Archive d’étiquettes pour : Barbara Rieger

Cordula Simon | Skurril Café Bar, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Cordula Simon | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le café Skurril n’est pas bizarre comme pourrait le sous-entendre son nom, c’est même ce qu’il y a de moins bizarre ici : le café est bon, le petit-déjeuner est bon, les boissons sont bonnes. Un café bizarre, qu’est-ce que ça pourrait bien être ? C’est au milieu de Geidorf, le quartier des étudiants et des veuves de conseillers de la cour ; là aussi, pas de bizarrerie. Les professeurs comme les habitants du quartier s’y retrouvent. Le Bica, en face, a probablement fermé trois fois au cours des dix dernières années et a régulièrement changé de propriétaire. Le Churchill, également en face, est certes chic, mais c’est un bar et non un café. Au Skurril, comme à l’Alchimiya à l’époque, on m’apporte automatiquement le premier café sans que je le demande. La bonne âme du skurril sait. Elle ne se trompe jamais. Le café Einstein ? Le Liebig ? Plusieurs changements de propriétaires. Un café où l’on va régulièrement ne peut tout de même pas être soumis à des changements substantiels en permanence – comment peut-on avoir une place préférée comme ici, devant la grande vitre, si les meubles changent constamment. Le mazagran de café ? Il n’existe plus. De l’autre côté de l’université ? Au Zinzendorf ? Pas beaucoup de différence avec le Heinrich de ce côté : un va-et-vient continuel. Entre les deux : Fotter ? Harrach ? Un autre ? Ils existent depuis longtemps, pourtant. Pourtant : tant de cafés, mais dès que les étudiants sont partis, hop, tout est fermé ! Déjà pendant le semestre, tout est fermé le dimanche, parce que tout le monde rentre chez maman. Aller prendre un petit déjeuner le samedi matin ? Bonne chance ! Il reste seulement le Skurril, lui, il est fiable. Le Skurril a aussi des jours où il est fermé : le premier janvier. Sinon, le café skurril est là. Il ne te laisse pas tomber. Tu ne sais pas quoi faire ? Tu veux aller au café car pour être seul, tu veux être entouré des autres ? Tu veux passer des heures à regarder la rue à travers la fenêtre ? Des chiens, des promeneurs, des chalands ? Tout le reste, ici, est instable dans son tourbillon, sauf celui-ci. Bizarrement Skurril, non ?

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
Où te sens-tu chez toi ?

Cordula Simon : La littérature peut nous rapprocher les uns des autres, nous confronter à de belles choses dites de manière laide et à des choses laides dites de manière belle et, en rompant avec l’habituel, nous ouvrir les yeux sur les sentiments, les points de vue et les mondes des autres. Ce faisant, la littérature montre souvent que nous ne sommes pas si différents les uns des autres. Peu importe où je vais, je découvre les cafés. J’ai écrit mes deux premiers livres au café Alchimiya dans la rue Deribasovskaya à Odessa. Je m’y suis sentie chez moi. Mais j’ai aussi appris que je peux me sentir chez moi partout où je pose ma tête, tant que je suis entourée des bonnes personnes. Que ce soit en Allemagne, au Sri Lanka ou ailleurs, cela s’est toujours confirmé. Ceci dit : je n’ai jamais rencontré les mauvaises personnes, que ce soit dans les cafés ou ailleurs, toutes étaient au moins réelles, comme les sentiments, les points de vue et les mondes dans la littérature – C’est là que je suis chez moi. Dans le monde entier.

 

BIO

Née le 27.3.1986 à Graz, Cordula Simon a fait des études de philologie allemande et russe ainsi que des études sur le genre à Graz et Odessa jusqu’en 2011. Animatrice aux Ateliers de littérature pour la jeunesse de Graz. Auteure indépendante, elle a résidé à Odessa jusqu’en 2014 et travaille maintenant de nouveau à Graz. Membre de la GAV (Association des auteur(e)s de Graz). Membre de l’ACIPSS (Austrian Center for Intelligence, Propaganda and Security Studies) avec pour dominante les activités scientifiques portant sur la linguistique des médias, la littérarité des médias et la prévention de la radicalisation dans l’espace numérique. Collaboration à Bestattung PIUS Graz. Nombreuses publications littéraires et scientifiques, prix et bourses. Dernièrement : Die Wölfe von Pripyat (roman, Residenz 2022).

