Archive d’étiquettes pour : Café

Elke Steiner | Brixton House, Bratislava

Photo : Alain Barbero | Texte : Elke Steiner | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

De l’autre côté

Échapper à la géométrie. De l’idée qu’une droite est la solution simple d’un calcul, comme calculer des poutres. Des poutres effrayantes comme étalon de toute chose, et réfléchissons un instant à la différence. Ce que l’on ressent quand on est mis à l’étroit par des limites, des barrières ou lorsque deux enfances plus tard, on prend simplement un ticket en disant : Bratislava, me voilà !
Trouver de nouvelles lignes, c’est dessiner à main levée, des liaisons sans calculs, comme des après-midi débordants entre deux villes, des liaisons ferroviaires sinueuses sans traverses, sans contrôles, comme une promesse de charme. Un voyage dans un passé commun, dans une beauté empreinte de prestance, ruelles baroques ou pavées, plus tard des poèmes.
Tracer des lignes de séparation comme des clôtures, fermer, défendre violemment et parler le langage de la division ou alors : déterminer d’autres positions. L’amour des lignes, comme l’amour des lignes de chemin de fer, presque un culte du train, et puis venir de toutes les directions. Boire du thé avec de la lavande et du miel.
Échapper à la géométrie. De l’idée que dans un coin (trois ! pays ! coin !), on est à l’étroit. Il serait sombre et anguleux, un espace limité, et la plus grande prudence serait de mise à chaque rapprochement et réfléchissons un instant à la différence. Ce que l’on ressent quand on est mis à l’étroit ou lorsque deux enfances plus tard, on copie le ciel, il n’y a pas de poutres.

Soutenu par le Land du Burgenland.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Elke Steiner : La littérature a sur moi un effet fortifiant à tous points de vue. Elle est un camp d’entraînement pour mon esprit, un bootcamp et parfois un spa. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
ES : Il n’y a pas de séjour dans une ville sans aller dans un café. J’aime découvrir de nouveaux cafés, mais j’adore aussi les vieux cafés viennois, le murmure et le cliquetis, les pâtisseries. Je me réserve souvent une à deux heures pour travailler sur un texte, cela fonctionne plutôt bien, à condition qu’il y ait devant moi une grande tranche de gâteau – idéalement avec beaucoup de mousse de sucre – et un allongé. En quelques minutes, l’assiette est vide, puis je plonge. 

Où te sens-tu chez toi ?
ES : Dans mes textes. J’entre par une porte invisible et je me déplace dans les pièces, là je suis seule et je peux tranquillement déplacer des meubles, rêver ou observer mes personnages.

 

BIO

Elke Steiner vit et travaille comme auteure, médiatrice littéraire et enseigne l’écriture dans le Burgenland et à Vienne. Elle est membre de l’association des auteures de Graz, du cercle littéraire Podium et de l’association professionnelle autrichienne des enseignants de l’écriture. Elle anime des ateliers d’écriture créative pour adultes et enfants.
Elle a publié de nombreux articles dans des revues littéraires, des anthologies et à la radio. Ses deux romans Über das Licht gedreht et Die Frau im Atelier sont parus en 2018 et 2021 aux éditions keiper. En automne 2024, le polar lyrique hast dein Federkleid gelöscht paraîtra aux Editions lex liszt 12.

Bessora | La Demeure Monceau, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Bessora

 

