Archive d’étiquettes pour : Café

Catherine Cusset | L’Élephant du Nil, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Catherine Cusset

 

        Les cafés sont nombreux sur la place du métro Saint-Paul, à cinq minutes de chez moi. L’éléphant du Nil m’a attirée parce que c’est un vrai café parisien avec son comptoir en zinc, ses petites tables en bois sombre, ses chaises bistrot, son carrelage ancien. Je m’y sens bien. Un passe-plat ouvre sur la cuisine où le cuisinier prépare une nourriture bonne et pas chère. Les serveurs sont jeunes, sympa, et souriants — contredisant le stéréotype du serveur parisien.
        C’est mon point d’arrivée à Paris quand je débarque de New York. Pendant trente ans, trois ou quatre fois par an, j’ai atterri à Roissy, récupéré ma valise, pris le RER, changé à Châtelet, et je suis sortie à Saint-Paul, en face de L’éléphant du Nil. J’ai commandé un grand crème au comptoir et je l’ai pris debout, à côté d’habitués qui buvaient un expresso ou un verre de vin. Parfois il restait un croissant, fondant et croustillant. Il est midi à Paris et 6h à New York. Le café au lait très chaud et sucré descend dans ma gorge, j’avale une bouchée de croissant, ces goûts familiers me disent que je suis arrivée, que je suis chez moi. 
        Au café je lis mais n’écris pas. Pour écrire j’ai besoin de silence et d’un lieu isolé. Virginia Woolf n’a pas eu tort quand elle a insisté sur la nécessité d’avoir une chambre à soi. Je passe de mon lit à mon bureau, du sommeil et des rêves à l’écriture, sans transition.  Je ne commence jamais la journée par un petit déjeuner à l’Éléphant du Nil même si j’aime tant le grand crème et les croissants. Sauf quand je débarque de New York.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature?
Catherine Cusset : Kafka écrit qu’elle est la hache qui brise la mer gelée en nous. Oui. Elle nous ouvre — à nous-même, à l’autre, au monde. Elle nous agrandit, nous enrichit, nous déplace. Il existe deux sortes de littérature, l’une de divertissement, l’autre de quête. Même si j’admire ceux qui écrivent des livres que les adolescents dévorent, je préfère l’autre sorte. Je ne lis pas pour l’intrigue, mais pour le sens, pour la présence vivante d’un esprit humain. Les bons livres sont ceux dont on connaît déjà la fin et qu’on peut relire sans jamais s’ennuyer. Je lis et j’écris parce que je suis dans une quête — de vérité, de sens, de lien, de cohérence, d’altérité, de moi-même.
        J’ai du mal à vivre sans écrire. Je déprime très vite. Seule l’écriture me rend la vie tolérable. Parce qu’elle rassemble, collecte, fabrique du sens, préserve la mémoire, donne accès à l’altérité et au meilleur de soi. Écrire est une activité solitaire, mais le seul vrai moyen de sortir de la solitude.

 

BIO

Catherine Cusset, née à Paris en 1963, est l’auteure d’une quinzaine de romans parus chez Gallimard entre 1990 et 2021 et traduits en vingt-deux langues, dont Le problème avec Jane (Grand Prix des lectrices d’Elle 2000), La haine de la famille, Un brillant avenir (Prix Goncourt des Lycéens 2008), L’autre qu’on adorait, Vie de David Hockney (Prix Anaïs Nin) et La définition du bonheur. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de lettres classiques, auteure d’une thèse sur Sade, Cusset a enseigné douze ans à Yale avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Après trente ans à New York, elle vit aujourd’hui entre Paris et la presqu’île de Crozon en Bretagne.

