grand-mère quand j’étais enfant. Ou de l’élimination de cet arbre dont les branches avaient recouvert un panneau d’interdiction de circuler, qui clignait comme la paupière d’un œil en écorce.

 

BIO

Né le jour de l’an 1963, Peter Hodina vit à Salzbourg, Berlin, Silberwald et Vienne. 
Publications de livres : 
Steine und Bausteine 1-3, Berlin: Avinus, 2009-2014. 
Sternschnuppen über Hyrkanien, St. Wolfgang/Wien: Edition Art Science, 2012. 
Spalier der Farne. Notate, Wien: Fabrik.Transit, 2022.

Muriel Augry | Les Éditeurs, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Muriel Augry

 

Saint-Germain des Prés, le Boul’Mich, ce sont inévitablement les quartiers des années de l’Université, des journées aussi folles que studieuses, aussi studieuses que folles… des années de rencontres, de découvertes d’un ailleurs, d’un autre.
C’est la boulimie des livres, des heures passées en bibliothèque et puis le diabolo menthe à la sortie, à l’angle d’une table pour y laisser s’épanouir le Livre en plein centre.
«  Les Éditeurs », un café au nom qui fait rêver. Etre éditée, être lue… Depuis mes huit ans, dans mon école primaire de la banlieue parisienne, un désir d’aligner les mots, de les coucher sur le papier, désir encouragé par l’institutrice qui me récompensait par un livre lorsque j’avais fini, avant les autres élèves, le devoir demandé. Désir grandissant de les faire vivre ensuite, de les offrir en partage,  de les faire prendre leur envol.
Des années plus tard, Paris, lieu des réunions professionnelles, des rendez-vous familiaux. La capitale à la croisée de tant de chemins. Que de lieux visités, de pays parcourus, d’est en ouest, du nord au sud. L’aéroport espace d’attentes, le café espace de rencontres…
Être à Paris, si entourée et si seule, combiner les contraires. Vivre entre une passion et une autre. Refuser la monotonie et écrire. Écrire.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Muriel Augry : J’aimerais dire que la littérature peut tout. Je voudrais y croire. Mais cela dépend de la relation que nous avons à son égard. Elle est pour moi un credo. Elle m’accompagne depuis toujours. Elle est une compagne fidèle qui ne me déçoit jamais. La littérature transmet un enseignement, la littérature nous invite à aiguiser notre esprit critique, la littérature distrait et nous convie au dépaysement spatial et temporel. Celui qui ne la fréquente pas a un manque dans son existence.

Quelle est l’importance des cafés pour toi?
MA : Ils sont d’une importance capitale pour moi. J’ai vécu, travaillé de nombreuses années à l’étranger et j’ai toujours recherché les cafés : ce lieu de pause dans une journée bien remplie, ce lieu de vie, désordonné. J’aime y aller de préférence seule et puis faire connaissance avec ma voisine, mon voisin de table. Je peux parfaitement m’y isoler, comme dans une bulle que je me crée. J’écris de courts textes dans les cafés, souvent de la poésie…

Où te sens-tu chez toi ?
MA : Je n’ai pas vraiment de chez-moi. Ou plutôt, j’ai de nombreux chez-moi. Ce sont les villes où j’ai habité en Europe, en Afrique. Où j’ai noué de belles amitiés. Où je me sens à l’aise. Je suis une héritière de Stendhal : Ubi bene, ibi patria. (La vraie patrie est celle où l ‘on rencontre le plus de gens qui nous ressemblent). Elle peut donc être ici ou là. Là où l’on sent le plus fortement des affinités du cœur et de l’esprit… et nous voici de retour à la littérature !

 

BIO

Muriel Augry a deux passions : les voyages et l’écriture. Elle vit actuellement à Paris, après avoir travaillé dans la diplomatie culturelle en Italie, au Maroc et en Roumanie et enseigné à l’Université de Turin. Elle a publié une dizaine de recueils poétiques en écho avec des artistes peintres. Elle a obtenu un prix de l’Académie française pour son essai Le cosmopolitisme dans les textes courts de Stendhal et Mérimée et le prix Vénus Khoury Ghata de la Poésie illustrée pour le Beau livre Les lignes de l’attente.