Marco Polo  et moi

Comme son nom ne l’indique pas, Marco Polo est un thé. Noir, vert ou blanc, il se sert dans les cafés, pour faire de vous un globe-trotteur immobile. Ses senteurs de fleurs, de fruits de Chine et du Tibet vous transforment en Émissaire Impérial en Asie Centrale. Comme Marco Polo, vous voilà ambassadeur du pape en Chine, Occident voyageur devant l’éternel et devant le Grand Khan Kubilaï.
Tout ça sans bouger le cul de votre chaise. 
Votre petit cul est bien au chaud dans les fauteuils rembourrés de La Demeure Monceau, Paris. Cette Demeure vous emmène dans un autre temps, dix-neuvième siècle celui-là, tonalités d’une maison bourgeoise où  Marco Polo pourrait déclamer ses récits de voyage. Seulement il est mort depuis 1324. 
Alors, hiver 2023,  vos mains se réchauffent au teapot vintage années 30s, regrettées années 1930, si photogéniques. Dans la théière infuse le marvellous fruity & flowery black tea, nostalgique de certaines époques et peut-être de certaines suprématies. Comment prendre la pause face au gentil photographe qui déploie ses meilleurs efforts pour vous portraiturer ? 
Se rappeler qu’autrefois, on aimait les cafés. 
Y retrouver le grand-père qui avait  l’habitude d’y jouer aux cartes, avec ses potes piliers de bar. C’étaient Le Dôme ou  la Bergerie, à côté du commerce des grands-parents. On buvait un Sinalco, un Grapillon ou un Rivella rouge.
Adolescente, c’était la Rhumerie, le fanta orange chimique qui changeait la couleur de la langue. Parfois, sociabilisation dans un boui-boui du Cap Lopez avec des amis qui se bourraient la gueule à l’alcool de riz ou au vin de palme. 
Plus tard, dans les cafés d’Occident de Marco Polo, des candides s’étonnent : tu ne bois pas ? Pouquoi… Tu es musulmane ?  
Non. 
On n’est rien du tout.  Mais celui qui ne boit pas ET dont la peau est trop brune est le suspect idéal de la dérive islamiste. Surtout quand il commande un tilleul. Trop bizarre. 
Et subrepticement, le café devient l’étendard de la civilisation contre la barbarie. Le barbare, c’est la gueule de métèque qui ne va pas au café et qui boit de la tisane.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ? 
Bessora : Pas grand chose, mais c’est mieux que rien du tout.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
B : Je n’aime plus tellement. Mais je ne les ai pas non plus totalement rayés de la carte. Ma grand-tante a  tenu un café-restaurant toute sa vie. Et je l’ai trop souvent retrouvée chez Nyfnegger à Lausanne pour que le motif « café » disparaisse de ma vie. D’autant qu’elle m’offrait des bonbons. Des Sugus. What else.  

Où te sens-tu chez toi ?
B : Où je suis.

 

BIO

Bessora publie depuis 25 ans en littérature, jeunesse, bande dessinée, et prête sa plume à des personnalités en témoignages et documents. Elle préside aussi le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC).
Son avant-dernier roman Les Orphelins (Lattès-Harper Collins) est traduit en allemand (Ihr werdet glücklich sein chez Peter Hammer Verlag). 
Dernier roman : Vous, les ancêtres  (Lattès, Harper Collins)
Best European Fiction 2016, English Pen 2016, Grand Prix Filiga d’Honneur 2022, Chevalier des Arts et des Lettres 2022, Prix Kourouma 2024, Prix Suisse de Littérature 2024. 

  

Simone Buchholz | Kurhaus, Hambourg

Photo : Alain Barbero | Texte : Simone Buchholz | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Peut-être que le Kurhaus est mon véritable chez-moi, ou peut-être que je ne suis qu’une sorte de meuble au Kurhaus, je ne le saurai certainement jamais, car ta maison ne te dit pas « au fait, je suis ta maison ! », et personne ne dit à un meuble « au fait, tu es un canapé ! ».
Ce qui plaide en faveur de mon chez-moi, c’est que je connais chaque recoin du bar, que je me fiche de savoir à quoi je ressemble quand je suis dans tel ou tel coin, qu’il y a peu d’endroits où je me sens autant aimée, et que mon père aimait beaucoup me rendre visite là-bas pour y boire et fumer avec moi en cachette, quand il le pouvait encore.
Ce qui plaide en faveur du meuble, c’est que je connais depuis plus de 25 ans la vue sur le petit carrefour devant le Kurhaus, et ce en toute saison, à toute heure, et par tous les temps (c’est idyllique quand il neige et que tout est calme, et aussi quand il fait 30 degrés et que Hambourg s’emballe joyeusement), et que je ne peux nulle part ailleurs être aussi agréablement invisible tout en étant simplement présente.
Peut-être que cela n’a pas d’importance de savoir ce que représente exactement le Kurhaus ou ce que je suis précisément, il n’y a pas tant de différence entre « se sentir quelque part chez soi » et « être un quelconque meuble quelque part ».

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Simone Buchholz : Libérer les pensées et ouvrir les cœurs, la littérature est un antifa international.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SB : Ils sont les seuls feux de camp que nous ayons encore.

Où te sens-tu chez toi ?
SB : En fait, dans tous les bons bars.

 

BIO

Simone Buchholz est née en 1972 à Hanau et a grandi dans le Spessart. En 1996, elle a déménagé à Hambourg à cause du temps. Ses romans paraissent aux éditions Suhrkamp, la série Chastity Riley a reçu de nombreux prix, notamment le Prix allemand du Roman policier et l’International Dagger Award. En septembre 2022, elle a publié Unsterblich sind nur die anderen.
Simone Buchholz vit à St. Pauli et écrit régulièrement la chronique Getränkemarkt dans le magazine SZ ainsi que des articles pour DIE ZEIT.