Béatrice Riand | Cafè de l´Òpera, Barcelone

Photo : Alain Barbero | Texte : Béatrice Riand

 

Faut-il qu’il m’en souvienne, chante Apollinaire lorsqu’il évoque la Seine et le pont Mirabeau… vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure. Et les souvenirs aussi, et les souvenirs toujours. Lorsque je franchis la porte du Café de l’Opéra, à Barcelone, je m’avance sur le pont incertain de la mémoire. Et je cherche, je cherche les silhouettes des temps passés. Les ombres tutélaires, qui embrassent mon enfance, la prennent par la main pour l’emmener chaque dimanche déguster des churros con chocolate. Chuchotent à son oreille de tendres paroles, tu es catalane, petite, n’oublie pas, n’oublie jamais. Je n’oublie pas. Et je ne les oublie pas. Ni mon grand-père au poil orageux qui refuse de tirer sur ses frères lorsque la guerre civile déchire et le pays et la cité comtale, ni ma frêle arrière-grand-mère qui au péril de sa vie cache pendant de longues années trois nonnes apeurées derrière une fausse paroi dans une cuve à vin, ni ma grand-mère de dix-sept ans qui pleure face à la brutalité des hommes et joue du piano au milieu des gravats d’une existence contrariée. Les churros du Café de l’Opéra sont ma madeleine de Proust, mon héritage. Je ferme les yeux, je me saisis d’un beignet sucré et je les revois, qui me sourient. J’entends leur voix. Leur souffle sur moi. Et passent les jours, passent les semaines, passent les années, qu’importe le temps qui s’effiloche, croyez-moi, je les revois. Ils sont là. Pedro et sa cravate à pois, Eulàlia et son chapelet de pétales de roses, Maria et sa douceur en éventail. Et moi, du plus profond de mes entrailles, je célèbre le courage de celles et ceux qui ont connu la guerre autrefois. Ou subissent ses atrocités aujourd’hui. Et je vous le dis, les morts ne meurent jamais. Je vous le dis, oui, vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, les souvenirs demeurent.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Béatrice Riand : La littérature est une respiration, suspendue entre le réel et le plausible, le vrai et le vraisemblable. Et ce souffle incertain permet à tous d’expérimenter un autre regard sur le monde. Mais attention, ne vous y trompez pas : « la littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre » (William Faulkner). 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
BR : Au risque de te décevoir, je dois t’avouer que je n’écris pas dans les cafés, je ne lis pas dans les cafés. Les seuls établissements que je fréquente sont liés à des souvenirs anciens. 

Où te sens-tu chez toi ?
BR : Sans hésiter, dans ma bibliothèque. Lorsque je m’assieds à mon bureau, entourée des livres qui m’accompagnent depuis des années, environnée des mots des autres, je ressens une véritable paix intérieure. Je ne connais ni la solitude ni le silence.

 

BIO

Béatrice Riand, de père suisse et de mère catalane, grandit entre deux cultures et trois langues. Titulaire d’un master en littérature française et en psychologie, elle se consacre à l’écriture. Prix du Jury des Arts et Lettres de France à deux reprises, prix du Jury de la Société des Ecrivains Valaisans à trois reprises, dont tout récemment pour son roman Si vite que courent les crocodiles (BSN Press), qui aborde la problématique de l’adolescence, elle publie en octobre 2023 un troisième ouvrage, Ces gens-là (Editions Slatkine), qui traite du délicat et douloureux sujet de l’inceste.

Evelyn Schalk | Die Scherbe, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Evelyn Schalk | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

niche et estrade, récit dans le renfoncement des fauteuils, plateau de tables qui dissimulent des myriades de paroles. le café bourgeois d’autrefois est rapidement devenu l’opposé du sacro-saint salon. un lieu de séjour pour tous ceux qui veulent, doivent ou peuvent s’échapper de leurs propres murs. parce que l’espace manque, qu’il y a trop de bruit ou un silence figé, que les souvenirs étouffent toute vie ou que le vide menace de s’étendre à l’infini. pour être avec les autres ou seul. le café est un lieu de refuge et parfois le seul petit luxe. cette seule prise de conscience est un moyen de survie.
contrairement à de nombreux cafés, le café Scherbe est resté un point d’ancrage pendant de nombreuses années, à presque toutes les heures du jour et de la nuit. car un café abolit les heures normales, prendre le petit déjeuner l’après-midi, écrire après minuit, discuter jusqu’au petit matin, dans l’intemporalité, le temps devient individuel. juste au coin du Scherbe, j’ai passé mes premiers jours dans une rédaction, dans la maison même où, des décennies auparavant, trois générations de femmes de ma famille vivaient dans un espace restreint, à une époque où le quartier n’était pas encore branché, mais plutôt un quartier de pauvres. une photo de mon arrière-grand-mère la montre assise dans l’unique pièce de l’appartement, avec le journal ouvert à côté d’elle, sur lequel se trouve une grande loupe. “vous ne vous intéressez pas assez !”, avertissait celle à qui le travail laissait peu de temps et qui consacrait le peu qui lui restait à la lecture, se rappelait ma mère. c’est dans ce même journal que j’ai appris plus tard, à la périphérie de la ville, le journalisme en partant de zéro. tout le monde allait au café. d’innombrables couples s’y sont trouvés et perdus. une institution à la fois politique et privée. un véritable salon public et un salon du public. c’est précisément pour cette raison – et non en vertu d’un cliché poussiéreux et opaque – que la littérature naît ici.