Katharina Godler | Lendhafencafe LC, Klagenfurt

Photo : Alain Barbero | Texte : Katharina Godler | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet 

 

Condensé

Hier, découvertes
d’odeurs

Un courant d’air 
vers le café
comme le jus de mélisse
et le citron

Ces commodes
qui racontent des
histoires | friables
Comme le lilas

Du tabac à pipe
des tasses à moka
sur ta table d’habitués
restent, abandonnés

Les marrons tombent
dans le Lendhafen
sur le sol | craquements
humides au goût de noisette

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Katharina Godler: Être dans le moment présent.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
KG: Ce sont des endroits où je respire l’odeur du café fraîchement moulu 24 heures sur 24. Je peux même mettre cette odeur dans mon sac à dos et l’emporter chez moi.
Ils ont donc une grande importance !

Où te sens-tu chez toi ?
KG: Entre une feuille de bouleau en automne et mes cher(e)s ami(e)s.

 

BIO

Katharina Godler est née en 1991 à Vienne et vit aujourd’hui à Klagenfurt. Elle a étudié la littérature comparée et la philologie allemande.
De 2015 à 2019, elle a effectué des recherches à l’Académie des sciences et aux Archives littéraires de Carinthie de l’Université de Klagenfurt sur Ilse Aichinger, Thomas Bernhard, Josef Winkler et Robert Musil.
Aujourd’hui, elle travaille comme autrice, lectrice et journaliste pour la radio et la presse. Publications dans les revues littéraires autrichiennes Die Rampe et manuskripte, ainsi que dans le quotidien Die Presse.

Radka Denemarková | Café Trabant, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Radka Denemarková | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Chaque fois que je suis à Vienne, j’habite dans la Kulturdrogerie. Au coin de la rue, il y a le Café Trabant. Au printemps, j’y ai rencontré Alain Barbero. Mon surnom est
« l’hirondelle de Prague » et j’ai trouvé mon « nid d’hirondelle » dans ce café.

Le café est une sorte de chez-soi qui respecte le profil de son environnement et le cultive avec émotion. C’est comprendre profondément les gens, là où la ville et la rue ont leur caractère particulier, leur atmosphère unique, leur style et leur culture. La vie humaine ne s’y réduit pas au stéréotype de la production et de la consommation.

Au Café Trabant, nous avons décidé avec Alain : nous pouvons tous entreprendre quelque chose, ici et maintenant. Personne ne le fera à notre place et nous ne pouvons attendre personne. Il faut – dans des conditions difficiles, toutes proportions gardées – revivre une vie indépendante et non manipulable. Et seule une telle orientation peut manifestement conduire à un développement de structures sociales dans lesquelles l’homme est à nouveau une personne humaine concrète.

Ces moments dans le calme d’un café viennois étaient tout simplement une manifestation de la vie. Face au monde des apparences et de l’interprétation, il y a soudain la vérité – la vérité des gens qui veulent vivre à leur manière. Dans ce contexte, le café m’apparaît comme une manifestation élémentaire et spontanée de ce sentiment de vie contre toute forme de manipulation. Quel est le sens de cette vie à notre époque? Personne n’évolue dans le vide. La période pendant laquelle l’homme grandit et mûrit influence toujours sa pensée. Il s’agit plutôt de savoir de quelle manière l’homme se laisse influencer, en bien ou en mal. L’espoir, nous l’avons en nous ou nous ne l’avons pas. Merci, Alain. Vive la liberté !