Regina Hilber | Bar Ariosto, Ferrare

Photo : Alain Barbero | Texte : Regina Hilber | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le tintement sourd des tasses à espresso aux parois épaisses sur le comptoir en marbre du bar Ariosto résonne en ce moment à mes oreilles, une tonalité qui ne peut produire ce son reconnaissable parmi tous que dans un bar italien. Les tasses sont en porcelaine ou en faïence épaisses. Le comptoir est toujours en marbre, le sol de l’établissement est recouvert de véritable terrazzo, le plan du bar allongé et étroit, le mur du fond avec les étagères pour les verres et les spiritueux recouvert de miroirs. Ce n’est qu’à ce moment-là que le bar italien, où l’on reste debout au comptoir, est traversé par ce son sourd. Pour s’attarder, il y a les petites tables à l’extérieur, avec les sommités du coin.
Déposer sa tasse à espresso sur le comptoir en marbre avec un son fort et sourd contrebalancé par le ton clair et lumineux de la cuillère à espresso sur la soucoupe, tandis que le barista fait déjà claquer bruyamment les sous-tasses suivantes sur le comptoir de marbre. Peut-être que l’air doit aussi vibrer sous l’effet de la chaleur, comme ici à Ferrare un après-midi d’août, juste avant que l’orage quotidien ne vienne apporter son lot d’humidité. Je ne peux alors m’empêcher d’adorer le chant des cigales, à trois heures de l’après-midi, assise sous le portique du palais regardant l’étendue s’offrant à moi vers la Piazza Ariosto, alors que le beau terrazzo n’est jamais exempt de déchets. Le parfum des pins masque ce petit défaut esthétique, le gomme. Pas un défaut qui ne soit compensé par une autre beauté. Les grands fils de Ferrare – l’épopée médiévale en vers de Ludovico Ariosto, le Roland furieux, et le roman italien du siècle de Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi-Contini , résonnent doucement entre les stridulations assourdissantes des cigales. Des cirrus ? De la fumée de cigare du Signore à la petite table en face, avec sa Bugatti trônant et étalant sa puissance. Un Roland furieux, fou de vitesse !

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Regina Hilber : Je ne sais pas quelle attirance est la plus forte – est-ce la littérature (ou les expériences de lecture) qui m’amène à des lieux spécifiques, ou est-ce que certains lieux me conduisent à une littérature spécifique. Les deux sont possibles et les deux impulsions se retrouvent dans mes essais, dans lesquels les topographies sont remixées avec des inputs. C’est comme avec le poème apopempticon et son pendant le propempticon : qu’est-ce qui était en premier ? Le poème d’adieu de celui qui part à ceux qui restent, ou inversement, le poème de celui qui reste à celui qui part, celui qui se retire ? C’est de celui qui part qu’émane l’intention. Il sait en général avant ceux qui, debout sur une rive, sont tenus d’observer le départ de celui qui s’en va au loin. À Ferrare, on n’a pas l’intention de faire des poèmes homériques – l’Antiquité, c’était hier – et ce qui se trouve maintenant au centre de l’attention, consciemment ou par hasard, ou ce qui se traîne dans les nids de poule et les flaques d’eau sur les routes secondaires, prend place à côté de Lucrèce Borgia, la future duchesse de Ferrare. Giorgio de Chirico et Filippo de Pisis n’habitent pas seulement dans des musées, de Pisis orne également les salles d’attente des histoires ferraraises de Bassani.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
RH : Un capo in B, un aperitivo, les passerelles sont ouvertes : debout à l’intérieur (travail, politique, réseautage), ou assise à l’extérieur (sommités et dolce vita) – peu importe que ce soit à Milan, Trieste, Naples ou Ferrare – on trouve toujours du mouvement dans un bar italien, qui n’est jamais un îlot statique pour le plaisir du café.

Où te sens-tu chez toi ?
RH : Ma maison, c’est mon corps. Je le suis partout.

 


BIO

Née en 1970, Regina Hilber est à l’aise dans de nombreuses langues et vit à Vienne en tant qu’auteure indépendante. Sont parus dernièrement son recueil d’essais Am Rande – Zwischenaufnahmen aus der Mitte Europas (2024) et son recueil de poèmes Super Songs Delight (2022).