 


Interview de l’auteure

Que peut la littérature ?
Evelyn Schalk : presque tout.

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
ES : le café est l’un des premiers endroits que je visite dans une ville encore inconnue et la première destination quand je rentre. il signifie arriver à destination et en même temps, être en route, c’est le seul moyen de s’évader et de s’immerger dans un monde jusqu’alors inconnu. être là. en marge, au centre. aller au café signifie toujours partager quelque chose, un accord tacite, un code au-delà des frontières. anonymat et confiance. prise d’espace et refuge. espace libre. résistance contre la privatisation de l’être. et c’est justement pour cela que c’est aussi un lieu d’écriture. pas toujours, mais encore et toujours.

Où te sens-tu à la maison ?
ES: en mouvement.

 

BIO

Journaliste, autrice, travailleuse dans la culture ; co-éditrice et rédactrice en chef de ausreißerDie Wandzeitung et tatsachen.at ; études de langues et littératures romanes et allemandes ainsi que  des disciplines médiatiques. Chroniqueuse pour perspektive – hefte für zeitgenössische literatur ; reportages, articles, essais pour Frankfurter Rundschau, Standard, mare, Megaphon, Datum, Beton International, jungle world et autres journaux ; publication du volume Graz – Abseits der Pfade (2018) ; projet littéraire nacht.schicht quer durch Europa. Série actuelle : About War – Die Sprache des Krieges.

Alexandre Delas | Le Réveil du 10ème, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Alexandre Delas

 

J’ai ramené mon vieil exemplaire de L’Idiot car j’ai toujours admiré l’idéalisme du Prince Mychkine, le trait de caractère commun à toutes les grandes forces littéraires à l’œuvre dans toutes les révolutions de papier.

La révolution ?
Et si on parlait d’amour plutôt.
Alain partage mon goût pour les vieux cinémas.
« Dans les années 80, j’avais un test, j’emmenais les filles au Christine voir Mauvais Sang. Si elles n’adoraient pas ce film, je savais que rien ne serait possible entre nous. »
Je demande à Alain si ça a marché.
Il me répond en souriant : « la femme avec laquelle je partage ma vie, l’avait bien aimé, sans plus. »

D’aucun pourrait aisément rebaptiser le Prince, « miskine » aujourd’hui, mais je veux croire que l’idéal mérite toujours d’être tenté.

Vient l’heure du portrait.
Si Brassens et Ferré peuvent être dans le cadre, à mes côtés, je suis très bien entouré.

 


Interview de l’auteur

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
Alexandre Delas : Un café est un excellent remède à la solitude des grandes villes. C’est une bulle au milieu du monde et hors du monde à la fois.
Un conseil : souriez et parlez à votre voisin, même si cette personne n’a pas l’air sympathique. Peut-être qu’elle est aussi seule que vous.

Où te sens-tu chez toi ?
AD : Partout où je suis un étranger.