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Radka Denemarková : La littérature est l’ensemble des formes d’art, d’amour, d’amitié et de pensée qui permettent à l’homme d’être moins esclave. Percevoir la littérature de cette manière est la forme la plus pure de l’amour.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
RD : Le monde occidental et le monde oriental, bien que différents à bien des égards, traversent une crise unique et commune. Dans les cafés, on peut commencer à réfléchir à une meilleure alternative du monde.  On essaie aussi de saisir plus profondément certains thèmes fondamentaux de l’époque et de les articuler vraiment, ce n’est pas seulement un cri d’authenticité, mais une tentative d’analyse. Radka et Alain. Deux personnes autour d’une table.

Où te sens-tu chez toi ?
RD : À Prague. Sur l’île d’Amrum.

 

BIO

Née en 1968, Radka Denemarková vit à Prague. Elle écrit de la prose, des essais, des pièces de théâtre, traduit depuis l’allemand (notamment Bertolt Brecht, Thomas Bernhard, Herta Müller : Atemschaukel). Dernière publication : Stunden aus Blei (2022) chez Hoffmann und Campe Verlag. Pour le roman Ein herrlicher Flecken Erde (DVA, 2009), elle a notamment reçu le prix du livre Georg-Dehio de Berlin en 2012 et a été nominée en 2017 à l’International Writers’ Stage at Kulturhuset Stadsteatern suédois (short-list). Elle a notamment reçu le prix littéraire Spycher de Loèche 2019 en Suisse pour son roman Ein Beitrag zur Geschichte der Freude, ainsi que le prix littéraire Brücke-Berlin 2022 et le prix littéraire autrichien du Land de Styrie pour son roman Stunden aus Blei. En 2007, 2009, 2011, 2019, elle a reçu le plus grand prix littéraire tchèque Magnesia Litera. Elle fut l’écrivaine de la ville de Graz (Stadtschreiberin) en 2017/2018. Sur invitation de l’Institut des Sciences Humaines (IWM), elle a séjourné en 2023 à Vienne.

 

Kamel Bencheikh | Café de la Gare, Paris [2/2]

Photo : Alain Barbero | Texte : Kamel Bencheikh

….

Cette ville qui forme mon environnement prémédité se replie sur ma marche, elle me donne l’occasion de la transpercer comme si elle s’était changée en un chas instable. La passerelle des Arts est désormais allégée des cadenas prometteurs d’amour inépuisable. La rue de Seine la bien nommée me jette dans les bras du boulevard Saint-Germain où les lumières des cafés illuminent les conciliabules des personnes attablées.

La nuit est humide sous le regard fluorescent des porches. Je parle de clarté alors qu’il n’y a que l’éclairage des lampadaires tout au long des trottoirs. Le soleil, même de jour, n’accorde que rarement ses flambeaux à la ville. L’astre vedette a pris l’habitude de se dissimuler sans oser faire admirer ses dards luminescents. Vers le nord, la colline de Montmartre profite pourtant de cette lumière pour anoblir les raisins sur les pentes du clos des Saules. C’est ici, sur les hauteurs de la mégalopole, que la Babel moderne se souvient de ses terres généreuses et prophétiques.

La remontée vers Ménilmontant par la rue Oberkampf, c’est la montée du Golgotha pour l’athée que je suis. La pluie s’est découragée face à ma ténacité mais la nébulosité de la nuit s’est métamorphosée en compagne dévouée et silencieuse. Serait-ce elle qui vient de mettre sa main sur mon épaule à l’instant précis où j’écris ce passage et qui me convainc que ma solitude est un éloge qu’il faut volontiers savoir recevoir ? Ou bien est-ce l’appel du vendredi soir, non pas celui de la prière, mais celui d’un demi de bière chez Akli au Café de la Gare avec mon ami Youcef ?

La ville m’a escorté jusqu’aux buttes Chaumont comme une amie rêveuse et bruyante. Ma mémoire ardente connaît chaque sinuosité de ces rues dans lesquelles mes pas m’ont conduit au pèlerinage des enseignes qui s’éteignent. Il faut monter maintenant un peu plus pour que mon dos puisse se caler enfin sur le sofa gris qui m’attend. Et c’est alors que la vue de la butte Montmartre me sera offerte comme le cadeau radieux que je ne présumais plus.