Corinne Maier | Goupil Le Fol, Bruxelles

Photo : Alain Barbero | Texte : Corinne Maier

 

C’est au café Goupil le Fol de Bruxelles, que nous nous sommes retrouvés en 2023, Alain Barbero et moi. Quel plaisir de le revoir ! Tous les deux, nous nous sommes rencontrés au début des années 1980. Alain était un copain d’enfance de Serge, mon petit ami de l’époque ; nous avions vingt ans. Puis nous nous sommes perdus de vue, Alain et moi. Je me souviens que déjà dans les années 1980, la photo l’occupait beaucoup, en marge de son activité professionnelle. Moi je n’avais pas du tout l’idée qu’un jour j’écrirais des livres. J’étais beaucoup plus égarée dans la vie qu’Alain, qui savait déjà où il allait. 
Voir Alain effectuer une séance de photo, c’est vraiment une expérience étonnante : il gravite et virevolte autour de son sujet, guettant le moment juste. C’est un long processus, plus long que chez la plupart des photographes. Le dialogue y joue un grand rôle. Dans un tout autre domaine, il en est de même pour moi : je commence à réfléchir à un sujet de livre, et je zigzague autour, parfois pendant très longtemps. Je me sens comme un sniper qui piste et guette sa proie. Pendant ce temps, je lis des livres, je discute avec des gens, j’écoute le monde de toutes mes oreilles. À un moment il y a un déclic et là je sais que j’ai trouvé l’angle. Plus qu’à tirer !

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Corinne Maier : Vaste question. Pas d’illusion, elle peut peu. Mais l’écriture occupe ceux qui la pratiquent, et ceux qui la lisent. C’est déjà pas mal.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
CM : J’aime les bars de nuit, ceux où on discute avec des inconnus au comptoir en picolant. Mais je ne vais pas au café dans la journée, il y a trop de gens qui y travaillent sur ordi, transformant beaucoup de cafés en open spaces. « Derrière les vitrines des cafés, les gens sont alignés devant leurs écrans d’ordinateurs », écrit Ivy Pochoda dans l’un de ses excellents romans, De l’autre côté des docks (en anglais Visitation Street). Les travailleurs du tertiaire polluent les lieux, qu’ils aillent bosser ailleurs ! Laissons les cafés aux paresseux ! 

Où te sens-tu chez toi ?
CM : Je me sens chez moi dans un lit, avec une pile de livres à lire. Là est mon vrai pays, mon unique fidélité géographique. Le but de ma vie est de passer le plus de temps possible à lire au lit. Enfant, j’ai décidé de consacrer ma vie à tout lire. J’avance bien. Mais j’ai encore pas mal de pain sur la planche, et j’espère accomplir ce vaste programme. Allongée…

 

BIO

Corinne Maier vit en Belgique, avec de nombreuses incursions en France (Lozère). Elle écrit des livres (sujets de société, histoire, humour). L’écriture est sa principale activité professionnelle,  elle travaille le moins possible. Elle a publié de nombreux livres de non-fiction (Tchao la France, Dehors les enfants…), des scénarios de bande dessinée (Freud, Marx, Einstein, Ma vie est un best-seller, Monsieur Proust), et un roman (A la conquête de l’homme rouge). Les plus connus sont Bonjour paresse, un texte acide sur le monde de l’entreprise, et No Kid, un pamphlet anti-parentalité. Le plus récent est Me First. Manifeste pour un égoïsme au féminin.
www.corinnemaier.info

 

Mario Schlembach | Gasthof Schlembach, Sommerein

Photo : Alain Barbero | Texte : Mario Schlembach | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