BIO

Alexandre Delas vit et travaille à Paris, Les Premières funérailles est son premier roman (version anglaise disponible auprès de l’auteur). 
Il décrit une dictature ultra-capitaliste d’extrême droite au pouvoir en France après une guerre « mondiale » dont plus personne n’a le droit de parler, et de ses effets sur la psyché de son héros et des personnages qu’il croisera, leur identité, leur éducation sentimentale et leur découverte du monde du travail. 
Bien informé de ce monde globalisé, Alexandre Delas a nourri son texte par ses expériences professionnelles multiples en Asie et aux USA.
https://linktr.ee/alexandre_delas

 

 

Vincent Crouzet | Tandem, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Vincent Crouzet

 

Pour rencontrer Alain, j’ai choisi Tandem tout simplement parce que je m’y sens bien. Comme en famille. Ce n’est pas l’un de ces bistrots à vins où l’on parle fort, où l’on plastronne. C’est un lieu, dans la petite salle, comme sur la terrasse, où la simplicité s’impose. Celle de Philippe, et de Nicolas, les deux frérots qui tiennent Tandem, est comme la “griffe” de l’endroit, cette bulle de joyeuse tranquillité hédoniste avant de remonter la rue de la Butte aux Cailles, plus bruyante plus loin. On ne vient pas pour boire un coup chez Tandem, mais pour déjeuner, ou dîner, prendre le temps, et profiter d’un décor qui ne varie pas, qui ne bouge pas, à l’heure où les décorateurs fous salopent les plus charmants des bistrots. Ici, de vraies tables en bois, un carrelage éprouvé, un bar lumineux, conçu pour s’accouder sur le zinc un moment avec Nicolas, et se laisser faire… 
Parce que l’on vient aussi chez Tandem pour boire du très bon vin bio, hors modes et tendances. Le vin nature n’y est pas prohibé, mais pas magnifié non plus. Rien n’est imposé. Ici, le critère reste le plaisir, et surtout pas le paraître. Et ce plaisir de déguster s’accorde à la cuisine simple, sincère de Philippe, qui s’appuie sur des recettes familiales, avec des excursions vers l’Asie… 
Je viens chez Tandem souvent, presque toujours, accompagné de la femme de mes pensées. Parce que je n’ai besoin de jouer à aucun jeu, ici. Et que les lumières, l’automne, l’hiver, y sont chaudes, rassurantes. Rien n’est exacerbé. C’est important dans un monde de surenchères. 
Se poser. Écouter. Et lorsque je viens seul, cela m’arrive souvent, Nicolas est comme un convive, présent, attentif, curieux, en partage. C’est un bistrot où jamais je m’égare, parce qu’il représente aussi mon point fixe, mon juste centre. 

 


Interview de l’auteur

Que peut faire la littérature ?
Vincent Crouzet : La question… Franchement : créer la liberté. Celle du créateur, l’écrivain. Celle des lectrices et des lecteurs. Cette part de liberté est inscrite dans celle du voyage, aussi. Lire, écrire, c’est s’en aller. Je crois profondément à la force romanesque, celle qui conduit l’écrivain à s’abstraire de lui-même. Je comprends la curiosité pour l’autofiction, mais notre richesse, en tant que romancier, reste de créer des mondes, et d’y emporter nos lecteurs. Je ne pense pas la littérature, mais les littératures. Les miennes, d’ailleurs restent purement d’évasion…    

Quelle est l’importance des cafés pour toi ? 
VC : Je n’ai pas un rapport d’écrivain avec les cafés. Je n’y écris jamais. Et j’avoue être très dubitatif lorsque j’observe un écrivain, une écrivaine travailler dans un bistrot. Les cafés, évidemment, c’est un poncif, sont mes lieux privilégiés de rencontres, mais j’avoue qu’ils participent surtout à un plaisir personnel. J’adore m’y trouver seul, le matin, à observer s’ébrouer la ville, et ses acteurs. Dans une ville qui m’est étrangère, j’y capte l’énergie d’un monde. Mais aussi, malheureusement, parfois, trop souvent, les détresses.  