 


BIO

Né à Sétif, sur les Hauts-plateaux de l’Est algérien, Kamel Bencheikh habite à Paris. 
Poète, nouvelliste et romancier. Ses dernières publications balayent ces différents domaines littéraires : Poètes algériens de langue française (anthologie), La Reddition de l’hiver (recueil de nouvelles), L’Impasse (roman), Là où tu me désaltères (recueil de poésie).
Ses textes ont été publiés par des dizaines de revues dont Promesses, Alif, Artère, Les Refusés, À l’Index, A littérature action, Écriture française dans le monde
Son roman Un si grand brasier et son essai L’Islamisme ou la crucifixion de l’Occident sont à paraître respectivement aux éditions Frantz Fanon (Algérie) et Altava (France).
Il a participé aux ouvrages collectifs La Révolution du sourire (éditions Frantz Fanon) et Les Années Boum (Chihab éditions). Il est également chroniqueur dans divers journaux et revues dont Le Matin d’Algérie, L’Orient-Le Jour, Tribune Juive, Le Vif
Kamel Bencheikh est connu en tant que féministe et militant universaliste. Il a été à l’initiative de l’appel pour l’instauration de la laïcité en Algérie.

 

Kamel Bencheikh | Café de la Gare, Paris [1/2]

Photo : Alain Barbero | Texte : Kamel Bencheikh

 

En flânant dans les rues de Paris, je me demandais comment qualifier l’hospitalité de cette cité si vulnérable ? Rien ne me permet de la soupeser lorsqu’aucun visage connu ne se reflète dans mes yeux. La ville est comme une prétention à se serrer sur les tréteaux d’un même théâtre, c’est l’apparence de gens occupés qui courent sans motif, c’est un couple qui se tient par la main dans la douceur apaisante du soir, les terrasses des cafés sur le quai de Valmy, le charivari quotidien. La ville fait semblant de te recevoir avec les ovations que tu mérites, tu essaies de lui murmurer des douceurs à l’oreille et tu ne reçois aucun écho. Le silence tumultueux est sa façon de te répondre. La ville te fuit. Tu n’as pas d’autre choix que de lui courir après. Son ciel, pluvieux ou assailli de torchères, est sempiternellement au même endroit — il a définitivement choisi d’être à l’étage le plus élevé !

Le ciel se cale sur ses stratus ou sur les étincelles de son glorieux luminaire alors que les pavés que tu foules se dérobent à tes pieds. On ne se pose jamais la question de savoir pourquoi le ciel est suspendu alors que la terre, quand on marche longtemps dessus, a l’air d’un tapis mécanique qui fuit vers l’arrière. Les immeubles se transforment en montagnes urbaines, les rues en canyons. La mélancolie creuse son sillon dans ta poitrine que tu tentes de soustraire au vent. Le sourire sur le visage des passants ne fait pas contrepoids à l’austérité du temps. Ce sourire reflète l’accord tacite des citadins en mal de palabres. Le regard des inconnus est un délateur de l’état d’âme de la ville, aussi précis que le clapotis des canaux. Les vrais poètes ne demandent pas à être accompagnés. Je ne suis peut-être pas un vrai poète. J’écris des sentiments que me rapporte la nuit dont l’obscurité tamisée encercle les escaliers brillants de la rue de Crimée. Je traverse seul la ville du haut de Belleville à règle droite jusqu’à toucher, de la prunelle, l’énorme fleuve qui sépare les berges jumelles. D’un bout à l’autre de mon parcours, le même éclat de lumière qui se multiplie à mesure que j’avance. Des monceaux d’obscurité venus d’un ciel comateux envahissent les recoins des parcs. Il se pourrait que ce soit ma solitude qui me réprimande et me donne des leçons.