« On va au Schlembach » est une expression courante à Sommerein. On entend par là d’aller à l’auberge de mon oncle. Elle a été inaugurée au printemps 1986, raison pour laquelle mon baptême a dû être reporté. Ce n’est pas la passion du métier, mais l’amour qui a poussé mon oncle à se lancer dans la restauration. Maçon de formation, il a réalisé le vœu le plus cher de ma tante. Il quitta son travail, vendit la maison familiale qu’il avait construite lui-même à la périphérie du village et acquit – en accumulant de grosses dettes – les ruines d’une ancienne forge au centre du village. La démolition et la reconstruction ont nécessité de nombreux coups de main, jusqu’à ce que le café-restaurant Schlembach – Zur alten Schmiede – tel était son nom d’origine – puisse ouvrir ses portes. Le rêve de ma tante était d’avoir un simple café, mais avant même l’ouverture, il a fallu faire des compromis pour faire face à la concurrence dans le village. Le nombre incalculable de Heuriger et les trois auberges n’ont pas laissé beaucoup de marge de manœuvre. Le Schlembach n’a cessé de grandir. Le café initialement prévu a été complété par un restaurant. Le grenier a été aménagé avec des chambres d’hôtes. Une discothèque a été construite dans la cave. Des livraisons de repas à domicile furent proposées. Des événements ont été organisés. Des services de restauration. Et bien plus encore. Un jour, ma tante a quitté mon oncle et l’auberge fut tout ce qu’il lui resta d’elle. Les années passèrent et la disparition rampante des auberges atteignit bientôt Sommerein ; seul le Schlembach survécut – en s’adaptant, encore et toujours. Mon oncle a maintenant plus de 70 ans. Il n’a pas d’enfants, seulement l’auberge, pour laquelle il n’y a pas encore de successeur. L’avenir du Schlembach est incertain. L’avenir nous dira s’il continuera d’exister ou s’il perdra son nom.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ? 
Mario Schlembach : Pour moi, la littérature fut un acte de libération. La possibilité de s’échapper de structures préfabriquées et en même temps un prétexte pour être différent. Mes parents dirigeaient une exploitation agricole. Mon oncle, l’auberge Schlembach. Pour les deux, mon frère et moi étions en première ligne pour la succession. L’écriture est donc devenue pour moi un acte de résistance, d’autonomisation – une sortie et un départ. Et en même temps, la possibilité de faire face à sa propre histoire.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
MS : Depuis mon enfance, mon nom n’est pas lié à une personne, mais à un lieu : le Schlembach. Il y a tous les avantages et les inconvénients à être le média d’un café (avec restaurant et discothèque) dans le village : Bonnes ressources, réceptacle à commentaires ou à chagrins, etc. Ici, je ne suis pas un littéraire, mais l’interlocuteur des clients et le comptable de mon oncle. Genre de texte : factures et menus. Malgré tout (ou peut-être à cause de cela), tous les autres cafés (qui ne sont pas le Schlembach) sont devenus pour moi mes lieux d’écriture préférés. J’apprécie la tranquillité d’être seul dans une masse anonyme, de lâcher prise et en même temps d’être constamment confronté à mon propre passé, présent et futur.

Où te sens-tu chez toi ?
MS : Parfois au Schlembach.

 


BIO

Mario Schlembach (* 1985) vit en tant qu’écrivain et fossoyeur en Basse-Autriche. Il écrit des romans, des pièces de théâtre et des reportages, entre autres pour le Frankfurter Allgemeine Zeitung et Der Standard. Ses deux premiers romans DICHTERSGATTIN (2017) – dont la première représentation théâtrale aura lieu en 2019 – et NEBEL (2018) sont parus aux éditions Otto Müller (Salzbourg) et ont reçu de nombreuses distinctions. Son dernier livre HEUTE GRABEN est paru au printemps 2022 aux éditions Kremayr & Scheriau (Vienne). www.bauernerde.at

Barbara Rieger | Almtaler Haus, Grünau im Almtal

Photo : Alain Barbero | Texte : Barbara Rieger extrait de Eskalationsstufen (K&S 2024) | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Plus tard, nous sommes assis au café, je sirote mon mélange, Joe sa bière. Son doigt pointe sur la table une tache, qui n’est pas la nôtre. Le service a déjà été meilleur ici, dit-il. Et qu’est-ce que tous ces enfants font ici ?
Joe, dis-je, qu’est-ce qui se passe ?
Que veux-tu dire ?
Regarde ton humeur.
Ton humeur, m’explique-t-il, n’est pas toujours la même non plus, je ne suis qu’un être humain, je suis désolé pour toi si tu t’attendais à autre chose.
J’avale mon café. C’est bon ça va, je dis.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Barbara Rieger : La littérature est ce qui naît – dans le meilleur des cas – de l’écriture. Et personnellement, c’est la forme d’art que je préfère.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BR : Ce sont des lieux où règne un certain ordre dont je ne dois pas m’occuper moi-même et qui, en tant que tels, sont parfois très agréables.

Où te sens-tu chez toi ?
BR : Si un jour je m’y trouve, j’enverrai une carte postale

 

BIO

Née à Graz en 1982, Barbara Rieger vit en tant qu’auteure et professeure d’écriture à Vienne et dans l’Almtal (Haute-Autriche). En 2013, elle a fondé avec Alain Barbero et Sylvie Barbero-Vibet “cafe.entropy.at.” Elle écrit des romans, de la prose courte et même de la poésie de temps en temps. Son troisième roman Eskalationsstufen paraîtra le 7 février chez Kremayr & Scheriau. Les premières présentations auront lieu le 15.2 (Vienne) et le 17.2 (Almtal).

http://www.barbara-rieger.at

Nelly Staneva | Café Littéraire, Berne

Photo : Alain Barbero | Texte : Nelly Staneva | Traduction du texte bulgare : Raya Hristova, interview et bio (de l’allemand) :  Sylvie Barbero-Vibet