Où te sens-tu chez toi ?
VC : C’est une question sensible en ce moment, pour moi, puisque depuis quelques mois, je navigue entre plusieurs lieux. J’oscille entre l’envie d’animation, de bouillonnement, et le besoin de sérénité. Entre les lumières de la ville, et les silences. Je crois que nous sommes tous bousculés de paradoxes : participer à l’énergie collective, ou bien se retrouver soi-même dans un environnement privilégié. J’ai grandi à la montagne, dans une station de sports d’hiver, aux Arcs, en Savoie. Lorsque je retrouve cette altitude, et dans cette atmosphère ludique, dédiée à la nature, et au sport, oui, je me sens bien. Mais je suis vite rattrapé par l’envie de me replonger ailleurs…

 

BIO

Vincent Crouzet a 59 ans, il a passé son adolescence à la montagne, conduit ses études à Grenoble, opté à un moment de sa vie pour le métier du renseignement, et a donc participé à l’action clandestine de son pays, la France, principalement en Afrique Centrale et Australe. Désormais romancier, il a quatorze textes à son actif, principalement des romans d’espionnages, mais aussi des nouvelles pour ados, et un essai. Depuis deux ans, il développe, sous le pseudo de Victor K, une série littéraire sur le Service Action de la DGSE (éditions Robert Laffont).

Andreas Unterweger | Café König, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Andreas Unterweger | Traduction : Guillaume Métayer

 

J’étais plongé dans le spectacle de deux vieilles dames, sur la petite table desquelles, parmi un nombre respectable de tasses et d’assiettes, était monté un cadre photo de la taille d’un portrait. Dans ce cadre doré, que je ne pouvais voir que de dos, devait – cela ne fit vite aucun doute pour moi – se trouver la photo d’une amie décédée. Elle leur est prédécédée, pensais-je, mais grâce à cette photo elle était toujours là, toujours parmi elles, « parmi nous ».
Mon regard a erré des dames au portrait d’Alfred Kolleritsch accroché au-dessus de ma propre table, puis il est allé se poser de l’autre côté, sur le comptoir où était placé le faire-part de décès de Heimo Steps (avec sa photo, bien sûr), et en même temps que mon regard mes pensées se sont échappées : du pouvoir des images (où un ancien titre de livre m’est venu à l’esprit : Les Images brillent encore) à celui des tables d’habitués. On n’a pas le droit, ai-je pensé, de sous-estimer la table des habitués d’un café, qui est le successeur du cercle rituel des gens assis autour du feu. À la fin, pensais-je, la table d’habitués, fût-ce une petite table, est plus grande que la mort.
Consolante, c’est ce que me parut cette pensée, et je voulus aussitôt la noter et me mis à tâtonner dans mon sac-à-dos à la recherche de mon carnet. Ce n’est qu’à ce moment-là, en fouillant et, je dois l’avouer, une larme clignant au coin de mon œil, que je remarquai que, sur la table à côté des deux dames, à laquelle un ancien footballeur picorait les actualités du jour dans un journal, se tenait un même cadre photo. Et une petite table plus loin, où personne n’était assis ? La même chose. Oui, même sur ma propre table, juste à côté du grand verre d’eau que je commande toujours et n’arrive jamais à finir, se dressait, me tournant le dos, un cadre doré. Quand je l’ai retourné, j’ai vu : pas d’image, mais des mots (et des chiffres). Le nouveau menu.

 


Interview de l’auteur

Que peut la littérature ?
Andreas Unterweger : Parmi les nombreux avantages de la littérature, le moindre n’est pas qu’elle peut donner un bon prétexte pour boire du café. Certains boivent du café en lisant, certains en écoutant des textes, beaucoup en écrivant. Balzac par exemple aurait bu jusqu’à 50 tasses de café par jour. Il paraît qu’il a dû boire tout ce café pour pouvoir écrire l’intégralité de ses nombreux romans. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire du soupçon qu’en réalité il en allait exactement à l’inverse. Je crois qu’il a tant écrit uniquement pour pouvoir boire une aussi énorme quantité de café.

Quelle importance ont les cafés pour toi ?
AU : En général, je vais au café pour écrire. Mais peut-être est-ce comme chez Balzac, et que je n’écris que pour avoir une bonne raison d’aller au café.

Où te sens-tu chez toi ?
AU : Là où je suis sans filtre.