à suivre

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Kamel Bencheikh : On entre en littérature comme on entre dans un combat. Les mots constituent pour moi comme une combinaison de survie. J’écris pour  ne pas m’agenouiller, pour ne pas accepter l’inacceptable. Les mots sont un coup de poing dans le ventre de la bête. La littérature peut libérer la femme et l’homme de l’inéluctable qui se profile. La littérature, c’est assurément la victoire de la lumière sur les ténèbres.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
KB : Les cafés sont les patries de celles et ceux qui ne peuvent que socialiser avec leurs semblables, c’est un endroit où l’on peut être seul tout en étant entouré. Et c’est aussi le lieu où l’on retrouve ses semblables, ses autres moi pour échanger nouvelles, tapes dans le dos, embrassades fraternelles et émotions.

Où te sens-tu chez toi ?
KB : Je me sens chez moi là où je respire un air non vicié, où la liberté n’est marchandée, où le droit de dire ce qui nous passe par la tête est garanti. Je suis partout chez moi où la laïcité est la règle absolue, où les valeurs républicaines ne sont pas que des mots lancés en l’air mais une réalité palpable que l’on mesure tous les jours.

 

BIO

Né à Sétif, sur les Hauts-plateaux de l’Est algérien, Kamel Bencheikh habite à Paris. 
Poète, nouvelliste et romancier. Ses dernières publications balayent ces différents domaines littéraires : Poètes algériens de langue française (anthologie), La Reddition de l’hiver (recueil de nouvelles), L’Impasse (roman), Là où tu me désaltères (recueil de poésie).
Ses textes ont été publiés par des dizaines de revues dont Promesses, Alif, Artère, Les Refusés, À l’Index, A littérature action, Écriture française dans le monde
Son roman Un si grand brasier et son essai L’Islamisme ou la crucifixion de l’Occident sont à paraître respectivement aux éditions Frantz Fanon (Algérie) et Altava (France).
Il a participé aux ouvrages collectifs La Révolution du sourire (éditions Frantz Fanon) et Les Années Boum (Chihab éditions). Il est également chroniqueur dans divers journaux et revues dont Le Matin d’Algérie, L’Orient-Le Jour, Tribune Juive, Le Vif
Kamel Bencheikh est connu en tant que féministe et militant universaliste. Il a été à l’initiative de l’appel pour l’instauration de la laïcité en Algérie.

Felix Kucher | Theatercafe Cho-Cho-San, Klagenfurt

Photo : Alain Barbero | Texte : Felix Kucher | Trad. : Sylvie Barbero-Vibet

 

Il est de nouveau deux heures du matin, et de nouveau nous sommes les derniers assis au bar à méditer sur nos verres de bière vides. Seul Joe fait encore semblant de lire le FAZ, posé devant lui sur le comptoir. Karl vient juste de me demander de me représenter une partie de la population de Klagenfurt, la taille du groupe étant laissé à ma libre appréciation. Après la troisième bière, c’est l’ancien professeur qui prend le dessus chez lui. La ville compte environ cent mille habitants.
« Et la taille choisie n’a absolument aucune importance ?», demande-je. « De un à quatre-vingt-dix-neuf mille ».
Georg, à ma droite, pousse un grognement. 
« Peu importe », dit Karl. « Vroni, encore une tournée ». 
« Toute la population, c’est cent pour cent, logique », dit Karl de manière superflue.
« J’ai choisi un chiffre », dis-je.

Karl lève l’index. « Ne me dis pas lequel. Ecoute : J’envoie maintenant aux personnes que tu as sélectionnées un courrier dans lequel se trouve une carte postale blanche. Toutes les autres recevront une noire ».
Je devrais rentrer chez moi. Immédiatement. 
« Voici ma question : Quelle est la probabilité qu’en tant qu’habitant de cette ville, tu fasses partie du groupe le plus important ? ».
Il regarde tour à tour Georg et moi. J’imagine des gens qui reçoivent des cartes blanches et noires vierges, sur lesquelles rien n’est écrit. 
« Comment peut-on savoir si on est dans la partie la plus grande ou la plus petite ? », demande-je. « Si j’ai choisi un groupe représentant plus de cinquante pour cent, il est évident que j’ai plus de chances d’être dans celui-ci ». 
Les nouvelles bières sont arrivées. Nous buvons.
« Oui, je suis du même avis. Il y a plus d’habitants », ajoute Joe. 
« La question est de savoir pourquoi », dit Karl.
« Eh bien, parce qu’il y en a plus. Bon sang, Karl, il est sacrément tard ». 
« Non », dit Karl. « La probabilité est plus grande parce que tu en fais partie. Crois-le ou non, la taille attendue d’un groupe change selon que tu en fais partie ou non ».
Je regarde les verres sur l’étagère derrière le comptoir. Je ne veux être membre nulle part.  