 

Café Littéraire

Il se sent à l’aise, enveloppé par le bruit, adossé confortablement, alors que son regard plonge de nouveau vers ce point sombre entre les couvertures des cahiers, caché de tous. Assis à la plus petite table, juste à l’entrée, deux étages au dessus des vieux tramways grinçants. A chaque ouverture de porte, des voyelles surgissent et l’enveloppent comme des volutes duveteuses. Il remplit ses poumons de gouttes croustillantes d’air hivernal condensé. Il y a vraiment du monde ce samedi matin. De temps en temps s’infiltre dans le café avec les manteaux froids et les sacs de courses du marché fermier, une consonne sourde, un « h aspiré », un « sch » ou « scht » guttural qui le surprend. Heureusement à cette heure-ci, les commandes de café tombent plus souvent que les premiers flocons de neige s’agitant dehors. La danse de la vapeur sous pression issue de la machine à café se déclenche juste à temps, purge ses conduits auditifs, et de nouveau, il s’assoupit bercé par ce tintement qui n’a rien à voir avec lui, par cette réalité qu’il n’arrive pas à traduire dans sa propre langue – Café Littéraire.
Il murmure ce nom, ses lèvres tremblent sous les spasmes musculaires d’une promesse universelle, d’un pouvoir préhistorique qu’il a déjà possédé, auquel il a cru un jour, il y a deux décennies, bien avant d’entendre le sifflement, le murmure « va-t’en» , d’ici et de là, avant que « là » ne devienne « ici » et « ici » « ailleurs ».
– Ce sera quoi pour vous ?
– Ce sera.
– S’il vous plaît ?
– S’il vous plaît. Un café. Littéraire. Da komm ich her. C’est de là que je viens.
Cet homme, pense le serveur, au passeport rouge et à la mauvaise habitude de voter pour le parti nationaliste, ce petit homme, il est noir comme le diable, mais il sait asséner les mots sur la table, comme s’il était du coin. Ce doit être un écrivain, ou quelque chose du genre. Puis le serveur amusé fredonne un instant “Vom Himmel hoch, da komm ich her. Ich bring’ euch gute neue Mär” pendant qu’il actionne la machine à café, mais se rappelle qu’en fait, il ne supporte pas les chants de Noël.
Le cahier demeure silencieux et les couvertures restent pincées comme les lèvres d’un vieux monsieur agacé. Cependant, le point est mis et le son de la sérénité se répand sur les pages souples, les imprègne comme un liquide sombre et rafraîchissant.

 

Original (Bulgarisch)

Café Littéraire

Уютно му е в този шум, удобно му е да се обляга върху него, докато очите му потъват за пореден път в онази тъмна точка, скрита от чужди погледи между кориците на тетрадката. Най-малката масичка, точно до входа, два етажа над скърцането на старите трамваи и при всяко отваряне на вратата той се загръща с прииждащите на пухкави кълбета гласни, пълни дробовете си с хрупкави капки кондензиран зимен въздух. Истинска навалица в този съботен предиобед. От време на време, наред с хладните палта и торбите от фермерския пазар, в кафенето се вмъква и някоя остра съгласна, която го стряска, някое удрящо го в ребрата, гърлено х, ш или щ. За щастие по това време на деня поръчките за кафе валят по-често и от нервните снежинки на първия сняг навън. Танцът под налягане в тръбите на кафе-автомата започва тъкмо навреме, промива ушните му канали и той отново замира блаженно в звънтящия звук, който няма нищо общо с него, в докосването на една реалност, която той не може да преведе на своя език – Cafe Literaire. Той шепне това име, устните му треперят от мускулните спазми на вселенски обещания, които бълбукат напряко случайността, от една праисторическа сила, която е притежавал, в които е вярвал, преди две десетилетия, преди да чуе съскането, преди да чуе шепненето, преди да чуе “върви си”, от тук и от там, преди “там” да стане “тук” и “тук” да стане другаде. 

  • Какво да бъде?
  • Да бъде. 
  • Моля? 
  • Моля. Едно кафе. Litteraire. Da komm ich her.