 

BIO

Andreas Unterweger est écrivain et rédacteur en chef de la revue de littérature  manuskripte. Les six livres qu’il a publiés jusqu’ici ont paru aux éditions Droschl, dont le dernier, le roman So long, Annemarie (2022), se passe à Nantes. Ses textes en prose et ses poèmes ont été traduits en de nombreuses langues, tel Le Livre jaune (trad. L. Cassagnau, Paris, Lanskine, 2019). Il traduit, lui aussi, principalement du français (Laure Gauthier, Guillaume Métayer, Fiston Mwanza Mujila …).
Unterweger a reçu, entre autres, le prix manuskripte du Land de Styrie en 2016 et le prix de l’Académie de Graz 2009. En 2023, il a été intégré au programme de soutien schreibART du ministère autrichien des Affaires étrangères.
www.andreasunterweger.at

Julia Knaß & Michelle-Francine Ulz | Café Harrach, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Julia Knaß & Michelle-Francine Ulz | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet  

 

 


Interview des auteures

Que peut la littérature ?
Julia Knaß & Michelle-Francine Ulz : Rien. Pleurer. Tisser. Créer des liens. Poursuivre.
Tout. Déchirer, déchiqueter. Se manifester. Exprimer. Guérir.

Quelle est l’importance des cafés pour vous ?
JK&MU : Lieux de rencontre. Café. Pleurer. Créer des liens. Amitiés.
Être seule. Souvenir. Pleurer. Se créer. Rencontres.

Où vous sentez-vous chez vous ?
JK&MU : Dans les fissures. Quand ça brille. Dans le texte. Sous l’eau. Dans les larmes.
Partout où je ne peux pas être en ce moment.

 

BIO

Michelle-Francine Ulz et Julia Knaß écrivent à Graz et sur Internet. Elles se sont rencontrées par le biais de la revue littéraire mischen et travaillent depuis sur différents textes, avec toujours Brigitte Schwaiger en tête. Leur dernier projet est le court-métrage littéraire Fehlerleben (2023) qu’elles ont conçu et tourné avec Nadine Nebel.

Sandrine Malika Charlemagne | Le Surcouf, Paris

Photo : Alain Barbero | Texte : Sandrine Malika Charlemagne

 

Je l’ai regardé se hisser sur le haut tabouret, quelque peu emprunté, fragile silhouette dans sa veste de cuir malgré ce plein soleil au dehors. Il a calé sa canne contre le comptoir, cherché l’équilibre. Ses yeux fendus, couleur de glacier, ont un instant croisé les miens où j’ai cru y voir vaciller la nostalgie d’un temps dont il était l’unique gardien.
La douceur émanait de ce visage blanchi par les années. Un habitué du quartier ? Je ne l’avais encore jamais croisé au café. De profil, il avait le port d’un aiglon, ses cheveux gris pâle clairsemés en légers duvets. Le dos courbé, les jambes flottant dans son pantalon de toile grossière, il fixait une ligne au loin. Le petit homme esquissa un sourire dans sa tranquille solitude. J’eus soudain envie d’aller vers lui, de lui prendre la main, de sentir la chaleur de sa peau entre mes doigts. A quoi pensait-il ? Je me suis demandé s’il sentait que je le regardais. Et puis, le mirage de la vie. J’ai vu l’homme assis sur une vieille valise à la sortie d’une gare où des gens pressés passaient devant lui sans même le voir. Je l’ai vu tendre la main. Attendre un geste de compassion, de bienveillance, d’amitié fugace. Mais seuls les oiseaux l’entouraient d’un semblant d’affection. Lui, sur sa valise, au milieu des pigeons, il souriait, de ce sourire qui rehaussait la délicatesse de ses traits amaigris. Il souriait à la vie qui bientôt, comme dans un livre, se refermerait sur lui.

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Sandrine Malika Charlemagne : Elle donne à voir des mondes – du plus quotidien au plus baroque – elle aide à se construire – à se tenir éveillé – à s’émerveiller – et parfois elle guérit l’âme en souffrance. C’est aussi le lieu du secret. Une toile où l’on découvre mille et un paysages. Avec la littérature, on va partout. Un peu comme dans un film. Les personnages sont éternels. On se sent vivant quand on lit. On respire autrement. On pense autrement. On diversifie notre approche de la langue. On aime peut-être aussi autrement. 

Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
SMC : Des lieux de passage où l’on peut regarder les gens, les écouter parler ou écouter leur silence. Rêver sur ceux qui nous entourent.

Où te sens-tu chez toi ?
SMC : Face à l’immensité de la nature. Montagnes. Forêts. Déserts. Océans.

 

BIO

Sandrine Malika Charlemagne a commencé une formation de comédienne au cours Nordey, joué notamment au théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis sous la direction de Jean-Claude Fall, a écrit Anastasia, mise en onde sur France Culture, publié trois romans, deux pièces de théâtre, deux recueils de poésie, animé des ateliers à Vitry-sur-Seine, Sevran-Beaudottes, Cergy-Saint-Christophe, Saint-Denis et bourlingué ici et là.
Publié en novembre 2023 : La traqueuse – Editions Velvet

Véronique Sels | L’Ultime Atome, Bruxelles

Photo : Alain Barbero | Texte : Véronique Sels

 

J’aime séjourner dans une géographie parallèle qui n’est plus celle des arrondissements administratifs mais celle des populations. J’aime Matongé, le plus grand quartier commerçant et associatif africain de Bruxelles, homonyme du quartier de la fête à Kinshasa en République Démocratique du Congo. J’aime la Place Saint-Boniface, jadis populaire et aujourd’hui gentrifiée, conquise par des trentenaires fonctionnaires de la communauté européenne qui ne viennent qu’y boire et y manger. J’aime entendre parler l’allemand, l’anglais, l’espagnol et le ligala sur le même périmètre. J’aime les frontières invisibles, l’incarnation physique des villes, leurs fêtes, leurs bombances, leurs danses, leurs résistances aux ultimatum (ultimatum : injonction par laquelle un État présente à un autre État certaines revendications en cours de négociation). J’aime le dernier atome de résistance qui subsiste en chacun de nous.

 


Interview de l’auteure

Que signifie la littérature pour toi ? 
Véronique Sels : C’est d’abord un lieu. C’est le seul endroit habitable en ce qui me concerne. Le lieu où la réalité se laisse pénétrer en profondeur, où comme des scaphandriers nous pouvons descendre (aussi bien en lisant qu’en écrivant) au cœur des événements et des existences. Je ne fais pas de différence entre lecture et écriture. Écrivains et lecteurs habitent le même pays illimité. 

Quelle importance ont les cafés pour toi ? 
VS : Je ne suis pas douée pour la vie domestique. Très jeune j’ai su que je ne voulais pas assurer les repas et tenir la maison. Les cafés, et surtout les brasseries où on peut à la fois boire et manger, sont pour moi des lieux de liberté et d’émancipation. Les convives sont disponibles, ne doivent pas présenter leurs excuses si le plat a brûlé ou est trop salé. J’ai beaucoup de considération pour les serveuses et les serveurs qui me permettent de vivre ces moments de disponibilité.  

Que fais-tu quand tu n’es pas au café ?
VS : Les cinq premières heures de la journée, j’écris. Les suivantes, je lis ou je vais marcher, en ville ou dans la forêt. Marche et écriture sont intimement liées. C’est le mariage parfait, du récit et du mouvement. 

 

BIO

Véronique Sels, née à Bruxelles en 1958. Patries de cœur : la danse et la littérature. Diplômée de l’Institut de Rythmique Émile Jaques-Dalcroze, elle a enseigné la danse et la rythmique, a exercé le métier de conceptrice-rédactrice et publié 5 romans dont La ballerine aux gros seins, traduit en coréen et adapté au Sinchon Theater à Séoul en 2021. Lauréate de la bourse Sarane Alexandrian de la Société des Gens de Lettres, elle a également écrit Même pas mort !, une biographie fictionnelle sur Stéphane Mandelbaum, peintre néo-expressionniste belge assassiné en 1986 suite au vol d’un Modigliani. 