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Felix Kucher : Tout ! Stimuler, calmer, consoler, attiser la colère, susciter la compassion (phobos kai eleos !), purifier, salir, réconcilier, diviser, égayer, attrister, endormir, réveiller. Ad infinitum. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
FK : Importante ! Il y a des cafés comme le Theatercafé à Klagenfurt, où l’on est le seul client l’après-midi en semaine. Les haut-parleurs diffusent Di quella pira d’Alfredo Kraus, on ne se cache pas derrière un journal grand format, on regarde simplement par la fenêtre, en passant devant les Sansevieria d’un autre âge qui, tels des lances, repoussent le monde extérieur.
Et il y a des cafés comme le Jelinek, où je me retrouve avec mon vieil ami Edi entre des tables pleines à craquer pour boire une bière et manger un sandwich au jambon, où nous sommes immédiatement impliqués dans la conversation de la table voisine et où nous rentrons en remontant la rue Otto-Bauer bien plus tard qu’initialement prévu.

Où te sens-tu chez toi ?
FK : Là où j’ai des amis ou connaissances et où je peux les rencontrer.

 

BIO

Né le 23 octobre 1965 à Klagenfurt en Carinthie, Felix Kucher a fait des études de philologie classique, de théologie et de philosophie à Graz, Bologne et Klagenfurt. Il travaille pour le ministère régional de l’éducation pour la Carinthie et vit à Klagenfurt et à Vienne.
Publications:  Malcontenta. Roman, 2016. Kamnik. Roman, 2018. Sie haben mich nicht gekriegt. Roman, 2021. Vegetarianer. Roman, 2022. Tous chez Picus Verlag, Wien. Il a également réalisé de nombreuses contributions (histoires courtes, poésie) pour des anthologies et la chaîne de télévision ORF (Ö1). Dernièrement : Schnitt (nouvelle), diffusée sur Ö1 dans Radiogeschichten le 29.05.2022.

Theodora Bauer | Café Museum, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Theodora Bauer | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Le café Museum. Représentation, représentation, représentation. Bien qu’il fasse désormais partie de la grande chaîne Landtmann, il dégage toujours pour moi le charme d’un petit café viennois raffiné, avec la dignité propre à une telle institution. Je dois bien l’avouer,  je ne suis pas une grande habituée des cafés. Je préfère travailler chez moi, en jogging ou en pyjama, avec une tasse de café fraîchement moulu avec ma propre machine à café à grains, l’air chiffonné et bizarrement installée sur ma chaise de bureau. Je ne vais donc pas au café Museum pour écrire, mais à l’occasion de rencontres professionnelles – ce qui est aussi une partie très agréable de mon travail. C’est celui que je propose quand quelqu’un n’a jamais été dans un café viennois et veut absolument en voir un “vrai” ; si quelqu’un veut m’interviewer ou discuter de futurs projets communs. L’atmosphère est impressionnante, mais pas guindée ; le café dégage à la fois un certain calme et une animation subliminale. Il est patiné, sans être pour autant défraîchi. Confortable et noble à la fois. Un lieu qui permet l’anonymat ou le public. Un café foncièrement viennois que je fréquente toujours avec plaisir, tout simplement.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Theodora Bauer : Une grande question avec une réponse qui dépasserait les limites de cette interview.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
TB : Les cafés sont pour moi de belles opportunités – si quelqu’un ne peut ou ne veut pas travailler chez lui, il a toujours la possibilité de se rendre dans un salon en dehors de ses quatre murs et d’y rester. C’est un sentiment agréable de savoir que cela est encore possible dans une grande ville comme Vienne.

Où te sens-tu chez toi ?
TB : À Vienne et dans le Burgenland.