Този човек, мисли си келнерът с червения паспорт и лошия навик да гласува за националистическата партия, този човечец, черен като дявол, но как тряска на масата думите, съвсем като местен. Някакъв писател сигурно. Какви ли не ги пласират напоследък. После за кратко си тананика “Vom Himmel hoch, da komm ich her.Ich bring’ euch gute neue Mär“, докато кафето капе в чашата, но после се сеща, че всъщност не може да понася коледни песни.
Тетрадката мълчи, кориците стиснати като устни на недоволен старец. Но точката е сложена и звукът на блаженството се разпространява върху меките страници, пропива ги като тъмна, освежаваща течност.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Nelly Staneva : Nous libérer du flux du temps, de l’entropie. Et quand il s’agit de créer de la littérature, alors, comme le dit Italo Calvino, l’étendue de ce qui n’a pas été écrit ne peut s’appréhender que par l’acte limité de l’écriture.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
NS : Je suis tombée sous le charme des cafés dès l’école. Le café est un produit de plaisir qui me passionne, comme d’autres le vin ou les cigares. Les dernières années au lycée, je séchais régulièrement les cours pour passer du temps dans les cafés avec mes carnets de notes et mes rêveries. Depuis que je suis mère, j’écris de nouveau presque toujours dans des cafés, car mon petit appartement est bien trop rempli par cette étape de ma vie bruyante et vibrante. Ils sont des portes fiables qui m’offrent un accès à moi-même, à tout moment, quand j’en ai besoin. C’est pourquoi je n’aime pas parler avec d’autres personnes dans les cafés, je n’aime pas non plus y rencontrer des amis ou des collègues.

Où te sens-tu chez toi ?
NS : Cela change tout le temps, mais jusqu’à présent, c’était rarement à mon adresse officielle. Chez moi,  plus qu’un lieu, ce sont plutôt les rares fois quand je suis à la fois enthousiasme et calme. Mais en ce moment, je me sens à nouveau très bien en Bulgarie, ce qui n’a pas été le cas pendant longtemps. Sinon, lorsque je me réveille et que je sens la tête de mon enfant ou le bras de mon amant sur moi, j’ai l’impression, un court instant, d’être parfaitement à ma place et chez moi sur cette terre.

 

BIO

Nelly Staneva est poètesse et écrivaine. Née en 1983 en Bulgarie, elle vit en Suisse depuis 20 ans. Elle a publié deux livres de poésie et deux autres (poèmes et son premier roman) seront publiés prochainement.

Catherine Cusset | L’Élephant du Nil, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Catherine Cusset

 

        Les cafés sont nombreux sur la place du métro Saint-Paul, à cinq minutes de chez moi. L’éléphant du Nil m’a attirée parce que c’est un vrai café parisien avec son comptoir en zinc, ses petites tables en bois sombre, ses chaises bistrot, son carrelage ancien. Je m’y sens bien. Un passe-plat ouvre sur la cuisine où le cuisinier prépare une nourriture bonne et pas chère. Les serveurs sont jeunes, sympa, et souriants — contredisant le stéréotype du serveur parisien.
        C’est mon point d’arrivée à Paris quand je débarque de New York. Pendant trente ans, trois ou quatre fois par an, j’ai atterri à Roissy, récupéré ma valise, pris le RER, changé à Châtelet, et je suis sortie à Saint-Paul, en face de L’éléphant du Nil. J’ai commandé un grand crème au comptoir et je l’ai pris debout, à côté d’habitués qui buvaient un expresso ou un verre de vin. Parfois il restait un croissant, fondant et croustillant. Il est midi à Paris et 6h à New York. Le café au lait très chaud et sucré descend dans ma gorge, j’avale une bouchée de croissant, ces goûts familiers me disent que je suis arrivée, que je suis chez moi. 
        Au café je lis mais n’écris pas. Pour écrire j’ai besoin de silence et d’un lieu isolé. Virginia Woolf n’a pas eu tort quand elle a insisté sur la nécessité d’avoir une chambre à soi. Je passe de mon lit à mon bureau, du sommeil et des rêves à l’écriture, sans transition.  Je ne commence jamais la journée par un petit déjeuner à l’Éléphant du Nil même si j’aime tant le grand crème et les croissants. Sauf quand je débarque de New York.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature?
Catherine Cusset : Kafka écrit qu’elle est la hache qui brise la mer gelée en nous. Oui. Elle nous ouvre — à nous-même, à l’autre, au monde. Elle nous agrandit, nous enrichit, nous déplace. Il existe deux sortes de littérature, l’une de divertissement, l’autre de quête. Même si j’admire ceux qui écrivent des livres que les adolescents dévorent, je préfère l’autre sorte. Je ne lis pas pour l’intrigue, mais pour le sens, pour la présence vivante d’un esprit humain. Les bons livres sont ceux dont on connaît déjà la fin et qu’on peut relire sans jamais s’ennuyer. Je lis et j’écris parce que je suis dans une quête — de vérité, de sens, de lien, de cohérence, d’altérité, de moi-même.
        J’ai du mal à vivre sans écrire. Je déprime très vite. Seule l’écriture me rend la vie tolérable. Parce qu’elle rassemble, collecte, fabrique du sens, préserve la mémoire, donne accès à l’altérité et au meilleur de soi. Écrire est une activité solitaire, mais le seul vrai moyen de sortir de la solitude.