Cordula Simon | Skurril Café Bar, Graz

Photo : Alain Barbero | Texte : Cordula Simon | Traduction : Sylvie Barbero-Vibet

 

Le café Skurril n’est pas bizarre comme pourrait le sous-entendre son nom, c’est même ce qu’il y a de moins bizarre ici : le café est bon, le petit-déjeuner est bon, les boissons sont bonnes. Un café bizarre, qu’est-ce que ça pourrait bien être ? C’est au milieu de Geidorf, le quartier des étudiants et des veuves de conseillers de la cour ; là aussi, pas de bizarrerie. Les professeurs comme les habitants du quartier s’y retrouvent. Le Bica, en face, a probablement fermé trois fois au cours des dix dernières années et a régulièrement changé de propriétaire. Le Churchill, également en face, est certes chic, mais c’est un bar et non un café. Au Skurril, comme à l’Alchimiya à l’époque, on m’apporte automatiquement le premier café sans que je le demande. La bonne âme du skurril sait. Elle ne se trompe jamais. Le café Einstein ? Le Liebig ? Plusieurs changements de propriétaires. Un café où l’on va régulièrement ne peut tout de même pas être soumis à des changements substantiels en permanence – comment peut-on avoir une place préférée comme ici, devant la grande vitre, si les meubles changent constamment. Le mazagran de café ? Il n’existe plus. De l’autre côté de l’université ? Au Zinzendorf ? Pas beaucoup de différence avec le Heinrich de ce côté : un va-et-vient continuel. Entre les deux : Fotter ? Harrach ? Un autre ? Ils existent depuis longtemps, pourtant. Pourtant : tant de cafés, mais dès que les étudiants sont partis, hop, tout est fermé ! Déjà pendant le semestre, tout est fermé le dimanche, parce que tout le monde rentre chez maman. Aller prendre un petit déjeuner le samedi matin ? Bonne chance ! Il reste seulement le Skurril, lui, il est fiable. Le Skurril a aussi des jours où il est fermé : le premier janvier. Sinon, le café skurril est là. Il ne te laisse pas tomber. Tu ne sais pas quoi faire ? Tu veux aller au café car pour être seul, tu veux être entouré des autres ? Tu veux passer des heures à regarder la rue à travers la fenêtre ? Des chiens, des promeneurs, des chalands ? Tout le reste, ici, est instable dans son tourbillon, sauf celui-ci. Bizarrement Skurril, non ?

 


Interview de l’auteure

Que peut faire la littérature ?
Quelle est l’importance des cafés pour toi ?
Où te sens-tu chez toi ?

Cordula Simon : La littérature peut nous rapprocher les uns des autres, nous confronter à de belles choses dites de manière laide et à des choses laides dites de manière belle et, en rompant avec l’habituel, nous ouvrir les yeux sur les sentiments, les points de vue et les mondes des autres. Ce faisant, la littérature montre souvent que nous ne sommes pas si différents les uns des autres. Peu importe où je vais, je découvre les cafés. J’ai écrit mes deux premiers livres au café Alchimiya dans la rue Deribasovskaya à Odessa. Je m’y suis sentie chez moi. Mais j’ai aussi appris que je peux me sentir chez moi partout où je pose ma tête, tant que je suis entourée des bonnes personnes. Que ce soit en Allemagne, au Sri Lanka ou ailleurs, cela s’est toujours confirmé. Ceci dit : je n’ai jamais rencontré les mauvaises personnes, que ce soit dans les cafés ou ailleurs, toutes étaient au moins réelles, comme les sentiments, les points de vue et les mondes dans la littérature – C’est là que je suis chez moi. Dans le monde entier.

 

BIO

Née le 27.3.1986 à Graz, Cordula Simon a fait des études de philologie allemande et russe ainsi que des études sur le genre à Graz et Odessa jusqu’en 2011. Animatrice aux Ateliers de littérature pour la jeunesse de Graz. Auteure indépendante, elle a résidé à Odessa jusqu’en 2014 et travaille maintenant de nouveau à Graz. Membre de la GAV (Association des auteur(e)s de Graz). Membre de l’ACIPSS (Austrian Center for Intelligence, Propaganda and Security Studies) avec pour dominante les activités scientifiques portant sur la linguistique des médias, la littérarité des médias et la prévention de la radicalisation dans l’espace numérique. Collaboration à Bestattung PIUS Graz. Nombreuses publications littéraires et scientifiques, prix et bourses. Dernièrement : Die Wölfe von Pripyat (roman, Residenz 2022).