 

BIO

Née à Vienne, Theodora Bauer a grandi dans le Burgenland. Études de journalisme, de communication et de philosophie. Elle écrit des romans (Das Fell der Tante Meri, Chikago), des pièces de théâtre et de la prose courte. Depuis 2018, elle anime l’émission littéraire literaTOUR sur la chaîne de télévision ServusTV.
Plus d’infos sur www.theodorabauer.at

Dominique Manotti | Corso Quai de Seine, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Dominique Manotti

 

Quand François Mitterrand, premier secrétaire du Parti Socialiste, a été élu à la présidence de la République Française en 1981, au milieu de la liesse populaire, et après vingt ans de luttes sociales et politiques intenses en France, j’ai eu tout de suite le sentiment que cette élection sonnait le glas de la gauche et pour longtemps. Chaque fois que j’évoque ce souvenir dans une discussion, ou au cours d’une rencontre, mes interlocuteurs sont incrédules. Et pourtant…

Je suis de la génération de la guerre d’Algérie. Cette guerre m’a fait comprendre une bonne fois pour toutes qu’il ne faut pas se fier à ce que disent les gens et les organisations, politiques ou autres, mais à ce qu’elles font. Quand François Mitterrand arrive au pouvoir, je connaissais très bien son rôle de soutien à l’expansion coloniale de la France et son rôle majeur dans la guerre d’Algérie. En 1956, il vote les pouvoirs spéciaux à l’armée française sur le sol algérien, ouvrant ainsi cette boite de Pandore dont se sont échappés les démons maléfiques qui hantent toujours notre société. Dans les années 60 et 70, j’ai beaucoup milité dans la vie syndicale française, persuadée que nous étions en train de changer le monde. Et je n’étais pas la seule. Je connaissais donc, à travers cette expérience syndicale, l’ignorance profonde de l’appareil du Parti Socialiste des luttes sociales novatrices qui secouait le pays. Pour moi, leur arrivée au pouvoir et l’immense enthousiasme populaire qu’elle avait soulevé, plombés par le passé colonial occulté, sans réel enracinement dans les luttes sociales, finiraient dans l’impasse et le désengagement. Désespérée, j’ai cessé de militer, tenté de faire mon bilan, et une dizaine d’années plus tard, j’ai commencé à écrire des romans pour raconter comment ma génération s’était fracassée. Romans noirs évidemment, toujours raconter ce que font les gens, plutôt que ce qu’ils disent.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Dominique Manotti : Difficile de répondre à une question aussi générale. Pour moi, dans mon adolescence, les romans que j’ai dévorés m’ont ouvert le monde. J’ai rencontré des personnages avec qui j’ai dialogué pendant des années. Ils m’ont appris à aimer et à haïr. Je les ai recroisés de temps à autre, et ils m’ont aidée à comprendre qui j’étais. Maintenant quand je choisis un sujet de roman, quand je commence à écrire, c’est pour comprendre les évènements que je raconte, approfondir, ouvrir le dialogue avec les hommes et les femmes qui me liront.

Quelle est l’importance des cafés pour vous ?
DM : Le café Corso, à deux pas de chez moi, donne sur le bassin de la Villette, un des plus beaux lieux de Paris, dont la contemplation me rend toujours heureuse. Ce café se définit comme un « café parisien avec un goût d’Italie », tout ce que j’aime. Et il est accolé à un cinéma que je fréquente assidument. Le cinéma noir américain m’a fait découvrir la littérature noire, le cinéma influence mon écriture, j’adore le cinéma. Longue vie au café Corso où nous nous rencontrons entre amis pour discuter et partager les toiles que nous venons de nous offrir.

Où vous sentez vous chez vous ?
DM : Chez moi.

 

BIO

Née en 1942, à Paris. A enseigné l’histoire d’abord en lycée puis à la faculté de Vincennes et à l’Université Paris VIII.  Militante dès l’adolescence, d’abord pour l’indépendance de l’Algérie, puis dans les années 60 et 70, dans différents mouvements et syndicats, enfin romancière, sur le tard, (premier roman Sombre Sentier, 1995). Elle a écrit treize romans, tous traduits en allemand et de façon plus épisodique, en italien, anglais, espagnol, catalan, turc,  grec, suédois, roumain, russe.