 

BIO

Catherine Cusset, née à Paris en 1963, est l’auteure d’une quinzaine de romans parus chez Gallimard entre 1990 et 2021 et traduits en vingt-deux langues, dont Le problème avec Jane (Grand Prix des lectrices d’Elle 2000), La haine de la famille, Un brillant avenir (Prix Goncourt des Lycéens 2008), L’autre qu’on adorait, Vie de David Hockney (Prix Anaïs Nin) et La définition du bonheur. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de lettres classiques, auteure d’une thèse sur Sade, Cusset a enseigné douze ans à Yale avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Après trente ans à New York, elle vit aujourd’hui entre Paris et la presqu’île de Crozon en Bretagne.

Béatrice Riand | Cafè de l´Òpera, Barcelone

Photo : Alain Barbero | Texte : Béatrice Riand

 

Faut-il qu’il m’en souvienne, chante Apollinaire lorsqu’il évoque la Seine et le pont Mirabeau… vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure. Et les souvenirs aussi, et les souvenirs toujours. Lorsque je franchis la porte du Café de l’Opéra, à Barcelone, je m’avance sur le pont incertain de la mémoire. Et je cherche, je cherche les silhouettes des temps passés. Les ombres tutélaires, qui embrassent mon enfance, la prennent par la main pour l’emmener chaque dimanche déguster des churros con chocolate. Chuchotent à son oreille de tendres paroles, tu es catalane, petite, n’oublie pas, n’oublie jamais. Je n’oublie pas. Et je ne les oublie pas. Ni mon grand-père au poil orageux qui refuse de tirer sur ses frères lorsque la guerre civile déchire et le pays et la cité comtale, ni ma frêle arrière-grand-mère qui au péril de sa vie cache pendant de longues années trois nonnes apeurées derrière une fausse paroi dans une cuve à vin, ni ma grand-mère de dix-sept ans qui pleure face à la brutalité des hommes et joue du piano au milieu des gravats d’une existence contrariée. Les churros du Café de l’Opéra sont ma madeleine de Proust, mon héritage. Je ferme les yeux, je me saisis d’un beignet sucré et je les revois, qui me sourient. J’entends leur voix. Leur souffle sur moi. Et passent les jours, passent les semaines, passent les années, qu’importe le temps qui s’effiloche, croyez-moi, je les revois. Ils sont là. Pedro et sa cravate à pois, Eulàlia et son chapelet de pétales de roses, Maria et sa douceur en éventail. Et moi, du plus profond de mes entrailles, je célèbre le courage de celles et ceux qui ont connu la guerre autrefois. Ou subissent ses atrocités aujourd’hui. Et je vous le dis, les morts ne meurent jamais. Je vous le dis, oui, vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, les souvenirs demeurent.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Béatrice Riand : La littérature est une respiration, suspendue entre le réel et le plausible, le vrai et le vraisemblable. Et ce souffle incertain permet à tous d’expérimenter un autre regard sur le monde. Mais attention, ne vous y trompez pas : « la littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre » (William Faulkner). 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BR : Au risque de te décevoir, je dois t’avouer que je n’écris pas dans les cafés, je ne lis pas dans les cafés. Les seuls établissements que je fréquente sont liés à des souvenirs anciens. 

Où te sens-tu chez toi ?
BR : Sans hésiter, dans ma bibliothèque. Lorsque je m’assieds à mon bureau, entourée des livres qui m’accompagnent depuis des années, environnée des mots des autres, je ressens une véritable paix intérieure. Je ne connais ni la solitude ni le silence.

 

BIO

Béatrice Riand, de père suisse et de mère catalane, grandit entre deux cultures et trois langues. Titulaire d’un master en littérature française et en psychologie, elle se consacre à l’écriture. Prix du Jury des Arts et Lettres de France à deux reprises, prix du Jury de la Société des Ecrivains Valaisans à trois reprises, dont tout récemment pour son roman Si vite que courent les crocodiles (BSN Press), qui aborde la problématique de l’adolescence, elle publie en octobre 2023 un troisième ouvrage, Ces gens-là (Editions Slatkine), qui traite du délicat et douloureux sujet de l’inceste.