Site :  dominiquemanotti.com

Maria Sterkl | Café Schopenhauer, Vienne

Photo : Alain Barbero | Texte : Maria Sterkl | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

Lundi

Ils portaient des pantalons de costume à plis et des chemises sans repassage, jamais on ne les voyait en jeans. En été, ils essuyaient la sueur de leur front ; en hiver, ils étaient assis dans la pièce bien chauffée, vêtus de vestes épaisses. Cinq, six, sept hommes étaient assis autour de la petite table de jeu, où deux d’entre eux étaient concentrés sur le plateau. Backgammon. Trictrac. Tavla. Shesh Besh. Ils venaient d’Égypte, m’ont-ils répondu quand je leur ai posé la question. Coptes, ont-ils ajouté sans que je le leur demande. Depuis le 11 septembre, quand on n’était pas blanc à Vienne, il fallait sans cesse écarter le soupçon d’être né dans l’islam. Tous les lundis, ils jouaient au café. Ceux qui ne poussaient pas leurs pions analysaient. Ceux qui ne fumaient pas donnaient du feu. Ils buvaient du thé, je les regardais. Je me demandais où étaient leurs femmes. Ils ne me demandaient pas qui j’étais, je ne savais pas comment ils s’appelaient. Nous nous laissions en paix. C’est ainsi qu’on disait à l’époque.
Un jour, ils ne sont plus venus le lundi. Je les ai cherchés dans tous les cafés du quartier, je ne les ai pas trouvés. J’ai cherché dans d’autres quartiers, d’autres arrondissements, je suis allée jusqu’à la périphérie de la ville et au-delà. J’ai cherché dans le désert, dans la mer, dans les décombres des maisons abandonnées. Je les cherche aujourd’hui encore, sauf les lundis où je fais une pause. Je leur demande alors conseil. Ils lancent des dés, soupirent, jouent leurs coups. Et me laissent en paix.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ?
Maria Sterkl : La littérature peut consoler, déranger, secouer, apaiser, aliéner, offrir un chez-soi. La littérature peut mettre en danger les puissants, qui peuvent cependant aussi l’utiliser à mauvais escient. La littérature n’est pas une valeur en soi, mais je n’exagère pas en disant que la littérature m’a sauvé la vie.

Que représentent les cafés pour toi ?
MS : Être chez soi à l’extérieur. Le lieu est plus important que le bon café et le bon service, c’est pourquoi j’aime les vieux cafés viennois.

Pourquoi as-tu choisi le Café Schopenhauer ?
MS : Avant tout pour les bons souvenirs. J’aimais beaucoup venir ici à une certaine période de ma vie, surtout seule et pour écrire. J’aimais le silence, le côté sombre, les références obscures, les vieux hommes avec leurs parties de jeux de société. De plus, il y avait à l’époque un serveur très sympathique qui donnait son avis sur les différents journaux du café. Un jour, alors que je prenais le journal Die Krone, il m’a dit : « Pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contient ».

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
MS : La nuit, je dors la plupart du temps. Le jour, j’aime bien désespérer.

 

BIO

Née en 1978 à Krems/Donau, Autriche, Maria Sterkl vit à Jérusalem et à Haïfa. Études de commerce à Vienne, Sönderborg et Parme. Actuellement correspondante en Israël et Palestine pour le journal Der Standard, reportages réguliers également dans le Frankfurter Rundschau, le Badische Zeitung et diverses parutions du groupe de médias Funke à Berlin. Publications littéraires dans des anthologies et des revues littéraires, récemment nominée pour le prix Floriana 2022.

Bibliothèque Nationale Allemande de Leipzig

« Melange der Poesie »

Dans le cadre de l’exposition
« JETZT & ALLES. Österreichische Literatur.Die letzten 50 Jahre »
26 avril 2023 — 7 janvier 2024

© Fotos : Julia Rinck